"L’île" - Robert Merle
"C'était terrifiant de penser que ce rocher et la mince croûte de boue qui portait ses arbres et leurs fruits, étaient la seule terre habitable dans un rayon de cinq cent milles marins."
C’est avec un immense plaisir que j’ai retrouvé Robert Merle, à l’occasion de la lecture de ce roman inspiré de l’histoire réelle des révoltés du Bounty.Ici, le navire s’appelle le Blossom. Le trois-mâts fait route vers Tahiti lorsque la brutalité inique de son capitaine provoque une mutinerie et lui vaut d’être assassiné par Mason, premier lieutenant qui prend alors la direction de l’équipage, secondé par le sous-officier Purcell. Les mutins n’ont pas, pour échapper à la justice britannique, trente-six solutions. Leur nouveau capitaine décide de trouver une île au large de Tahiti pour s’y réfugier, sans espoir de retour vers leur terre natale.
Ce sont ainsi sept hommes qui embarquent pour cet exil permanent, en plus de Mason et Purcell. Lors d’une étape à Tahiti, dont ce dernier connait très bien la communauté, s’y ajoute un groupe d’autochtones volontaires, dont douze femmes, pour compléter la population de l’île.
Après de longs et parfois pénibles jours de navigation, le Blossom, avant d’être brûlé, accoste sur un morceau de terre battu par le ressac, peuplé de cochons sauvages et d’oiseaux multicolores.
Au départ, l’organisation, notamment pour trouver de la nourriture, est collective. Mais assez rapidement, les mécanismes d’une société marquée par la cupidité et la volonté de domination de l’homme blanc se mettent en branle au sein du microcosme ilien.
Le commandement de Mason, perdant hors de tout contexte maritime sa légitimité, ne fait pas long feu. Une poignée de britanniques improvise une sorte de conseil -dont sont exclus les tahitiens- en charge de prendre les décisions impactant la vie de la communauté. Mac Leod, marin rusé et brutal, avide de prendre sa revanche sur une vie de soumission et de pauvreté, en prend le contrôle. Il trouve parmi le reste de l’ancien équipage suffisamment de lâches, de cupides ou d’idiots pour se constituer une majorité systématique. Les voix contradictoires de Purcell et de deux de ses compagnons sont insuffisantes pour constituer un contre-pouvoir décisif.
Sans surprise, dès le premier vote du conseil, dont l’objet est le partage des femmes -douze pour quinze hommes-, les tahitiens sont lésés. Et lorsque, par la suite, les terres cultivables sont réparties, l’avidité des occidentaux ne se satisfaisant pas du fonctionnement collectif, ils seront ravalés au rang de serfs. Les premières tensions que provoquent cette iniquité aboutissent à la mort d’un homme, une conflictualité latente s’installe, qui dégénère en guerre entre les deux camps. Les blancs disposent d’armes à feu, les tahitiens bénéficient de leur connaissance du milieu.
Pris en étau dans cet antagonisme, Purcell lui oppose des valeurs humanistes et pacifistes auxquelles il est le seul à adhérer sans aucune concession. Par sa voix, et sa connaissance des deux cultures qui s’opposent, l’auteur réhabilite les valeurs mises à mal par l’entreprise d’infériorisation coloniale. Au puritanisme hypocrite et à l’avidité des hommes blancs, à l’insupportable et imbécile conviction de leur supériorité, il oppose la philosophie de la vie simple, joyeuse et sage des tahitiens, ainsi que leur franc pragmatisme et leur capacité à adapter leurs besoins à leur environnement.
Entre la violence des siens et le mépris des tahitiens face à sa neutralité, maintenir sa posture devient moralement pour Purcell de plus en plus difficile. Considérer que toute vie est sacrée revient à respecter aussi celles qui représentent un danger mortel pour certains membres de la communauté, et être bon ne semble pas suffire : souffrir de l’injustice ne supprime pas l’injustice. Il en vient par ailleurs à se questionner quant à sa morale, voire sa propre valeur : est-il vraiment probe, ou juste suffisamment habile pour se protéger de la violence ambiante ? Son absence d’engagement est-elle un signe de noblesse ou de couardise ?
Le dilemme de Purcell est une question universelle. Sans être dans une position aussi extrême que la sienne nous nous sommes tous trouvés un jour face des choix cornéliens qui mettent à mal nos convictions profondes.
RépondreSupprimerOui, c'est vrai, principes et réalité semblent parfois difficilement conciliables... en tous cas c'est ici bien amené, avec une réflexion intéressante sur ce qui fait naître ces principes : contexte culturel ? Religieux ? Motivations intimes ?.. Un très bon roman !
Supprimerje n'ai lu que Fortune de France, il faudrait que je continue !
RépondreSupprimerJ'ai aussi lu Fortune de France mais j'en ai tout oublié... à une époque, j'ai dévoré de nombreux titres de Robert Merle, dont certains que j'aimerais relire.
SupprimerL'île est l'un des tout premiers "Merle" que j'ai lu (tout jeune - à peu près en même temps qu'Un animal doué de raison ou Week-end à Zuydcoote) puis qui est entré dans ma pochothèque. Et depuis, je l'ai lu et relu et le relirai encore.
RépondreSupprimerMais je me rappelle que, gamin, j'étais révolté par la "fatalité", les comportements imbéciles ou l'amour-propre qui empêchaient que prenne fin un massacre inutile. "Mais pose-lui la question! Mais parle donc! Mais dis-lui!", voilà ce qui me venait aux lèvres quand je le lisais...
Désamorcer les conflits par la parole... Est-ce que cette lecture m'a effectivement servi de manière "opératoire" dans mes comportements humains? Je ne sais pas. Mais ça a dû, en tout cas, me sensibiliser à la question.
Merci pour cette belle contribution... qui, peut-être, ne restera pas un îlot isolé?
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
Ce titre était passé à travers ma "période Merle", et je me réjouis d'avoir encore à découvrir ce genre de texte. J'avais beaucoup aimé les deux que tu cites, ainsi que La mort est mon métier, et Malevil, que j'ai l'intention de relire un jour, et qui rejoint le thème de celui-ci d'ailleurs.
SupprimerL'incommunicabilité et les guerres d'égo prennent en effet ici des dimensions tragiques, mais je crois que ce qui m'a le plus désespérée, c'est cette propension des occidentaux à recréer, de manière quasi mécanique, des schémas de domination qui semblent enracinés en eux.
Et oui, il y a d'autres épais à venir ... :)
Je me suis contentée de La Mort est mon métier que j'ai adoré, il faudrait vraiment que je découvre plus amplement cet auteur... merci de me le rappeler :)
RépondreSupprimerEt il y a de quoi faire, sa bibliographie est imposante, et très variée..
Supprimerun livre que j'ai tellement aimé en son temps , je ne sais pas si j'ai envie de le lire !
RépondreSupprimerTu peux aussi découvrir d'autres titres de Robert Merle que tu n'aurais pas lus...
SupprimerCa me semble très intéressant.... je le note !
RépondreSupprimerJe suis certaine qu'il te plaira, j'ai apprécié son aspect romanesque tout autant que la richesse des réflexions qu'il induit.
SupprimerEh bien.... je n'ai jamais rien lu de Robert Merle, je crois bien...
RépondreSupprimerCa arrive ! :) et il n'est jamais trop tard... et comme je l'écris ci-dessus en réponse à Violette, sa bibliographie propose une diversité thématique très réjouissante.
SupprimerNous travaillons à la réhabilitation de Robert Merle :-)
RépondreSupprimerIl le mérite bien ! J'avais toutefois moins apprécié Les hommes protégés, lus il y a.... 4 ans déjà... et qui a je trouve un peu vieilli. Mais celui-là est excellent.
SupprimerAh ! Robert Merle ! J'ai dû lire un de ses bouquins il y a une éternité...
RépondreSupprimerComme beaucoup d'entre nous je crois. Il a été beaucoup lu dans les années 70 et 80 (et au-delà pour la série Fortune de France, dont le dernier volet est paru en 2003), et l'est moins aujourd'hui. A tort... Il me semble avoir lu le premier (La mort est mon métier) dans le cadre scolaire.
SupprimerDommage pour la LC, mais je garde cette lecture en projet. Je sens que ce livre qui semble susciter moult réflexions me plaira énormément. Il y a quelques éléments ici qui m'évoquent un peu Malevil, un autre roman de Robert Merle que j'ai beaucoup aimé. La nécessité de l'organisation sur l'île, entre autres, le partage des femmes aussi... C'est sûr qu'il y a des parallèles à faire avec les romans post-apo.
RépondreSupprimerTu as raison, il rejoint Malevil sur la thématique de la survie d'un groupe d'hommes restreint. C'est d'ailleurs un titre que je souhaite relire, je sais que je l'ai beaucoup aimé, mais je n'en ai gardé quasiment aucun souvenir.
SupprimerDe lui je n'ai lu que Malevil qui m'avait beaucoup impressionnée. Mais à l'époque j'étais plus tournée vers les romans anglo-saxons.
RépondreSupprimerMalevil m'avait marquée aussi, même si comme je l'écris ci-dessus, il ne m'en reste pas grand-chose, après quelques décennies. C'est pourquoi j'aimerais le relire..
Supprimerje ne l'ai encore jamais lu, mais là j'ai un peu peur du parallèle avec le Bounty, plus jeune j'étais passionnée par cette mutinerie, puis la vie sur l'île et leurs destins funestes.. du coup, j'ai peur de trop y penser. Tu me conseillerais quelle autre lecture de Merle du coup ?
RépondreSupprimerPas facile, ses sujets sont tellement divers. Il y a bien sûr le célébrissime La mort est mon métier (dont le narrateur est un nazi), mais aussi Week-end à Zuydcoote (sur la bataille de Dunkerque), Un animal doué de raison (dans une veine plus "scientifique", sur l'intelligence des dauphins) ou Malevil (sur le même thème que celui-ci, dans un contexte post-accident nucléaire).
SupprimerDécidément, après Malevil et Week-end à Zuydcoot que j'ai repérés récemment sur des blogs, ma liste de romans de Robert Merle à lire s'allonge! Je suis impressionnée par la diversité des sujets et des genres même si j'ai l'impression que la frontière entre le bien et le mal, et sur ce qui fait basculer l'humain, y est à chaque fois central.
RépondreSupprimerC'est bel et bien un auteur à (re)découvrir : comme tu le soulignes, malgré la grande variété de son œuvre, cette dernière tourne en effet souvent autour de notions essentielles, qui restent toujours d'actualité.
SupprimerJe me demande si ce n'est pas le premier roman que j'ai lu de Robert Merle et...ça date. Il faudrait relire toute son oeuvre à présent. "Malévil" "Week-end à Zuydcoote" "la mort est mon métier", ces titres là il faudrait les relire aussi :) son oeuvre comporte aussi pas mal de romans historiques, moi qui en lit rarement ce serait l'occasion.
RépondreSupprimerOui, il y a de quoi faire, et pas suffisamment d'heures dans les journées !...
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