"Les raisins de la colère" - John Steinbeck
"(…) craignez le temps où l’humanité refusera de souffrir, de mourir pour une idée, car cette seule qualité est le fondement de l’homme même, et cette qualité seule est l’homme, distinct dans tout l’univers."
En ce début des années 1930, la Grande Dépression et le Dust Bowl ont fait des ravages dans le centre des Etats-Unis. Pris à la gorge, les petits agriculteurs peinent à tirer bénéfice de leurs terres. La petite exploitation n’est plus au goût du jour, le métayage a fait son temps. Les terres sont rachetées par des banques et des compagnies anonymes, qui en chassent les métayers ou les petits propriétaires qui ne peuvent plus rembourser leur emprunt. Ils sont remplacés par des machines, qui ont l’avantage de ne pas percevoir de salaire, et de n’être jamais malades : un homme avec un tracteur remplace douze à quinze familles.
Commence alors une grande migration vers l’ouest, vers une Californie dont les grands propriétaires terriens, en quête de milliers d’ouvriers agricoles, inondent le pays de prospectus qui vantent un Eden peuplé d’arbres croulant sous des fruits qui n’attendent plus que la main-d’œuvre pour les récolter.
Les Joad sont de ces voyageurs. Comme la plupart des familles contraintes de laisser derrière elles toute leur vie, ils sont nombreux. Autour du couple que forment Man -pilier aussi discret qu’inébranlable de la cohésion familiale- et Pa, il y a les grands-parents décharnés mais coriaces, l’oncle John -vieux garçon solitaire-, un gendre, des enfants encore très jeunes ou déjà adultes, et parmi ces derniers, il y a Tom, qui vient de sortir de prison. Condamné à la suite d’une rixe ayant mal tourné, il est en liberté conditionnelle, et a ainsi retrouvé les siens juste avant leur départ. S’ajoute à la petite troupe Casy, un ancien pasteur devenu vagabond. Entassant toutes leurs affaires sur un vieux camion rafistolé qui forme avec le véhicule défaillant qu’ils viennent d’acquérir un convoi poussif, les Joad quittent donc, avec des centaines d’autres, leur Oklahoma natal, pour emprunter la Nationale 66 en direction de l’ouest. Le malheur des uns fait la richesse des autres, et c’est un temps béni pour les vendeurs automobiles qui profitent sans états d’âme de la situation, n’hésitant pas à escroquer ces clients inattendus et poussés par l’urgence.
Les migrants font étape, au gré d’un périple qui s’éternise, en fonction des points d’eau. Les familles en s’installant forment des communautés provisoires, où s’instaure une organisation régie par ses propres lois -et ses propres châtiments- mais où règnent aussi l’entraide et la solidarité. On partage le peu de nourriture que l’on a, on veille à tour de rôle sur les plus faibles, on compatit avec l’endeuillé… car l’exode s’accompagne d’un dénuement croissant, et l’insalubrité, la fatigue, la faim, amènent bientôt à se confronter à la maladie et à la mort.
Et une fois parvenu à destination, passé le premier éblouissement à la vue du vert et généreux paysage des plantations californiennes, c’est une autre épreuve qui commence. Trop nombreux par rapport aux véritables besoins en main-d’œuvre, ceux que l’on surnomme les Okies (parce qu’on les croit tous originaires d’Oklahoma) peinent à trouver du travail, et sont, lorsqu’ils y parviennent, sous-payés, les exploitants profitant de cette offre de bras bien supérieure à la demande pour baisser continuellement des salaires qui ne permettent pas toujours de survivre.
Ils doivent par ailleurs faire face à l’hostilité des "indigènes".
Poussé en avant par la faim -de nourriture, de sécurité et de travail-, le flot perpétuellement renouvelé d’émigrants provoque la panique chez les propriétaires qui tremblent pour leurs biens, et taxent de tous les vices ces vagabonds que l’on surveille, que l’on chasse, et que l’on considère comme des animaux parce qu’ils vivent dans la crasse et la misère où on les maintient. Car si les grandes compagnies -qui là aussi détiennent la plupart des terres agricoles- savent la frontière ténue entre la faim et la colère qu’elle suscite, elles préfèrent investir dans du matériel et des mesures visant à se protéger de la seconde, plutôt que de résorber la première en augmentant les salaires.
John Steinbeck porte avec sa langue d’écrivain la voix de ces êtres soudain ravalés à la fragilité de leurs existences, considérées sans valeur. Avec autant de sens de la précision que de capacité à la hauteur de vue, il entremêle immersion dans les destinées individuelles et considérations sur le contexte socio-économique qui les broient, que caractérise le remplacement d’une paysannerie laborieuse et proche de la terre par des actionnaires uniquement focalisés sur la rentabilité financière d’exploitations qu’ils n’ont jamais vues.
Son écriture fluctue selon l’aspect abordé, mais conserve une puissance d’évocation constante. Le fil principal de l’intrigue, qui nous fait suivre le périple des Joad, mêle les accents tragiques que lui confère des descriptions aussi précises qu’imagées et l’énergie parfois truculente de dialogues que colore le parler populaire des personnages. Il est régulièrement entrecoupé de passages où s’exprime un "ils" ou un "nous" collectif, voix multiples groupées en une pour dire les détresses, les espoirs, les courages et les errements de tout un peuple humilié mais coriace.
Totalement indispensable, et cela se lit très bin (bon, la VO, je ne m'y suis pas frottée) Je relirais bien A l'est d'Eden...
RépondreSupprimerMerci beaucoup pour cette LC, je pensais l'avoir lu et en fait non, c'était un plaisir. Quelle plume ! Quel talent pour donner le panorama d'une époque.
RépondreSupprimerhttps://chezmarketmarcel.blogspot.com/2024/07/dans-lame-des-gens-les-raisins-de-la.html
Bonjour Ingannmic
RépondreSupprimerBravo pour la lecture de cet épais pavé!
Je l'ai lu (et relu) il y a longtemps, et ai vu aussi une fois ou deux le film de John Ford avec Henri Fonda...
Mais je préfère encore, sur un thème proche, En un combat douteux. ce dernier ajoute la "lutte sociale" organisée au thème de l'exploitation de la main-d'oeuvre sous-payée.
En tout cas, c'est pour une édition Gallimard (coll. Du monde entier", avec mention "Nouvelle traduction" en couverture) que j'avais trouvé sur le site de la fn*c la pagination à 704 pages... Et comme je pousse le vice jusqu'à prendre en compte l'édition avec le plus de pages, voilà pourquoi... ;-)
En tout cas, je ne manquerai pas de signaler l'existence du challenge aux autres participant(e)s de la lecture commune qui ne l'auraient pas repéré.
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
PS: il ne manquerait pas par hasard une référence, dans le récapitulatif qui donne la liste des lectures sur ce titre pour le challenge "Monde ouvrier & mondes du travail"? ;-/
RépondreSupprimerJe n'ai jamais lu ce livre mais j'ai récemment vu le film de John Ford, qui est magnifique lui aussi.
RépondreSupprimerj'ai aussi cet exemplaire (apparemment ancienne traduction) mais je vais de toute façon le lire en anglais du coup pas de souci avec la traduction.
RépondreSupprimerJe connais aussi l'histoire (étudié à la fac) mais il faut que je le relise, sans doute avec le Caribou (ou elle l'a déjà lu ? je ne sais plus)
pour rebondir sur les Joad, il faut écouter l'album de Springsteen Tom Joad qui rend un puissant hommage à ces hommes et femmes, il y a deux chansons qui me poursuivent toujours .
Ravie d'avoir participé à cette LC avec vous. C'est un roman incontournable sur cette période de l'histoire américaine. On a tous en tête la photo de la "mère migrante" par Dorothea Lange. Pour ma part, j'y ai pensé tout au long de ma lecture.
RépondreSupprimerMême remarque que pour Keisha, je ne reçois visiblement plus ta newsletter... Bizarre, bizarre... Je n'ai pas été vraiment enthousiasmée par À l'est d'Eden contrairement aux Raisons de la colère dont la violence sociale m'avait bouleversée. Un très beau titre pour ce double challenge !
RépondreSupprimerDe Steinbeck je n'avais jusqu'à présent lu que "Des souris et des hommes" (en VO, il y a très longtemps). "Les raisins de la colère" fait partie de ces lectures que je n'oublierai pas de sitôt. Je continuerais bien avec "A l'Est d'Eden" et je vois que tu l'as apprécié aussi.
RépondreSupprimerVraiment dommage que je n'ai pas pu vous rejoindre pour cette LC, c'est un roman-culte de la littérature américaine que je me tâte à lire depuis un moment... Bon, ça va finir par se faire un jour.^^ À vous lire toutes, je me réjouis en tout cas de ce moment de lecture vibrant qui m'attend.:)
RépondreSupprimerUne très belle lecture en effet (je l'ai lu plusieurs fois) que je relirai sans doute un jour. Par contre c'est "A l'est d'Eden" qu'il me faudrait relire à présent, je l'ai lu il y a très longtemps mais ce ne sera pas pour tout de suite. Merci pour cette lecture commune.
RépondreSupprimer@Keisha = oui, ça se dévore, même ! Et j'avais pris autant de plaisir à ma relecture d'A l'est d'Eden.
RépondreSupprimer@Nathalie = c'est comme si je l'avais lu moi aussi pour la 1ère fois, je n'en avais gardé aucun souvenir… mais quel plaisir, oui, de se plonger dans ce grand classique !
RépondreSupprimer@Tadloiducine = Bonjour, je comprends mieux pour les 704 pages = le site de ma librairie en compte un peu moins pour cette même édition Gallimard…
RépondreSupprimerJe note En un combat douteux, que je n'ai jamais lu, contrairement à Des souris et des hommes, qui complète le triptyque autour de cette thématique du travail.
Et merci pour la diffusion de l'info sur l'activité !
Pour ton PS = quelle référence manque-t-il ?
@Miss Sunalee = je crois avoir vu le film, mais il y a très très longtemps… n'hésite pas à découvrir le texte qui l'a inspiré, il est vraiment formidable !
RépondreSupprimer@Electra = j'aurais aimé pouvoir le lire en VO, mais je n'ai pas le niveau ! Ceci dit, la traduction de mon vieil exemplaire est irréprochable...
RépondreSupprimerEt merci pour le tuyau "musical", du coup j'ai ajouté un lien vers un des titres de l'album..
@Je lis je blogue = même chose pour moi, d'autant plus qu'elle illustre l'édition dans laquelle je l'ai lu. Une bien belle LC, oui...
RépondreSupprimer@Sacha = j'ai adoré les 2, personnellement…
RépondreSupprimerEt j'ai moi aussi qq souci avec la newsletter de Keisha, que je ne reçois pas toujours… tu ne reçois plus du tout la mienne (satané blogger...!) ?
@Livr'escapades = l'unanimité autour de cette LC fait très plaisir. Elle m'a donné envie de lire les titres de Steinbeck que je n'ai pas encore eu l'occasion de découvrir.. Et oui, j'ai adoré A l'Est d'Eden, différent de celui-là (comme le souligne Sacha, on n'y retrouve pas la dimension sociale très présente dans Les raisins..), mais tout aussi passionnant, à mon avis..
RépondreSupprimer@Fanja = tu peux, oui, c'est un roman qui emporte, émeut, passionne.. que du plaisir !
RépondreSupprimer@Manou = il n'y a sans doute que les grands classiques qui donnent ainsi envie d'être relus... je ne doute pas que ta relecture d'A l'est d'Eden te procurera autant de plaisir que la 1ère fois (cela a été mon cas)..
RépondreSupprimer@Ingannmic
RépondreSupprimerBen... Ingannmic! ;-)
@Tadloiducine = mais oui, je me suis oubliée :)
RépondreSupprimerMerci, œil de lynx !
Non, je ne la recois plus du tout... Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite car j'ai été un peu débordée et que j'ai pensé aussi que certaines blogueuses ralentissaient le rythme avec l'été. C'est en voyant la LC chez Fabienne sans recevoir vos chroniques que j'ai réalisé qu'il y avait un problème.
RépondreSupprimer@Sacha = j'ai supprimé et reactivé ton "abonnement" aux notifications d'articles, tu devrais recevoir un mail. Je ne sais pas si cela permettra de résoudre le problème, je l'espère..
RépondreSupprimerLu et adoré mais il y a si longtemps que vous m'avez donné envie de le relire.
RépondreSupprimerUn très grand classique. L'écriture de Steinbeck a bien souvent cette force qui emporte. Je le vénère, donc je ne suis pas objective !
RépondreSupprimer@Marie = si, si, tu es très objective (je le trouve génial aussi :) !
RépondreSupprimerUn grand moment de lecture, en tous cas, qui donne envie de redécouvrir d'autres classiques.
Moi non plus, je ne serai pas très objectif :-). C'est du Steinbeck, c'est donc excellent ! J'ai relu ce livre il y a quelques années et ce fut un excellent souvenir. Quelle façon de décrire la condition de tous ces paysans/travailleurs poussés à quitter leur terre. Indéniablement un titre qui ne devait pas manquer au bilan de ces lectures sur le monde du travail.
RépondreSupprimer@Patrice = la puissance d'évocation de Steinbeck est en effet prodigieuse..
RépondreSupprimerJ'ai bien recu ton invitation à m'abonner, que j'ai validée, mais le problème persiste. Je suis plus vigilante désormais et j'essaie de penser à vérifier régulièrement vos blogs Blogger mais il peut m'arriver d'oublier quelques jours. J'espère pour vous toutes que cela va se résoudre.
RépondreSupprimer@Sacha = pff, c'est vraiment pénible... comme de mon côté je reçois bien les alertes de ton blog, tu n'es pas près de m'oublier !!
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