"V13 – Chronique judiciaire" - Emmanuel Carrère
"C'est cela, ou cela devrait être ça, un procès : au début on dépose la souffrance, à la fin on rend la justice."
Cet événement, c’est le procès des attentats du 13 novembre 2015, qu’Emmanuel Carrère a couvert pour le compte de L’Obs. Ce qu’il décrira par la suite comme une "expérience unique d’effroi et de proximité" est surtout au départ l’occasion de s’interroger sur la religion, sujet qui le fascine, et notamment sur les mécanismes qui font qu’à un moment, sa pratique devient pathologique.
Les neuf membres du commando à l’origine de la mort de 130 victimes sont tous décédés. Les quatorze accusés qui comparaissent -dont trois librement, compte tenu de la légèreté des charges- sont complices à des degrés divers. Certains -les "petites mains"- se sont occupés de détails logistiques, d’autres devaient participer aux attentats mais en ont été empêchés par leur arrestation. La "vedette" du procès est Salah Abdeslam, présent sur les lieux, qui au dernier moment a renoncé à se faire sauter. Parce qu’il a changé d’avis ? Parce que sa ceinture d’explosifs a dysfonctionné ? Il n’a fourni aucune explication lors des 6 ans qu’ont duré l’instruction. Va-t-il le faire lors du procès ?
Cela commence par les auditions des parties civiles, cinq semaines de témoignages douloureux, empreints d’une dimension intime, qui disent la peur, les derniers instants des autres auxquels on a assisté, et les formes diverses par lesquelles s’exprime le traumatisme : les vies brisées, les rêves perdus, les nouvelles phobies, la culpabilité d’avoir survécu… Il y a ceux qui garderont à vie de graves séquelles physiques, ceux qui ont perdu un proche, d’autres dont les dommages paraissent moins évidents, mais que l’attentat a pourtant dévastés, comme Marylin, qui se trouvait au Stade de France, et qui a reçu un écrou dans la joue, dont elle n’a gardé aucune cicatrice. Pourtant… elle qui était pleine de projets et de joie, a vu son couple se défaire, est incapable de retravailler, s’est éloignée de ses proches… Parmi les attitudes, diverses, on note peu de haine ou de colère. C’est la tristesse qui l’emporte, parfois le courage. Certains se disent même prêts à dialoguer avec les accusés.
Vient ensuite l’accusation, dont la matière est si abondante qu’elle a été organisée en chapitres : personnalités, radicalisation, préparation de l’attentat… Les petits délinquants à faible degré de culpabilité côtoient -à leur grand dam- les "vrais accusés". Ce ne sont pas, souligne l’auteur, ce qu’on appelle des "cas sociaux", même s’ils viennent de familles "plus ou moins à l’aise". Ils ne sont pas non plus nécessairement issus de milieux rigoristes. Emmanuel Carrère doit se forcer, admet-il, pour s’intéresser à eux en tant qu’individus. Ce qui l’intéresse surtout, c’est ce qui se joue sur le terrain de l’Histoire, le long processus qui a produit cette mutation pathologique de l’Islam. Pour le comprendre, experts et enquêteurs tentent d’apporter des clés, entre théories socio-historiques et parcours individuels des accusés, évoquent les dessous d’une haine entretenue au quotidien dans des lieux a priori anodins de réunions -comme ce café de quartier où l’on écoute des hymnes djihadistes et où l’on diffuse des vidéos d’exécutions perpétrées par l’Etat islamique.
La défense quant à elle adopte une stratégie dite de rupture, consistant à faire le parallèle entre le crime des accusés et celui perpétré par l’Etat français dans les pays du Proche-Orient, lorsque le largage de bombes tue indifféremment islamistes et civils.
Le silence obstiné de certains des accusés, puis l’épidémie de Covid-19, font qu’à un moment le procès s’enlise, jusqu’à un de ses coups de théâtre : un des combattants de l’Etat islamique arrêté avant d’avoir pu participer à l’attentat veut parler, parce qu’il le doit à la mère d’une des victimes, abattue sur une terrasse, dont le témoignage l’a ému. Alors, pendant six heures, il essaie de lui répondre…
Ma nièce a survécu à ces attentats, physiquement indemne. Mais dire qu'ils ont bouleversé sa vie est une très faible chose. Le point de vue de Carrère sur la radicalisation de l'islam est intéressante, les religieux fanatiques, de tout bord, ont toujours été inquiétants et dangereux.
RépondreSupprimerEt ce qui est bien avec lui, c'est qu'on sait qu'il va formuler toutes les questions qui lui viennent à l'esprit, y compris celles que l'on pourrait considérer comme "politiquement incorrectes", sans toutefois jamais tomber dans la provocation.
SupprimerEn tout cas, un livre fort que j'ai dévoré!! Evidemment, sur un tel sujet, faut être prêt...
RépondreSupprimerLa sincérité de l'auteur, et son regard entre observation et analyse, sont vraiment un plus. Mais c'est sûr que ce n'est pas une lecture facile...
SupprimerSi le sujet t’intéresse Xavier Delaporte a consacré deux émissions sur la web radio du procès, c’est très intéressant sur le système judiciaire et sur ce que signifie un procès https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-code-a-change
RépondreSupprimerBien sûr cela m'intéresse ! Merci pour le lien.
SupprimerJ'ai l'impression que ce procès a apporté plus de questions que de réponses.
RépondreSupprimerIl pose en tous cas la complexité de cette question de la radicalisation, qui ne se borne ni à certain milieu social, ni à certain environnement de religiosité.
SupprimerUn livre qui m'a marquée, pour cette intelligence curieuse de comprendre mais aussi de rendre compte des complexités de l'humanité qui s'est jouée dans ce procès hors norme. Je ne sais pas si l'auteur est arrivé à son but, mais moi, j'ai beaucoup appris, notamment sur les différents statuts des victimes.
RépondreSupprimerContente de lire ton avis, en tout cas.
Je l'ai surtout lu parce que c'était Carrère, et j'y ai trouvé ce que j'attendais de sa part : le questionnement, l'humanité, et la capacité, comme tu dis, à appréhender la complexité des choses et à remettre en question les vérités établies.
SupprimerJe compte bien le lire (en choisissant mon moment quand même). La sincérité dont tu parles me paraît essentielle et j'ai toute confiance en Emmanuel Carrère pour ça.
RépondreSupprimerTu peux, il adopte le positionnement auquel je m'attendais, curieux, humain, et ne se privant d'aucun questionnement. C'est aussi un récit très émouvant, ce qu'ont vécu ces victimes est terrible..
SupprimerBizarrement, c'est le meilleur livre que j'ai lu ces derniers temps, tous genres confondus, et je n'ai pas su le commenter. Il est très fort, et les témoignages du début notamment prennent aux tripes.
RépondreSupprimerOui, on comprend sans peine que ceux qui assistent au procès pleurent en rentrant chez eux, les témoignages rendent le cauchemar de l'attentat concret, on met une histoire, presque un visage sur les victimes.
SupprimerJ’aimerais le lire. Mais pour le moment je ne suis pas prête. ( Une Comète)
RépondreSupprimerDans ce cas, il est sage d'attendre, en effet...
SupprimerJe loue l'auteur d'avoir su adopter le juste ton et d'avoir réussi à encaisser toutes ces heures de procès sans sombrer. Je ne sais pas si je le lirai vu la dureté du sujet mais j'espère néanmoins un jour y arriver.
RépondreSupprimerJe n'en attendais pas moins d'Emmanuel Carrère, et il ne m'a pas déçue... c'est un récit difficile, mais son approche, en poussant au questionnement, permet de ne pas être seulement porté par l'émotion.
SupprimerJ'ai suivi le procès dans la presse, mais je ne pense pas aller plus loin ; c'est un sujet tellement anxiogène.
RépondreSupprimerOui, c'est anxiogène, et il faut bien avouer qu'à l'issue du procès, il est difficile de croire que ce genre d'événement ne se produira plus...
SupprimerJe craignais de me lancer dans une telle lecture, et puis finalement, j'ai aimé.
RépondreSupprimerVu le sujet, il me semble naturel d'éprouver une appréhension, mais le positionnement de Carrère, qui ne tombe jamais dans le pathos, et qui traite sa propre émotion avec autant de sincérité que de pudeur, permet à la fois l'empathie et l'analyse.
SupprimerC'est avec American Mother de Colum McCann un des deux livres qu'il faut que je trouve le temps de lire absolument lorsque j'aurai un moment de calme. Car je doute, vu le sujet, pouvoir y consacrer la lecture qu'ils méritent autrement. J'apprécie beaucoup en tout cas ce qu'écrit Emmanuel Carrere.
RépondreSupprimerJe ne sais pas si je lirai, en ce qui me concerne, American Mother, mais si je le fais, ce sera sans doute dans plusieurs mois... et comme toi, j'apprécie énormément cet auteur. Quel que soit le sujet auquel il s'attaque, et ils sont vraiment très divers, sa volonté de comprendre, en essayant de mettre à distance ses a priori, rend ses textes passionnants.
SupprimerBonjour Ingannmic
RépondreSupprimerJe ne l'ai pas lu contrairement à dasola (https://dasola.canalblog.com/2024/04/v13-chronique-judiciaire-emmanuel-carrere.html), qui avait aussi été voir le film Novembre (de Cédric Jumenez) sorti en 2022.
[Au fait, les attentats ont eu lieu le vendredi 13 novembre 2015, et pas septembre]. J'ai toujours en projet de chroniquer, un 7 du mois ou l'autre, la couverture de ce procès que Charlie Hebdo avait assuré de son côté... (Sylvie Caster et d'autres, rassemblés dans un coffret titré "13 novembre 2015, le procès"). Sans doute lirai-je aussi la version d'Emmanuel Carrère à ce moment-là!
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
Bonjour Tadloiducine, merci pour le lien, que j'ajoute à mon billet. Je ne peux malheureusement pas lire l'article (mais je l'ai sans doute fait à sa parution), mon accès aux blogs canalblog étant toujours bloqué...
SupprimerMerci aussi pour le signalement de la coquille sur la date, que j'ai rectifiée.
J'ai également vu le film Novembre, mais j'avoue qu'il ne m'a pas laissé un souvenir impérissable.
Et si tu publies cet article sur la couverture du procès par Charlie Hebdo, n'hésite pas à m'en envoyer le texte si tu y penses, ça m'intéresse !
A bientôt..
j'ai vu plusieurs documentaires de victimes et forcément ça marque. Je me souviens surtout des appels à l'époque sur Twitter des familles pour retrouver les leurs .. J'aime beaucoup Emmanuel Carrère mais je vais encore laisser du temps au temps
RépondreSupprimerJe comprends... mais c'est sans doute un des titres à retenir si on doit lire sur le sujet, pour son approche intelligente et sensible.
SupprimerBonjour Ingannmic, je confirme que c''est un récit à lire : très accessible, clair et bien écrit. Et j'ai appris des choses sur ces événements tragiques. Bonne après-midi.
RépondreSupprimerBonjour Dasola, nous sommes d'accord, c'est à lire, j'ai beaucoup aimé l'approche d'Emmanuel Carrère (comme souvent).. Bon lundi de Pâques !
Supprimer