"Le blues des phalènes" - Valentine Imhof

"Bobbie était déjà méchamment attaqué. Ce qu’il s’enfilait tous les jours avait fini par lui griller la cervelle aussi sûrement que s’il l’avait mise à frire dans une poêle pleine de saindoux."

D’abord, le récit remonte le temps à partir de 1935.

C’est l’année où nous faisons la connaissance de Milton. En ces temps de Grande Dépression, il a choisi de se mettre à l'écart des cohortes de cueilleurs à un cent de l'heure et des convois de désespérés qui affluent pour fuir la misère (et qui la retrouvent partout). Et il se fout bien que le monde soit dans la tourmente, tout cela ne le concerne plus, il a depuis longtemps tourné le dos aux hommes. Réfugié depuis dix-huit ans dans les ruines d’une bourgade abandonnée après l’épuisement de sa mine d’argent, il n’a remis qu’une fois les pieds en ville. C’était en 1929, il s’est rendu à Chicago pour contempler l’apocalypse et se réjouir de la ruine de sa famille de millionnaires. Fils d’un richissime homme d’affaires dont il était censé prendre la suite, lui se sentait une âme d’artiste, mais n’a pas su imposer son choix. Alors il a fui, partant faire la guerre en Europe pour se soustraire aux ambitions parentales. Retranché dans sa solitude, il peint - à l'aide de pigment trouvés dans la nature, sur des planches arrachées au mur ou les couvercles de vieux coffres-, dialogue avec la nuit, harangue les montagnes, et écrit sans cesse la même lettre, sans papier ni stylo, à l’attention d’une certaine Sarah, à qui il doit, croit-il, des explications. 

On quitte Milton pour Arthur, et l’année 1935 pour 1933. Etonnamment, ce garçon très sensible est lui aussi un vétéran, de la guerre des Boers et des tranchées de la Somme. Il a fini par se dire qu’il n’était pas doué pour la mort, puisqu’elle n’a pas voulu de lui. Il a su, en revanche, la donner. Sa sœur Marie qui remâche depuis seize ans un impossible pardon à lui accorder, est bien placée pour le savoir… lorsqu’on le rencontre, il est veilleur de nuit à l’Exposition universelle de Chicago, où l’on fête la présence de Balbo, héros de l’air et fasciste italien venu faire une démonstration de ses talents d’aviateur. La ville est aussi, comme il le constate amèrement, le théâtre d’une répression de plus en plus violente envers les victimes de la récession, indigents anonymes qui, parce qu’ils tentent de faire entendre leurs voix, sont considérés comme nuisibles et encombrants…

1931 nous présente une mère et son fils, dont les routes se sont séparées. Elle, comme sa propre mère le lui avait prédit, est désormais une fille perdue. Il y a maintenant longtemps qu’elle a quitté son Michigan natal pour réaliser son rêve new-yorkais, monter sur scène. Sans surprise, elle a échoué. Malgré son refus d'être une "matrice d'où sorte les marmots comme d'une machine les chapelets de saucisses" elle a eu un fils, puis s’est mise à la colle avec une brute qu’elle a fini par estourbir avant, encore une fois, de prendre la fuite. Elle qui, au fil de son parcours chaotique, a changé plusieurs fois de ville et d’identité, n’est plus personne ; son heure est passée. Son garçon, Nathan, a disparu de sa vie, et a lui aussi entamé une errance. On le retrouve, âgé de treize ans, avec une bande de hobos projetés sur la route en un mouvement perpétuel, affrontant le danger des rails et une existence de liberté et de misère mêlées.

Le lien, souvent très ténu, entre ces personnages, est la catastrophe qui s’abat sur Halifax en 1917. La collision, dans son port, entre deux navires alliés chargés d'armes et de gaz destinés à tuer les Allemands provoque un tsunami et une onde de choc si puissante qu'elle plie des rails de chemin de fer, démolit des édifices et projette des débris à plusieurs kilomètres, tuant près de deux mille personnes et en blessant des milliers d'autres. Au cœur, au sens propre comme au figuré, du roman, elle éclaire sa première partie en précisant certaines connexions, avant que le lecteur ne réembarque pour les années 1930, la Grande Dépression, l’instauration de la loi martiale pour réprimer les mouvements ouvriers… C’est aussi une période de montée du fascisme, et d’une chasse aux communistes annonçant la Guerre froide qui succèdera à celle qui se fourbit déjà. S’y précise le visage de deux Amériques enragées qui se font face et s'entre-déchirent, l’une qui lutte pour plus de justice sociale, l’autre s’acharnant à écraser ses aspirations légitimes au nom du profit d'une poignée d'affairistes. Valentine Imhof choisit clairement son camp : ses héros représentent le petit peuple condamné à l’indigence, balloté par des circonstances iniques qu’il ne peut que subir, qui a concédé sa douceur à sa survie : dans cette Amérique qui ne s'embarrasse guère des tendres ou des généreux, ils ont appris la dureté, et fait le deuil de toute innocence, victime et coupable étant les deux faces d'une même pièce. 

Quel roman ! Sa construction déroutante -mais parfaitement maîtrisée- exige du lecteur une implication qui favorise sa réceptivité au foisonnement d’une intrigue nimbée d’une obscure mélancolie, et portée par une écriture généreuse et précise, aux multiples variations de ton : tantôt furieux et tantôt joyeux, tantôt cru et tantôt lyrique…



Un pavé, chez Sibylline (504 pages aux Editions 10-18)...



Commentaires

  1. Ce roman semble assez foisonnant. Le contexte est intéressant mais c'est sombre.

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    1. Il est TRES foisonnant, ce qui peut parfois déstabiliser car on a parfois du mal à lier certains pans de l'intrigue. Je n'en parle pas dans mon billet parce que ce n'est finalement pas gênant, l'écriture de l'auteure, puissante, nous embarque sans peine... et oui, c'est bien sombre..

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  2. Ah oui, on passe d'une époque à l'autre, cela demande de la maîtrise

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    1. Comme on reste assez longtemps avec les protagonistes, on prend ses repères, c'est plus le lien entre les différentes parties qui n'est pas toujours évident...

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  3. Le personnage de Milton ne me disait rien ... Mais au fur et à mesure de la lecture de ta note, et les autres personnages qui apparaissent, je me dis que ce livre semble être une sacrée fresque sociale ! Je retiens ton conseil.

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    1. C'est un roman impressionnant, en tous cas, de par son écriture, fluctuante et frappante, mais aussi par son ampleur. La Livrophage en parle très très bien (j'ai mis le line vers son avis dans mon billet).

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  4. Intéressant, je l'avais déjà repéré puis oublié... Mais je n'imaginais pas un pavé, par contre ! ;-)

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    1. Il est tout juste éligible, avec ses 504 pages en poche... à retenir, en tous cas, oui...

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  5. Un roman qui semble intense et assez sombre au regard du contexte. Je vise peut-être à plus de légèreté en été mais pourquoi pas en automne.

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    1. Ce n'est pas un roman léger, ça c'est sûr... mais il vaut le détour, j'ai été impressionnée par l'écriture et la maitrise de la construction.

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  6. Le titre me dit quelque chose et j'ai donc du le voir passer dans la blogo, je ne sais plus chez qui car je l'ai bel et bien noté mais pas pour tout de suite, l'été je ne vais plus en médiathèque car je ne pourrai rendre les livres dans les délais aussi je tape dans ma PAL ou j'achète en poche et en principe des lectures plus légères...en ce moment je présente sur mon blog des lectures faites parfois depuis plusieurs semaines tant je suis en retard dans mes rédactions :)

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    1. J'espère que tu ne l'oublieras pas, c'est vraiment un excellent roman.. et je suis comme toi, complètement à la ramasse sur la rédaction de mes critiques, au point d'avoir parfois gardé peu de souvenirs de ma lecture lorsque je m'y attelle, ce qui n'est pas très bon signe ! Là je suis dans un gros livre ardu à lire, et qui me prend du temps, ce qui va me permettre de réduire un peu mon avance....

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  7. Thaïs2.7.25

    Riche foisonnant…peut-être un peu trop pour l’été ! Enfin pour moi

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    1. Je comprends d'autant mieux que je suis actuellement engluée dans une lecture qui n'en finit pas, d'un bouquin non seulement bien épais, mais aussi ardu...

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  8. J'aime beaucoup les fresques sociales , je voyage souvent comme ça dans le temps et dans l'espace . (Plus que dans la réalité)

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    1. Le voyage est ici plutôt plombant, mais c'est un roman puissant. Et j'ignorais complètement cette histoire d'explosion à Halifax, aussi terrible qu'incroyable.

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  9. Tu me fais envie là, et je ne connais pas cette autrice, mais j'ai déjà une belle PAL de pavés...

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  10. rien que pour l'écriture, pourquoi pas!

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  11. PHILIPPE2.7.25

    Je ne connais ni le titre ni l'auteure et je trouve le titre étrange, mais puisque ça t'a plu...

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    1. L'explication du titre se trouve bien sûr dans le roman... :)

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  12. C'est tentant, les personnages ont l'air bien vu, le contexte fouillé. Mais un pavé en ce moment, ça ne me dit pas grand chose.

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  13. C'est très tentant. Et juste au moment où je me demandais quoi lire pour le défi Pavés...

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    1. D'autant que c'est un "petit" pavé, puisqu'il ne fait que 504 pages !

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  14. Tu semble complètement sous le charme de ce pavé.

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    1. Oui.... j'ai notamment beaucoup aimé l'écriture. Le roman est porté par une voix singulière, et frappante.

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  15. Oh, une fresque historique et sociale comme je les aime ! Je suis curieuse maintenant de savoir dans quoi tu es engluée...

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    1. La réponse dans un mois environ.... j'ai fini ce pavé hier soir. L'avantage, c'est que quel que soit le titre que je vais entamer à sa suite, la lecture va m'en paraître très facile...

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  16. Rebonsoir Ingannmic, voici une femme écrivain dont je n'ai rien lu et pourtant elle semble avoir beaucoup de talent alors que l'on n'entend peu parler d'elle. Bonne soirée.

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    1. Re ! Je la découvre avec ce titre, mais il m'a convaincue que c'est une auteure à suivre, elle a une voix très singulière...

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  17. je pense que ça pourrait plaire à mon beau-père féru d'histoire

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