"Le voyage de Hilary Byrd" – Carys Davies

"L’opinion de Jamshed, c’était que Mr Byrd ressemblait à un scarabée. Un scarabée sur le dos, agitant en tous sens ses bras et ses jambes, se balançant d’un côté, puis de l’autre pour tenter de se remettre à l’endroit."

Hilary Byrd est décalé. Décalé par rapport à son époque, et sans doute l’était-il aussi dans la petite ville du Royaume-Uni qu’il a quittée pour une ancienne station britannique du sud de l’Inde. On s’étonne d’ailleurs de cet exil volontaire, en constatant sa naïveté, son absence d’aisance dans les relations sociales, sa détestation des conflits et de toute complication. Mais l’on comprend, grâce aux longues lettres qu’il écrit à sa sœur Wyn -qui s’est toujours occupée pour lui "de tous les désagréments"-, qu’affronter la modernité et l’incivilité croissante du monde occidental était devenu une trop grande source d’anxiété. 

Sa rencontre avec le Padre, dans le train à destination de Mettupalayan, a été une bénédiction. L’homme lui a proposé de loger dans le petit bungalow, libre depuis peu, jouxtant son presbytère, en retrait de l’agitation urbaine de la côte. Mr Byrd y a vite pris ses marques. Et s’il lui arrive encore de se sentir parfois déprimé, il se sent le plus souvent joyeux et excité, appréciant la simplicité de sa nouvelle vie, habité pour la première fois de l’impression d’être au bon endroit au bon moment. 

C’est en faisant une mauvaise chute, alors qu’il faisait quelques courses en ville, qu’il a fait la connaissance de Jamshed, un conducteur de rickshaw très fier de sa pratique de l’anglais -son principal atout pour attirer les clients- à laquelle il s’exerce depuis quarante ans en remplissant quotidiennement des carnets où il consigne, dans une langue rudimentaire, tous les événements de sa journée.

Une relation s’instaure entre l’occidental coincé et l’indien débrouillard, qui le décrit au départ dans ses carnets comme un "homme froid et pas gentil, un grand étranger inamical au visage angoissé". Une vision qui évolue doucement au gré des nombreux trajets qu’ils effectuent ensemble, Jamshed étant devenu le chauffeur attitré de Mr Byrd, qui prend un grand plaisir à découvrir les environs à l’abri du rickshaw, appréciant jusqu’à la sensation de frayeur que lui procure parfois sa conduite énergique. Et est-ce l’étrange combinaison d’intimité et de distance que crée la cohabitation dans l’étroit véhicule… ? Toujours est-il que le timide Mr Byrd parvient à parler avec Jamshed comme il n’a jamais pu le faire avec les autres hommes, ni même avec sa sœur, s’épanchant abondamment sur son inadaptation aux choquantes évolutions sociétales qui l’ont poussé à fuir son Pays de Galles natal. Jamshed a quant à lui tout intérêt à satisfaire ce client fort rentable, grâce auquel il peut offrir à son neveu, persuadé d’être promis à une carrière de célèbre chanteur country, guitare et autre chapeau de cow-boy.

La personnalité du héros instille une ambiance presque intemporelle au récit, et l’inhibition qui le pousse à refouler ses émotions l’empêche de s’ouvrir vraiment aux autres, dont les comportements lui restent souvent obscurs. Il en résulte des malentendus qui, tus, par honte ou par pudeur, prennent d’absurdes proportions, et se font l’écho du décalage persistant qui caractérise les rapports au sein d’une société marquée par deux siècles de colonisation. 

Comme Mr Byrd dans le rickshaw de Jamshed, le lecteur s’installe, confiant, dans le récit, mais est bientôt troublé par de fugaces allusions à un drame qui s’est produit, que les événements qui lui sont relatés précèdent. 

Il est par ailleurs complètement envouté par le ton subtil et singulier de l’ensemble, étrange osmose de sobriété et de tension sous-jacente. La progression de l’intrigue est impeccablement maitrisée, l’auteure tisse avec intelligence et sensibilité les connexions interpersonnelles de son microcosme…

Une réussite !
 

Je rejoins Kathel, qui déplore que ce titre soit passé quasiment inaperçu lors de sa sortie.
Je lis je blogue a aussi beaucoup aimé.

Un autre titre pour découvrir Carys Davies : West

Commentaires

  1. J'ai beaucoup aimé ce roman que j'ai lu également suite au billet de Kathel (alors qu'il était dans ma PAL depuis un moment). Je suis contente de voir que tu l'as apprécié. L'intrigue est bien construite et il y a une galerie de personnages attachants.

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    1. Je viens d'ajouter un lien vers ton billet, que j'avais oublié, bien que l'ayant commenté... ce roman m'a complètement emballée, sans que je parvienne à mettre précisément le doigt sur ce qui nous envoûte... je crois que ça tient au ton, qui donne parfois la sensation d'être à deux doigts de la fable, mais n'y verse jamais d'un pouce... étrange... et très très réussi !

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    2. Merci ! Pour la peine, je copie et je mets un lien vers ton billet à la fin du mien. Bon weekend !

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  2. Je dois avoir raté le billet de Kathel, pourtant je suis bien tentée !

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    1. Il me semble que c'est le genre de titre susceptible de te plaire...

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  3. Oh mais je ne connaissais pas, tu as raison, c'est passé inaperçu, pourtant quelle belle couverture!!! (rien à la bibli)

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    1. Oui, c'est la cerise sur le gâteau cette couverture, j'adore les colibris (j'en ai un -faux bien sûr-, qui pend au plafond de mon salon..) !

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  4. Je suis contente de lire ton avis, c'est vraiment dommage que ce roman ait eu aussi peu de visibilité à sa sortie et aussi peu de lecteurs... (un avis sur babelio quand j'ai écrit mon billet, trois maintenant !)
    J'ai vu qu'une autre traduction de Carys Davies sort fin août sous le titre Éclaircie.

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    1. Bon, ça fait maintenant 4 avis sur Babelio... et je vais guetter la sortie de ce nouveau titre !

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  5. Inaperçu, je confirme. Je n'avais jamais entendu parler de l'autrice jusqu'à ce que la voie apparaitre au catalogue de La Table ronde avec un titre prévu fin août "Eclaircies" qui me fait très envie. Ton retour sur les qualités l'autrice renforce mon envie :-)

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    1. Et mes deux expériences avec elle vont immanquablement m'attirer vers ces "Eclaircies"...

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  6. Apparemment il n'est jamais sorti en poche, c'est dommage. Ma bibliothèque ne l'a pas non plus. Pas de chance.

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    1. J'ai eu la chance de tomber dessus dans une bouquinerie, à un prix qui plus est très modique... West était de mémoire sorti en poche en revanche. La sortie de son prochain titre sera peut-être l'occasion de faire paraître "Le voyage d'Hilary.." en poche..

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  7. Heureusement que vous êtes là les filles ! Moi j'ai "West" dans ma PAL et j'ai totalement oublié pourquoi...

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    1. West est très aussi, même si j'ai émis quelques bémols à sa lecture. J'avais notamment apprécié l'originalité de son histoire.

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  8. c'est pareil, je le note (pour le lire en anglais du coup) merci pour le partage

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    1. Je me souviens que tu avais lu West.. celui-là devrait te plaire aussi.

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  9. J'ai obtenu de ma bibliothèque qu'elle commande celui qui va sortir fin août. Sympa.

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    1. Et c'est du rapide ! En abusant, tu peux peut-être aussi leur recommander celui-là...

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  10. Tu en fais une chronique très tentante; mais il est tout à fait absent de mes bibliothèques, qui sont pourtant généralement assez bonnes en littérature anglo-saxonne contemporaine. Je l'inscris dans un coin de mon cerveau.

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    1. Comme on le souligne avec Kathel, il a bien vite disparu des radars après sa sortie... et c'est bien dommage.

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  11. Eh bien merci de l'avoir remis au goût du jour car je l'avais bien noté chez Kathel, mais évidemment, d'autres titres lui sont passés devant et je l'avais un peu oublié depuis.

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  12. Je m'empresse de noter ce titre.

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