"Les dangers de fumer au lit" - Mariana Enríquez

"Ce n'est pas très cohérent d'essayer d'étrangler un mort, mais on ne peut pas être désespéré et raisonnable en même temps."

La lecture de ce recueil a confirmé, après celle de son roman "Notre part de nuit", l’appétence de Mariana Enríquez pour la noirceur et le surnaturel, et sa capacité à les entremêler. Il est ainsi abondamment question, dans "Les dangers de fumer au lit", de fantômes et de zombies, d’idoles malfaisantes, de sorts maléfiques, de cultes souterrains…

Et ce n’est pas sous la forme d’ectoplasmes éthérés que s’y manifestent les errants de l’au-delà. Ils se parent au contraire d’une matérialité organique qui les rend d’autant plus repoussants, comme dans "L’exhumation d’Angelita", où la grand-tante de la narratrice, décédée en bas âge des décennies auparavant, lui apparait recouverte des sanies d’une putréfaction qui lui reste sur les doigts lorsqu’elle tente de se débarrasser de l’intruse. Les pestilences de ces apparitions macabres sont également omniprésentes, telle celle qui submerge les rues d’une Barcelone dont les habitants semblent tous devenus fous…

Les vivants qui peuplent ces nouvelles ne sont souvent eux-mêmes guère engageants, animés par des obsessions et des fantasmes déviants, des fascinations morbides : l’une des héroïnes, subjuguée par les arythmies des malades cardiaques, se livre à d’étranges rituels à la limite de la pornographie, un vidéaste filme les contorsions obscènes d’une jeune fille persuadée d’être possédée par le démon, les groupies d’une rock star sulfureuse matérialisent leur adoration en se livrant à la nécrophagie…

Les personnages de Mariana Enriquez vont au bout de leurs névroses, tout comme ils n’opposent aucune limite ni aucun scrupule à la soif de vengeance ou au besoin de réparation qui fréquemment les motivent, les dérèglements des vivants faisant écho à l’agitation de morts en quête d’un inatteignable repos. 

Ce qui fait en grande partie la force de ces textes, c’est que la violence et l’obscurité qui les traversent ne sont ni vaines, ni gratuites. Et nul doute qu’il est significatif que les spectres de Mariana Enriquez soient quasi systématiquement des enfants. Sans qu’elle ait besoin de l’exprimer, il apparait clairement au lecteur que le déploiement de cette monstrueuse fantasmagorie est une allégorie des traumatismes bien réels qui caractérisent l’histoire récente de l’Argentine -les violences de la dictature, du narcotrafic, de la traite des mineurs…

Les nouvelles plus "réalistes", tout aussi malaisantes, semblent quant à elles proposer une variation sur les thèmes du fanatisme et de la perversion. Tout un programme...

Aussi fascinant que rebutant. Une réussite !


Un autre titre pour découvrir Marina Enríquez : Notre part de nuit 

Commentaires

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    1. On navigue plutôt en plein cauchemar, avec ce recueil...

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  2. Une bonne pioche, on dirait ! J'avais prévu de lire ce recueil pour le challenge car les critiques sont souvent positives. C'est un style qui pourrait me plaire même si ces histoires de spectres semblent glaçantes. Malheureusement, j'ai été prise par le temps. Je suis ravie que tu l'aies choisi et de pouvoir l'ajouter au récapitulatif de nos lectures.

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    1. Tu pourras le mettre de côté pour l'année prochaine... c'est en effet très glauque, qu'on soit ou non, selon les textes, dans le surnaturel. Mais j'ai l'impression que c'est un peu la marque de fabrique de l'auteure..

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  3. J'avais beaucoup aimé son premier recueil de nouvelles Ce que nous avons perdu dans le feu : quelle atmosphère ! Du coup, quand j'ai commencé celui-ci, j'ai trouvé qu'elle reprenait trop les mêmes ficelles, et je ne l'ai pas fini.

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    1. Du coup, je vais peut-être laisser passer Ce que nous avons perdu dans le feu.... un autre de ses romans vient de sortir, dont le sujet semble différent de ses textes précédents, je vais creuser ça..

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  4. Ca m'a l'air pas mal ce truc là! Tout à fait dans mes cordes. Je le note.

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  5. Un recueil qui semble bien sombre et dont le côté allégorique semble renforcer cet effet !

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    1. C'est parfaitement résumé, la forme horrifique sert un propos sous-jacent mais tout aussi glaçant car véridique... l'auteure applique la même recette -avec autant de talent- dans son roman Notre part de nuit.

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  6. Clairement pas pour moi ! il me ferait cauchemarder.

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  7. Chouette, des fantasmes déviants et des fascinations morbides ! :-)
    J'ai ce recueil dans ma liseuse et la version audio de "Notre part de nuit" que j'ai dégoté jadis pour tes lectures latinos... tout pour me plaire mais je n'arrive pas à m'y mettre...

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    1. Dans ce cas, c'est pas mal de commencer par le recueil, qui est relativement court... et il devrait te plaire.

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  8. Glauque et horrifique, ce n'est pas pour moi 😅, mais je trouve formidable la diversité des nouvelles chroniquées à l'occasion des Bonnes nouvelles.

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    1. Je suis sans doute un peu maso mais j'ai personnellement toujours aimé les textes sombres, voire horrifiques (je m'en suis régalée adolescente, notamment).. là, j'ai été servie !

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  9. bonne pioche ! je croyais que tu l'avais déjà lu. Pour ma part, lu à sa sortie et adoré ! la couverture ressemble à celle d'un livre que j'ai acheté à Portland pour David Sédaris. J'avais lu le recueil en anglais. Horrifique ? ce n'est pas mon genre mais là je ne l'ai pas trouvé horrifique (mais bon je m'endors devant les films d'horreur) mais oui glauque et plus dans le réalisme magique cher aux sud-américains. J'aimerais bien le relire d'ailleurs

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    1. Euh, il y a quand même des passages très explicites en matière d'horreur (je pense notamment à la 1e nouvelle, et à ce fantôme suintant de putréfaction...). En tous cas, j'ai adoré moi aussi, sans doute surtout parce qu'on comprend bien, et sans que l'auteure ait besoin de le souligner explicitement, qu'il s'agit finalement de rendre compte d'une réalité elle-même profondément traumatisante. Très forte, cette Mariana Enriquez !...

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  10. clairement ce que je fuis en littérature mais je sais que ce sont pourtant de grands talents littéraires

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    1. Je peux comprendre que l'on n'adhère pas au genre, tout de même très particulier, et peu ragoutant !

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  11. Je l'ai commenté l'année dernière dans le cadre du mois latino. Ces nouvelles noires et violentes m'avaient secouée.

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    1. Ce sont en effet des textes forts... et son roman Notre part de nuit est tout aussi impressionnant.

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  12. Je ne sais pas... je ne sais pas... Faut voir

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    1. Disons que le format court permet de tester sans trop s'engager ...

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  13. Notre part de nuit est dans mes projets de lecture depuis un moment, mais vu le pavé que c'est, il serait peut-être plus raisonnable que je me lance dans ce recueil si je veux découvrir cet auteur un jour.^^

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    1. C'est une excellente idée, d'autant plus que ce recueil donne un bon aperçu des atmosphères que déploie l'auteure dans ses textes... à part peut-être concernant son dernier titre sortie en France, qui m'a l'air différent de ce qui a déjà paru chez nous..

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  14. Je n'ai encore pas lu cette autrice et commencer par des nouvelles peut être une bonne idée pour entrer dans son univers qui a l'air bien sombre...presque trop sans doute par moment. Je lis rarement des romans ou des nouvelles fantastiques ou d'épouvantes...j'ai vu que ce titre était dans ma médiathèque en ville mais ce sera pour l'année prochaine car je n'aurai pas le temps ce mois-ci qui est déjà bien avancé.

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    1. C'est très sombre oui, et glauque (moi j'aime bien !) mais c'est aussi fait avec beaucoup de talent... et c'est en effet une bonne idée de "tester" l'auteure avec ces nouvelles.

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  15. Aussi tentant que rebutant ! J'hésite à cause des zombies, j'ai du mal avec eux ...

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    1. Et ils sont franchement glaçants, ses zombies.. elle a un vrai talent pour installer des ambiances pénétrantes et malaisantes..

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  16. A priori, beaucoup trop malaisant pour moi ! Je passe !

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    1. L'auteure adopte un genre très particulier, qui ne peut pas convenir à tous les lecteurs... c'est en effet très glauque..

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