LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Jusqu’à la bête" - Timothée Demeillers

"Et pourtant on se dit, mais merde, on en tue des vaches. Il ne devrait bientôt plus en rester. Elles devraient bientôt nous laisser tranquilles."

Le narrateur revient sur les événements qui l’ont conduit dans une prison rennaise, où il purge une peine de seize ans.

Son récit d’emblée nous immerge, non seulement dans ce lieu d’incarcération dont il détaille de manière frappante le fond sonore, mais aussi (et surtout) dans un autre univers qui le hante : l’abattoir où il a travaillé quinze ans durant. Les deux établissements ont d’ailleurs comme point commun leur atmosphère continuellement bruyante, ainsi que leur emplacement dans une de ces zones d’activité périurbaines repoussantes de laideur, où une maigre verdure censée rappeler la campagne cohabite avec une modernité de mauvais goût. 

Comme à l’usine où il le faisait pour tenir le rythme, il ressasse, cette fois pour passer le temps, le souvenir d’épisodes heureux : une relation amoureuse brève mais intense qu’il a pris davantage au sérieux que sa partenaire, les moments simples mais joyeux partagés avec son frère, sa belle-sœur et ses nièces, petite cellule familiale constituant sa bouée de sauvetage contre l’absurdité du quotidien.

Mais la réalité finit toujours par le ramener à ses quinze ans d’enfer. Une porte de cellule qui claque, et le voilà reparti à l’usine, submergé par la réminiscence d’un autre clac, entêtant, celui de la chaîne…

C’est donc l’histoire d’une aliénation, je dirais même d’une vampirisation, celle d'un travail qui rend dingue et qui non seulement investit chaque parcelle de votre vie et de vos pensées, mais en vient aussi à définir l’image que vous avez de vous-même.

L’écriture en flux tendu traduit la répétition des gestes, la soumission au roulement continu de la machine d’acier, l’impitoyable martèlement sonore accompagné du grésillement sans fin des néons qui diffusent leur lumière blafarde. L’abattoir est un univers cauchemardesque de mort, où l’on évolue entouré de cadavres, recouvert d’un sang poisseux qui colle au sol, aux vêtements, à la peau. Pris dans la cadence effrénée qui impose de tuer cinquante bêtes de l’heure, l’ouvrier est privé de sa capacité au recul et à l’analyse face à l’aberration que représente cet environnement où tout est fait pour blesser et pour tuer. Il vit en permanence dans l’attente, celle de la fin de la journée ou de la nuit, de la semaine, des vacances, puis de la retraite, pour laquelle on n’est pas trop exigeant : être suffisamment en forme (malgré les ravages causés par le désespoir, l’alcool et les cigarettes) pour en profiter deux à trois ans ne serait pas si mal… 

C’est aussi l’histoire d’une chute, de l’inéluctable moment de bascule que provoque la folie d’un système cynique et destructeur.

Pour Erwan, notre héros, l’abattoir était devenu une obsession qui l’empêchait de profiter du moindre instant de sa vie. Complexé, il n’osait plus draguer les filles, honteux par avance du moment où il devrait répondre à la question du métier exercé. Parce que c’est ça aussi, l’abattoir : l’humiliation que procure l’impression de n’être personne, de n’être rien qu’un des prolongements de la machine, de ne pas être considéré comme un être vivant, à l'instar des bêtes abattues, réduites à l'état de machines à donner de la viande ou du lait. Impression renforcée par le mépris plus ou moins ostensibles de "ceux d’en haut", les cadres de l’usine ou les vétérinaires. L’usine est régie par le profit, et l’ouvrier n’y est qu’un outil au service de la rentabilité. Pour preuve les cadences qu’on augmente sans le dire au moment de Noël ou des promotions de rentrée scolaire car malheureusement, les heures des employés ne sont pas extensibles, ou ces accidents de travail qu’on minimise voire qu’on dissimule…

A lire.



Un autre titre en lien avec ce sujet : La vache de Beat Sterchi

Une participation à l'activité autour du "Monde Ouvrier & Mondes du travail".

Commentaires

  1. Vraiment un bon sujet sur le travail dans les abattoirs, merci pour le lien. Je ne savais pas que les éditions Asphalte avaient une collection de poche.

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    1. C'est un des titres que je me suis procuré lorsque m'est venue l'idée de l'activité et il propose en effet une illustration très éloquente des conditions de travail lamentables mises en œuvre dans ce type d'établissement. J'imagine que l'auteur s'est inspiré de témoignages réels... j'ai pu constater en écoutant ce podcast : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-pieds-sur-terre/la-fabrique-du-silence-a-l-abattoir-1739713, les nombreux points communs entre sa fiction et la réalité...

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  2. Tu es dans des lectures coup de poing ces temps-ci ! La comparaison abattoir/prison est très intéressante, et la plume de l'auteur est visiblement à la hauteur.

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    1. Oui, ça sonne très juste, l'écriture colle à la pensée du narrateur, et restitue parfaitement la pénibilité et l'absurdité des conditions de travail en abattoir... ma prochaine incursion dans le monde du travail nous emmènera dans une maison close, mais ce sera, paradoxalement, bien plus joyeux !

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  3. Un livre choc sans doute comme beaucoup de livres qui décrivent ces conditions de travail horrible et le travail dans un abattoir...les hommes en deviennent des bêtes...Pas pour tout de suite si je le trouve, ce serait l'occasion de découvrir cette autrice que je n'ai jamais lu.

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    1. C'est un auteur :)... c'est en effet un livre que non seulement son contenu, mais aussi sa forme, rendent frappant. J'avais aussi été très marquée par la lecture de La vache, de Beat Strechi (un auteur suisse), qui se passe dans le même univers. Je vais d'ailleurs rajouter un lien vers le billet correspondant car c'est un titre qui est je crois injustement passé sous les radars...

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  4. Ecrire un roman sur les abattoirs c'est assez courageux. Je n'ose même pas imaginer l'horreur des conditions de travail, les animaux qu'on tue à tours de bras... quel cauchemar ! Et pourtant, il faut des livres comme celui-ci.

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    1. Oui, cela permet de mettre en lumière une réalité que l'on préfère souvent occulter quand on achète son steack...

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