"Retour à Reims" - Didier Eribon
"On éprouve donc dans sa chair l’appartenance de classe lorsqu’on est enfant d’ouvrier."
C’est en partie l’homophobie de son milieu d’origine -et de ce père défunt- qu’il a fuie, mais il réalise avec le recul qu’assumer son homosexualité ne l’a pas libéré d’une autre honte, celle-là sociale, dont il lui a été bien plus difficile de se défaire. En se construisant contre la culture populaire dont il était issu, en mesurant sa réussite à l’aune de son éloignement des siens et de ses racines, il a finalement renié une part de son être. Il a pourtant très tôt été de gauche, voire d’extrême gauche puisque se définissant comme trotskiste, et reconnaît la dichotomie entre ses valeurs politiques le portant vers la défense des classes populaires, et son rejet de la réalité du milieu ouvrier. Une réalité qu’il restitue en évoquant le parcours de ses parents, révélateur de ce qui caractérise non seulement le prolétariat français depuis les années 1950, mais aussi la condition féminine des plus modestes.
La guerre a mis un terme au parcours scolaire de sa mère, qui avait obtenu une dispense pour intégrer le secondaire. Elle évoquera souvent ses regrets d’avoir dû interrompre sa scolarité et c’est elle, comme si elle accomplissait à travers lui un rêve déçu, qui permettra à Didier de faire des études, exprimant aussi, paradoxalement, son animosité face à ce qu’elle considérait comme le sentiment de supériorité de son fils. D’abord bonne à tout faire, elle a subi un harcèlement sexuel allant alors de soi dans la profession. Femme de caractère, elle ne s’est néanmoins jamais laissée faire, ce qui lui a valu plusieurs fois d’être congédiée. Son mariage à vingt ans avec un homme dont elle n’était pas amoureuse était pour elle une manière d’accéder à l’indépendance et d’éviter d’avoir, comme sa mère avant elle, un enfant sans père. Malgré les réticences de son époux, acquis aux a priori d’un milieu considérant les travailleuses comme des délurées, voire des trainées, elle a travaillé en usine, contribuant à assurer la maigre subsistance de leur foyer.
Le milieu ouvrier était alors marqué par son adhésion aux idées communistes, non tant comme projet politique que par refus pragmatique de la dureté du quotidien et de la violence, affectant les corps comme les esprits, née de l’exploitation et de l’inégalité sociale. Sa bascule progressive dans l’extrême-droite, entérinera le rejet de son milieu d’origine par Didier Eribon. Les échanges que permettent les retrouvailles avec sa mère, mais aussi le recul des années, et une certaine nuance que lui permet la maturité, l’amène à tenter de comprendre plutôt que de diaboliser. Etrangement, l’une des explications de cette mutation idéologique réside dans cette dichotomie dont l’auteur est lui-même la proie. Le récit politique dit de gauche, à partir des années 1980, en ne tenant pas compte de ce qu’étaient réellement ceux dont il interprétait les vies, en est venu à les condamner parce qu’ils échappaient à la fiction ainsi construite. Faisant disparaître des discours politiques et intellectuels le mouvement ouvrier, ses traditions et ses luttes, la gauche socialiste a basculé vers un intellectualisme néoconservateur, mis en avant la responsabilité individuelle contre le collectivisme, et adopté le langage des gouvernants. Le vote Front national était alors vu pour certains comme le dernier recours des classes populaires pour défendre leur identité collective et leur dignité piétinée. En l’absence de discours basés sur l’opposition de classe, les discours d’extrême-droite avançant une opposition entre français et étrangers, ont par ailleurs fait leur terreau dans le racisme profond qui caractérisait une partie du milieu populaire blanc où, pour se sentir supérieur à quelqu’un, la facilité amenait à mépriser les plus démunis que soi.
A partir de son histoire personnelle, dont il neutralise la charge émotionnelle en s’appuyant sur des références littéraires sociologiques ou politiques, l’auteur se livre à une réflexion plus vaste sur la division de la société en classes, et les effets des déterminismes sociaux sur les psychologies individuelles ainsi que sur les rapports entre les individus. Il démontre que ces derniers sont définis par leur double inscription dans un temps et un lieu, plus précisément celui de l’espace social où ils naissent, qui décide de leur place et de leur rapport au monde, et de la manière dont ils vont en faire l’apprentissage. Lui-même a expérimenté comment, à chaque étape de la vie, et plus particulièrement lorsque se jouent les futures orientations professionnelles, les origines sociales représentent une assignation qui circonscrit le champ des possibles, les frontières séparant les classes délimitant strictement ce qu'il est imaginable d'être ou de devenir. Lui qui fut le premier de sa famille à accéder à l’enseignement secondaire ignorait tout des filières d’excellence auxquelles il aurait pu prétendre, et manquait des réseaux de connaissances qui donnent à un diplôme sa véritable valeur sur le marché du travail. Le système scolaire légitime ainsi la domination de classe en rejetant les enfants des classes populaires, tout en leur laissant croire qu’ils ont choisi cette exclusion.
C'est un livre passionnant (je viens de relire mon billet), entre travail théorique et récit personnel, mais je ne peux pas m'empêcher de relever ce qui manque : les classes moyennes, qui ne sont peut-être pas une catégorie sociologique, mais qui ne sont ni pauvres ni riches, et les femmes (à part celles de sa famille). Mais à la fac il n'a pas l'air d'en avoir croisé - pourtant en sociologie, elles devaient être là. N'empêche que c'est vraiment très intéressant.
RépondreSupprimerDisons que comme il part de sa propre expérience, il ne peut pas être exhaustif, et cela ne m'a personnellement pas gênée. Pour les femmes, je te rejoins un peu oui. J'ai vu à la sortie le film adapté de ce texte, où l'accent était mis de manière bien plus importante sur la condition féminine, l'aspect intime du livre y étant à l'inverse assez peu présent.
SupprimerAlors là, voir sur la couverture de ce livre Présenté par Edouard Louis, les bras m’en tombent ! Cette inversion chronologique d’une part, méthodologique d’autre part me confirme l’opinion que j’ai d’Edouard Louis depuis un de ses livres où il montre bien peu de reconnaissance pour ceux qui l’ont porté où il en est aujourd’hui. C’est confondre le maître et l’élève, mais bon… je n’apprécie pas les gens qui « crachent dans la soupe » comme on dit.
RépondreSupprimerEdouard Louis signe la préface, où il explique que son premier élan, en lisant ce titre, a été de s'y reconnaître, avant de réaliser ce qui séparait son expérience de celle de Didier Eribon. J'ai personnellement beaucoup aimé "En finir avec Eddy Bellegueule", que j'ai surtout trouvé sincère. Et en avançant dans l'âge, Edouard Louis, sans doute grâce au recul, adopte une démarche où la volonté de comprendre les mécanismes d'aliénation sociale l'emporte sur son désir de se détacher de son milieu d'origine. C'est du moins l'impression que me donnent ses derniers titres.
SupprimerJe suis l’anonyme de 12h47. J’ai lu ce livre de Didier Eribon avant de me lancer dans celui d ‘Edouard Louis en 2014 En finir avec Eddy Bellegueule. Il faut remettre Retour à Reims dans le contexte de 2009, sa visée était sans doute plus politique et sociologique. Brigitte
RépondreSupprimerBonjour donc, chère Brigitte, et bienvenue ici ! Je vous rejoins effectivement sur le fait que le texte de Didier Eribon a une portée politique plus évidente que celui d'Edouard Louis, focalisé sur son expérience personnelle (le propos sociologique y étant tout de même latent), mais il me semble que la démarche même de chacun diffère dès le départ. "En finir avec Eddy Bellegueule" est surtout un témoignage personnel, quand "Retour à Reims" s'inscrit dans la volonté de partir d'une expérience intime pour se livrer à l'analyse d'un collectif.
SupprimerJe l'ai lu cette année (pas de billet). Il m'a beaucoup intéressée et je retrouve bien ma lecture dans ton billet.
RépondreSupprimerJ'aurais été curieuse de lire ton avis...
SupprimerJ'ai bien lu ton billet et les commentaires, je suis plutôt tentée... à voir s'il est dans ma BM.
RépondreSupprimerSinon, il est disponible en poche :). C'est un titre que j'ai bien l'intention de garder dans ma propre bibliothèque !
Supprimerun sujet qui m'intéresse beaucoup et un livre qui est déjà dans mes listes !
RépondreSupprimerSi le sujet t'intéresse, il devrait te plaire, c'est un texte aussi accessible qu'instructif.
SupprimerComme Aifelle, je l'ai lu sans billet, pour moi c'est un indispensable qui a fait écho , les IPES m'ont aussi permis de sortir du village, mais j'ai gardé lien avec la famille!
RépondreSupprimerIL a aussi beaucoup fait écho chez moi (le film aussi d'ailleurs) même si je suis plus jeune que Didier Eribon. Mon père était ouvrier, et délégué CGT en usine... mais lui est resté fidèle à l'extrême gauche et j'ai été élevée dans le rejet du racisme ou de l'homophobie...
SupprimerEvidemment, transfuge de classe, on pense Ernaux, E.Louis, Lagarce .... Mais j'ai trouvé que seul ce texte mêlait vraiment l'analyse sociologique et les échos intime de cette déchirure entre deux mondes, celui de l'enfance et celui du rejet, avec toutes les contradictions que l'auteur ne fuit pas. Un essai aussi touchant et sensible qu'un roman.
RépondreSupprimerTu as complètement raison, Didier Eribon a une capacité à la fois à la prise de distance et à l'auto-analyse qui fait la richesse et la particularité de ce texte. Si tu n'as pas eu l'occasion de voir le film qui en a été tiré, je recommande, il est vraiment très émouvant et très instructif (un film à diffuser auprès des jeunes à mon avis), et retrace très bien l'histoire du milieu ouvrier et notamment des femmes ouvrières des années 50 au début des années 80 (la suite est traitée à mon avis un peu rapidement, c'était mon seul bémol).
SupprimerLu et commenté cet été. Très intéressant.
RépondreSupprimerOui je me souviens de ton billet, j'avais ajouté ton lien au récap sur le monde du travail.
SupprimerTrès intéressant . Cela me fait penser à un documentaire que j'ai vu sur ARTE sur la condition ouvrière et son évolution politique.
RépondreSupprimerOui, si tu croises ce titre, n'hésite pas, il est construit de manière intelligente et sensible.
SupprimerLu il y a si longtemps, je pense qu'il mérite une relecture
RépondreSupprimerIl a été réédité en poche à l'occasion de la sortie du film qui en est adapté, je crois..
SupprimerJ'avoue ne pas connaitre du tout Didier Eribon (Edouard Louis oui !) ni le film dont tu parles mais ce livre me plairait je crois. Tu en parles très bien.
RépondreSupprimerLe film et le livre sont tous les deux très bons. C'est le premier qui m'a fait connaître l'auteur, dont je n'avais jamais entendu parler non plus.
SupprimerTes réponses aux commentaires finissent de me convaincre. Je le note, il est à ma bibliothèque.
RépondreSupprimerProfites-en !
SupprimerJe ne connaissais pas du tout cet auteur et je découvre grâce à toi que trois de ses écrits sont dans une de mes médiathèques. Ce livre me parle rien qu'en lisant ta chronique...moi qui suis fille d'ouvrier. Merci pour la découverte
RépondreSupprimerDans ce cas, tu y trouveras, comme cela a été mon cas, beaucoup d'échos.
SupprimerJe l'avais croisé celui-là, ton billet me donne envie de le lire mais... comment fais-tu pour lire autant (et publier si fréquemment des billets de qualité ??) Je suis sincèrement admirative :)
RépondreSupprimerEn fait, je vis dans une grotte.. bon, non, je ne suis pas sauvage à ce point, c'est juste que je n'ai pas de smartphone + je ne regarde quasiment pas la télé + je passe pas mal de temps dans les transports, notamment à l'occasion de déplacements en train, ce qui me donne pas mal de temps pour lire..
Supprimerje ne le connaissais pas mais j'avais aussi Eddy Bellegueule à sa sortie et je me souviens du choc. Après, je suis plus attirée par les romans ces temps-ci mais je trouve bien le travail qu'il a fait sur lui-même et sur son parcours.
RépondreSupprimerC'est certes un essai, mais sans la dimension rebutante qui parfois éloigne du genre... et je l'ai déjà écrit, mais j'ai vraiment apprécié sa manière de partir de son expérience personnelle pour développer un propos plus général.
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