LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Les coups" - Jean Meckert

"J’ai toujours eu l’idée que j’étais plus profond qu’elle, mais mon profond à moi n’avait pas d’issue, il sifflait toujours en conneries, en grosses blagues, définitives après des essais laborieux de déballage."

A 26 ans, alors au chômage et prêt à se considérer comme un "apprenti vieillard" déjà usé par la vie et la misère, Félix décide de se reprendre en main, de briser sa solitude et son désœuvrement. Il trouve un emploi dans une carrosserie, où il rencontre Paulette, qui y est secrétaire. Elle est mariée à un pseudo artiste qui profite d’elle et la rend malheureuse, mais qui bientôt la quitte. Voilà venu pour Félix et Paulette le doux temps des débuts d’idylle, la fougue des ébats et le langage intime que l’on s’invente, la complicité, le bonheur simple de bâtir un chez-soi commun.

Mais l’obsédante jalousie de Félix et ses difficultés à communiquer, en compliquant ses rapports aux autres, entraînent l’inéluctable délitement de leur relation. Notre narrateur est atteint d’une incapacité à argumenter de manière construite, et à trouver les mots pour exprimer ses émotions. 

Une impuissance à laquelle est conférée une dimension sociale, liée à l’appartenance de Félix à la classe ouvrière, à laquelle le renvoient constamment les membres de la famille de Paulette, quant à eux issus d’une classe moyenne avide de se hisser au niveau de la petite-bourgeoisie. C’est avec une condescendance sans doute involontaire mais néanmoins humiliante qu’ils attribuent ainsi à Félix les caractéristiques d’un milieu que l’on juge, avec une irritante bienveillance, pittoresque mais ignare. Félix a beau voir que leur facilité langagière sonne creux, qu’elle se nourrit de lieux communs et d’une consensuelle platitude, il est démuni face à cet insidieux mépris dont il est la cible, et ne trouve que la rage pour exprimer sa frustration.

Il est ainsi victime d’un complexe de classe qui prend des proportions de plus en plus obsédantes, et qui ternit puis assombrit sa vision même de l’existence. Le voilà de nouveau écrasé par la médiocrité de sa vie, que ne vient même plus contrer le sentiment de révolte qui animait sa jeunesse. C’est la résignation face au "travailler pour vivre et vivre pour travailler", l’enfermement dans une condition dont on feint de se satisfaire, dans "une place propre et nette (…), avec des comprimés de morale si je veux, le côté du manche, et tout, le petit respect, la petite considération du voisin".

Les limites langagières du narrateur sont sans répercussions sur la qualité du roman, empreint d’une verve aux accents populaires qui confère au texte humour, énergie, et même une certaine flamboyance. La sincérité abrupte de Félix, ses descriptions drôlement imagées, sa propension aux exclamations, rendent la lecture fort réjouissante, en même temps que le sentiment de mélancolie et d’impuissance qui teinte son propos et finit par transformer le sympathique ouvrier en compagnon violent laisse un goût très amer.


J'ai eu le plaisir de faire cette lecture en commun avec Des Livres Rances, dont l'avis est ICI.

C'est aussi une nouvelle participation à l'activité Monde Ouvrier & Mondes du travail


Un autre titre pour découvrir Jean Meckert : La marche au canon

Commentaires

  1. Je crois que c'est un roman qui ferait merveille en audiolecture (avec les accents, le ton condescendant).

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  2. Je me souviens avoir noté cet auteur, sans doute avec le titre précédent dont tu as parlé... mais là, à lire le résumé, je ne suis plus si sûre que j'aimerais.

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  3. Je ne sais pas trop pourquoi je craignais que cela soit très violent… et après Jéremy Fel et vu la période actuelle, la violence même en littérature je ne peux plus …( Une comète)

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  4. Il est sur ma pile depuis un moment. Mais comme Kathel, j'ai besoin ces temps-ci de lectures moins violentes.

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  5. On a beaucoup dit sur le langage des élites (c'est une arme redoutable) et il y a effectivement matière à débattre. Tu as répondu à la question que je me posais au sujet de la difficulté du narrateur à s'exprimer et les répercutions possibles sur la qualité de sa prose.

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  6. Un roman qui m’avait marquée. Cet ouvrier qui subit le mépris de classe,de sa belle famille(je me souviens de la scène à l’opéra) finit par cogner sur sa femme.C’est terrible et ça va crescendo .
    Une lecture triste et émouvante.
    C’est bien rendu dans ta chronique.

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  7. Le mépris de classe n'explique sans doute pas toute la violence du personnage, le sujet m'intéresse toujours si ce n'est pas trop démonstratif et déterministe. Mais comme tu as aimé, je pense que ce n'est pas le cas.

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  8. @Sandrine = ah mais oui, complètement !

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  9. @keisha = 1941 pour la première. Les éditions Joëlle Losfeld rééditent une partie de son œuvre depuis peu. "Les coups" est quant à lui en poche, chez Folio.

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  10. @Kathel = on retrouve dans les deux titres que j'ai lus le même ton et la même énergie, malgré un propos plutôt sombre. Tu crains de ne pas adhérer à l'écriture ?

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  11. @béa = il est question de plusieurs formes de violence, ici. La violence physique, bien que présente, est finalement très peu décrite. Le récit se focalise davantage sur la violence "sociale" subie par Félix. Ceci dit, je comprends que la période t'incite à te tourner vers des lectures plus divertissantes !

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  12. @Cleanthe = à garder pour plus tard dans ce cas (je suis peut-être trop optimiste…) car c'est un auteur qui vaut le détour...

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  13. @je lis je blogue = le "décalage" entre ce que décrit le narrateur (son incapacité à s'exprimer de manière construite) et la forme, claire voire profonde, peut interpeler. C'est du moins ce que je me suis dit par moments, mais il y a dans le texte une spontanéité et un langage "argotique" qui font passer cette "incohérence".
    Quant aux dialogues qui démontrent cette supériorité de classe par le langage, ils sont très éloquents, et sans doute d'autant plus irritants que l'on n'a pas tant affaire à l'élite qu'à des parvenus qui pensent l'être...

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  14. @Carmen = oui, comme je l'écris ci-dessus en réponse à Je lis je blogue, les échanges entre Félix et ceux qui l'humilient sont très forts, notamment celui, que tu as retenu, se déroulant à l'opéra… le ton fait que l'on rit, mais l'ensemble est bien triste, tu as raison..

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  15. @Athalie = le lecteur, avec sa distance, voit bien effet qu'il y a chez Félix une propension, qui lui est propre, à exprimer sa frustration par la brutalité, et saura faire la part des choses entre cette propension et l'impact de la violence sociale qu'il subi. Mais comme il est le narrateur, on le prend avec ses travers, dont cette manière de justifier ses actes par le poids de son humiliation. L'auteur n'est pas dupe non plus = il ne rend pas Félix très sympathique….

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  16. Strictement aucun rapport, mais prochaine lecture commune autour de Rigoni Stern le 24 octobre avec Je Lis Je Blogue (pour pas empiéter sur le mois allemand, t'as vu ?). Il a publié des livres très cours, je pense que tu peux te permettre une entorse et t'en préoccuper un (je te ferai un mot, au besoin).

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  17. ton billet est fort intéressant, mais je préfère ces temps-ci m'évader un peu. Mais oui le langage est une forme de dominance. Comme le fait de ne pas pouvoir exprimer en mots ses émotions mène souvent à la violence physique.

    Il faudrait faire un vrai travail avec les adolescents et leur apprendre à mettre des mots sur leurs maux mais c'est un doux rêve...

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  18. Merci pour cette lecture commune, c'est toujours passionnant de confronter nos points de vue. En l'occurrence ils convergent totalement.

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  19. @Nathalie = quelle efficacité ! Merci de me prévenir, et pas besoin de mot, je m'accorde une marge de 2/3 entorses pour quelques lectures communes (je crois que je suis à 4, là, mais puisqu'il a écrit des textes courts..) !

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  20. @Electra = en tous cas, ce pouvoir du langage, et à l'inverse l'impuissance à laquelle ravale son manque de maîtrise, est ici très bien décrite, avec une langue paradoxalement très vive !
    Faire lire peut aussi aider à mieux manier la langue...

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  21. @Des Livres Rances = oui, nos avis sont complètement similaires !
    J'envisage de lire "Je suis un monstre", peut-être dans le cadre des "Classiques fantastiques", pour la thématique d'août (à vérifier si le titre y répond). Si cela te dis d'embarquer pour un 2e épisode ... !

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  22. Ce mépris de classe existe malheureusement toujours. Il n'explique pas seul la violence et en tous les cas ne l'excuse pas mais demande tout de même beaucoup de courage à celui qui vit tout cela au quotidien pour trouver une valeur quelconque à sa vie et nuit comme le prouve ce roman aux relations avec les autres...un constat amer en effet, et un livre à découvrir. Merci pour ta chronique et en plus je ne connais pas cet auteur

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  23. @Manou = oui, la hiérarchisation sociale est toujours d'actualité, et sa manifestation passe entre autres par le langage, qui peut en effet être dévastateur. C'est un auteur à re-découvrir dans son ensemble je crois, dont une partie de l'œuvre est actuellement rééditée chez Joëlle Losfeld. Je n'en ai personnellement pas fini avec lui, car j'aime beaucoup son écriture.

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  24. Coucou ! Tu viens de chroniquer l'un de mes auteurices préféré-es de tous les temps <3 Je suis trop contente de te lire ! On retrouve chez Jean Meckert la question de la classe qui m'intéresse beaucoup. Et je vois dans les commentaires que tu aimerais lire d'autres romans de lui : je te conseille "L'Homme au marteau" sur l'aliénation.

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  25. @ Lybertaire = bonjour, merci pour ton enthousiasme ! Je note L'homme au marteau, je n'en ai pas fini avec Jean Meckert, en effet.. Mais je vais d'abord lire d'ici peu Je suis un monstre, qui est déjà sur ma pile.

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