"Ovni 78" - Wu Ming

"(…) le défi de la narration est d’atteindre la vérité en affrontant l’ineffable, même quand il s’agit de loups-garous et de soucoupes volantes."

Italie, août 1976 : deux adolescents, Jacopo et Margherita, alors en camp de scouts sur le Mont Quarzerone, disparaissent.

1978 : Martin Zankini, plus connu sous le pseudonyme de Marty Zanka, vit à Rome des revenus que lui rapportent ses publications sur le thème des extraterrestres. Un marché très porteur, notamment en cette année qui compte le plus grand nombre de signalements d’Ovnis, et où la sortie du film de Steven Spielberg, "Rencontre du troisième type", électrise les ufologues de tout poil. Dans toute l’Italie, fleurissent alors les clubs et associations consacrés aux soucoupes volantes, la plupart du temps sur un mode très amateur, mais animés par une passion authentique. 

C’est aussi une période de jeunesse en colère. Le mai 68 italien a duré dix ans, et se termine avec une escalade des assassinats politiques marquant ce que l’on désigne aujourd’hui comme les années de plomb. Cette violence atteint l’une de ses apogées avec l’enlèvement à Rome, en mars 1978, du député Aldo Moro, président du groupe politique Démocratie Chrétienne et artisan du "compromis historique" matérialisé par son rapprochement avec le Parti Communiste. L’événement, qui coïncide avec la tenue du congrès Ovni 78 que devait coordonner Martin -et qui tombe à l’eau-, génère le déploiement d’une véritable armada, armées et forces de l’ordre multipliant à outrance les contrôles et les perquisitions. L’enlèvement est suivi de journées de délires. Légendes urbaines et mythomanie contagieuse pullulent, les journaux et la police sont assaillis de témoignages et d’appels anonymes, l’information monothématique diffusée par les médias et la paranoïa d’Etat alimentant cette folie.

Martin, ancien militant communiste, ne parvient plus quant à lui à s’intéresser à la politique, notamment parce qu’avec le rapprochement entre les deux adversaires historiques qu’étaient la Démocratie Chrétienne et le PCI, ce dernier n’est plus vraiment dans l’opposition. L’écriture de son dernier ouvrage, qu’il peine à boucler -les histoires d’extraterrestres ayant aussi fini par le lasser-, l’amène au Mont Quarzerone, territoire que ses multiples grottes rendent propices aux légendes, soi-disant peuplé tantôt de fées ou de mystérieux sangliers blancs, tantôt d’ermites ou de partisans… alors qu’il vient y recueillir le témoignage d’un employé communal qui prétend avoir été enlevé par des extraterrestres, il apprend la disparition, toujours non élucidée, des deux jeunes scouts, et décide de changer l’orientation de ses recherches et de son récit.

L’intrigue suit, en plus de Martin, deux autres personnages. L’un est son fils Vincenzo, avec lequel il entretient des rapports faits de lacunes, de malentendus et de moments manqués. Toxicomane, le jeune homme s’est réfugié à Thanur, sorte de communauté hippie menée par une psychothérapeute féministe, installée dans le domaine d’une des plus puissantes familles de Lombardie, dont l’une des descendantes fait partie du groupe. Maintenant Vincenzo à l’écart de l’héroïne, le phalanstère a réussi là où les médecins ont échoué. 

Milena Cravero est la troisième protagoniste. Assistante en anthropologie culturelle, cette étudiante de 26 ans mène une recherche sur milieu ufologique. A ce titre, elle suit un groupe de passionnés de soucoupes volantes ayant opté pour une exigeante ligne de conduite rationaliste. C’est ainsi qu’elle va rencontrer, entre autres, Martin.

"Ovni 78" est un roman dense, protéiforme, et ambitieux, qui mêle avec une grande habileté deux matières premières a priori difficilement compatibles : l’Histoire et le rapport à la science-fiction. Le lien, audacieux, se fait pourtant naturellement. Dans l’Italie des années de plomb où choisir un camp -Etat ou terroristes- est une injonction, les Ovnis deviennent une métaphore de la possibilité de ne pas être identifié. Ils matérialisent par ailleurs un désir d’évasion, de fuite, face à la violence des affrontements idéologiques ou au nihilisme de la philosophie du no future au nom de laquelle les groupuscules fascistes se permettent toutes les dérives.

L’enquête de Martin démontrera d’ailleurs que la réalité peut être bien plus glaçante que l’idée de l’existence des extraterrestres… 

La forme même du roman déstabilise le lecteur en instillant le doute sur la nature de ce qu’il est en train de lire, puisque le texte entremêle fiction et archives -articles de journaux, extraits d’interventions de célébrités sur les événements évoqués…- illustrant la situation politique, et que les auteurs insinuent que les parties fictionnelles seraient le résultat d’une véritable enquête qu’ils auraient menée, les paroles des personnages étant la transcription des témoignages alors recueillis.

Passionnant.


Un autre titre pour découvrir Wu Ming : Manituana

Un pavé, chez Sibylline (664 pages aux Editions Libertalia)...



Commentaires

  1. J'ai d'abord cru à une participation à Objectif S, mais non. Voilà qui semble très dense... Quelle est la nationalité de l'auteur ?

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    1. Derrière ce nom trompeusement sinisant, se cache un collectif d'auteurs italiens, dont les romans ont souvent un fond d'Histoire très présent. C'est ma deuxième incursion dans leur œuvre, et une deuxième lecture très fructueuse. Et oui, c'est assez dense.. mais très prenant.

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  2. Les années de plomb ont traumatisé l'Italie et marqué son histoire pour longtemps. Ce roman semble intéressant, à la fois sur le fond et sur la forme.

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    1. C'est une époque qui m'intéresse énormément, et que j'apprécie de retrouver de temps en temps en littérature. J'ai vraiment aimé, ici, la manière dont l'auteur mêle le sujet a priori anecdotique de l'ufologie, et le contexte historique très violent.. Il y a aussi Les Noirs et les Rouges, de Garlini, qui est excellent (et qui ferait un beau pavé/épais de l'été !)...

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  3. J'ai hâte de le lire cet été, mais je suis en plein dans un autre épais pavé.

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    1. Je suis bien curieuse de savoir lequel... et j'attends quant à moi ton avis sur ce titre avec impatience, en espérant que comme moi, tu apprécieras sa richesse, et l'originalité de son point de vue.

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  4. A la couverture, j'ai pensé que le roman appartenait à la SF, donc pas pour moi ... Mais ton dernier paragraphe emporte ma curiosité. Je ne sais pas si il rentrera dans mes lectures de cet été, mais je vais le tenter. Les années de plomb et la forme romanesque, deux arguments pour moi !

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    1. Aucune SF là-dedans, mais un propos et un contexte au contraire bien ancrés dans la réalité... l'introduction de la folie ufologique de cette année 1978 dans l'intrigue est par ailleurs exploitée de manière intelligente..

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  5. Merci de me lancer ce nouveau pavé ;-) Je l'ajoute ce soir au palmarès

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  6. oh ça donne envie pourtant le titre et la couverture au départ ne me tentaient pas, mais j'aime la manière dont il a réussi à mêler grande histoire et ufologie ! je le note du coup

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    1. L'approche est originale, et la multiplicité des fils de l'intrigue rend le roman très prenant. J'avais lu quelques avis qui regrettaient sa complexité, mais je n'ai personnellement peiné à aucun moment. La construction est très bine maitrisée, et on ne se sent jamais perdu.

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  7. Bonjour Ingannmic
    Essayer de voir s'il existait une autre édition comportant au moins 700 pages (pour mes Epais de l'été 2025) m'a donné l'occasion de découvrir ce "Wu Ming". j'ignorais totalement que c'était le pseudonyme collectif d'un groupe d'auteurs italiens (une démarche originale). Je me note ce titre, qui pourrait m'intéresser (plutôt "malgré" sa longueur qu'à cause d'elle!), merci!
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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    1. Finalement c'est un roman historique plutôt que de science-fiction.

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    2. Bonjour Tadloiducine,
      J'ai cherché aussi... mais non, il faudra attendre un futur billet pour valider ma 1ere participation aux épais de l'été. Et je suis en ce moment plongée dans un autre, qui en plus d'être épais, est ardu...
      Je me réjouis en tous cas que ce billet soit l'occasion de mettre en avant ce collectif italien très talentueux.
      Bonne journée..

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  8. @claudialucia : ce n'est même pas du tout un roman de SF, même si la passion pour l'ufologie qui y est évoquée donne par moments un aspect vaguement mystérieux à l'ensemble. En revanche, c'est historique, oui, et on pourrait même le qualifier de policier.

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  9. Le côté historique me tente beaucoup. A voir si je peux le lire cet été.

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    1. Et il est très bien rendu, non comme un contexte théorique, mais par la manière dont il est perçu par les personnages.

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  10. La forme devrait me plaire même si c'est le fond qui attise ma curiosité ne connaissant pas grand-chose à ce contexte italien et trouvant intéressant d'établir un rapport entre Histoire et science-fiction.

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    1. Ces années de plomb ont presque constitué une sorte de guerre civile, en Italie, entre partisans d'extrême gauche et partisans d'extrême droite. Ca a été une période violente et confuse d'attentats, de manifestations... dans le roman, on est sur la fin de cette période, mais l'enlèvement d'Aldo Moro en a été l'une des événements les plus marquants.. y associer la passion pour les ovnis, qui a connu un boum en 78, n'est pas innocent et permet aux auteurs d'évoquer les réactions des citoyens à la violence ambiante.

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  11. PHILIPPE1.7.25

    Je ne lis pas de SF mais les ET m'intéressent. Ça pourrait donc matcher pour celui-ci.

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    1. Attention, ce n'est pas un roman de SF, et les ET n'y figurent qu'en tant que fanstames..

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  12. En voyant la couverture j'ai pensé au départ comme les autres à un roman de SF, mais non ! Je lis peu de romans historiques mais je m'intéresse beaucoup à l'Italie et à son histoire. Le fait que ce livre et le fait que les OVNIS symbolisent le désir de liberté d'une jeunesse contrainte qui ne sait plus comment vivre ni quel sera son avenir, me plait beaucoup. Je le note même si ce ne sera pas pour tout de suite.

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    1. Tu as raison de le noter, c'est un titre aussi riche qu'original. A mettre de côté pour les pavés 2026 ? :)

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  13. Ca alors, ni le titre, ni l'auteur, ni la couverture ne laisse deviner de quoi il s'agit. J'ai vu de nombreux films sur les années de plomb italiennes, mais jamais lu à ce sujet je crois. Ce roman me semble un très bon candidat pour y remédier. Le travail à 4 maison l'intrigue déjà, mais là, tout un collectif à l'oeuvre, c'est une tâche considérable !

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    1. Ils sont 4 (ils ont commencé à 5, puis l'un des membres a quitté le groupe), et la plupart d'entre eux écrivent aussi en solo, mais je crois que leurs titres ne sont pas traduits en français. J'ai l'impression que ce qui marque leur travail collectif est à la fois l'exigence du contenu (la plupart de leurs ouvrages ont un contexte historique riche et documenté) et le plaisir à jouer avec les codes de la fiction. Et ça leur réussit plutôt bien !

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