"Solénoïde" - Mircea Cărtărescu
"Car, en effet, la beauté est toujours la rencontre sur une table de dissection du parapluie et de la machine à coudre."
Le narrateur enseigne le roumain dans un collège de la périphérie de Bucarest. Un humiliant échec -une critique aussi violente que moqueuse d’un de ses poèmes lu à un cercle d’étudiants- l’a des années plus tôt fait renoncer à son rêves de devenir écrivain.
Il a été marié mais vit dorénavant seul, bien qu’il entretienne une liaison avec sa collègue Irina, professeure de physique dont les admirables yeux bleus compensent les airs de martyre.
Il vit dans une grande maison en forme de navire, située dans une rue où règne un éternel automne, peuplée de campements de tziganes, où aucune habitation n’est normale, une rue à l’entrée de laquelle la réalité s’arrête….
(Voilà, ça commence à dérailler… impossible d’évoquer des faits en occultant la manière dont ils sont tordus, amplifiés, par la lecture qu’en fait le narrateur).
Son éviction précoce de la carrière littéraire a finalement été un mal pour un bien, est même devenue l’acte fondateur de son existence. Elle l’a orienté vers le vrai sens de sa vie, vouée à une quête abyssale : se faire l’archéologue de ses fantasmes, de ses rêves, de ses souvenirs, rédiger "le compte-rendu de ses anomalies" pour écrire l’histoire de sa vie, non pas sa partie banale et visible, mais celle qui se tapit dans les tréfonds de son intériorité. Cette quête est transcrite dans des carnets, qui composent le texte que découvre le lecteur, dans lequel il progresse comme au cœur d’une forêt profuse, obscure et inquiétante. Elle suppose pour le narrateur d’explorer sa mémoire la plus lointaine, et d’en sonder les trous, malgré la terreur que suscite ce qu’il pourrait y découvrir. Le récit oscille ainsi entre présent et passé, une large part étant dédiée à l’enfance, et est par ailleurs enrichi de la transcriptions d’anciens écrits de jeunesse et d’adolescence, relatant principalement des cauchemars violents et horrifiques. Il tisse d’improbables connexions entre rêves, fantasmes et souvenirs, dépasse la logique apparente des choses pour en déceler le sens caché, les détails d’une dimension qui nous échappe, les clés de l’énigme qu’il s’efforce de déchiffrer. Au-delà d’une exploration intime, il est donc question de comprendre plus généralement l’immense puzzle dans lequel nous vivons, trouver un ordonnancement au monde, une justification à sa brutalité, aux souffrances qu’il nous assène. Il s’y attelle armé de "ses pauvres trésors" -ses dents de lait, des photos de lui petit, une boîte d’allumettes contenant la ficelle tombée de son nombril…- et guidé par des événements qui ont laissé d’indélébiles empreintes, telle la lecture d’un obscur ouvrage intitulé "Le Taon", à l’origine de sa première grande décharge émotionnelle, ou les ténébreuses réminiscences d’une opération qu’il aurait subie à l’âge de trois ans.
Sa quête se matérialise dans la géographie de sa ville, Bucarest, "conçue comme un musée à l’air libre, de la mélancolie et de la ruine de toute chose", constituées de rues tordues, d’égouts percés, de villas penchées et d’écoles inutilisables, de magasins difformes et spectraux. Il la parcourt de fond en comble, les trajets anodins -comme celui, quotidien, qu’il effectue en tram pour se rendre au collège- alternant avec l’exploration de lieux confidentiels ou incongrus, une bibliothèque dont il semble être l’unique usager, une Fabrique de Tuyaux Soudés dont l’immensité semble sans fin, une morgue où il manifeste en compagnie d’un groupe de militants anti-mort, qu’il a intégré par l’entremise d’une de ses collègues.
Le récit des toutes ses pérégrinations, qu’elles soient mentales ou physiques, est extrêmement détaillé, empreint d’une atmosphère étrange et menaçante, voire horrifique. Tout y prend des proportions monstrueuses.
Cela commence dès l’enfance. Petit garçon que sa mère a d’abord élevé comme une petite fille, lui faisant porter des robes et les cheveux longs, il était de ceux que personne ne remarque, un gamin halluciné "torturé par trop d’amour et trop de peur". Il en garde le souvenir d’un territoire de l’étrange, une "chambre des supplices" marquée par les apparitions trop fréquentes de docteurs, de dentistes, et un séjour précoce en sanatorium, en prévention de la tuberculose. La jeunesse a quant à elle été le territoire de la lecture, dans des proportions là aussi démesurées : il a lu des milliers des livres, "à en jaunir les draps de transpiration, à en devenir presque aveugle et schizophrène"…
Que ce soit au passé ou au présent, l’ensemble s’apparente à une déambulation hallucinée dans un univers sordide et souvent incompréhensible. Les lieux, effroyables et glaçants, sont marqués d’une immonde décrépitude, se parent d’une dimension organique, pulsatile, qui fait que l’on y progresse comme dans la grotte d’un ventre géant. Parcourus d’innombrables couloirs, escaliers, vestibules, ils semblent parfois se dilater, s’étirer. Ainsi le collège, où il arrive la plupart du temps en retard en cours, incapable de retrouver sa classe, ou encore sa propre maison, labyrinthe dans lequel il se perd. Ils sont fréquemment baignés d’émanations putrides. Les insectes -poux, sarcoptes…- sont omniprésents. Dans cet univers distordu où évolue une humanité grossière et brutale, les sensations elles-mêmes sont décuplées, et transcrites avec une minutie qui peut susciter l’écœurement, selon les événements qui les provoquent.
Certains scènes ou objets surgissent avec une récurrence menaçante, comme des symboles martelant l’empreinte sinistre de l’ensemble, files d’enfants peuplant les couloirs de l’école en attente de vaccin, fauteuils de dentistes placés en des lieux incongrus, visites nocturnes d’ectoplasmes observant, en silence, le narrateur dans son lit… Le surnaturel s’associe aussi parfois à une extrême violence à l’occasion de péripéties sanglantes et horrifiques qui mettent en scène des créatures monstrueuses, insectes géants qui s’entredévorent, statues colossales qui soudain s’animent…
Les moments de grâce sont rares, mais tout aussi démesurés. Ainsi les ébats avec Irina, pratiqués en lévitation, sa maitresse ayant trouvé l’interrupteur allumant le solénoïde enterré sous sa maison…
La recherche du narrateur suit une logique basée sur l’interprétation a priori fantaisiste des signes qu’il décèle dans ses souvenirs ou d’insignes événements, à l'aide de codes mystérieux qui ouvrent des portes ou déverrouillent des boîtes, ou encore sur la fascination qu’il porte à certaines doctrines scientifiques.
Le métaphysique s’entremêle à l’absurde, qu’alimente une triste réalité évoquée comme en passant, de pauvreté et de rationnement, de propagande communiste…
Soyons honnêtes, 976 pages (au format poche) d’immersion dans l’esprit profus et halluciné du narrateur, avec ses redondances, c’est parfois long. Mais l’écriture est virtuose, d’une poésie que son entremêlement à cette surnaturelle noirceur rend mystérieusement envoutante…
Le moment de grâce me fait sourire, mais il ne sera pas suffisant pour me lancer dans cette expérience de lecture, de trop longue haleine pour moi ! Et un peu trop halluciné aussi ...
RépondreSupprimerMême génialement écrit, je ne supporterais pas longtemps ces suites d’hallucinations...
RépondreSupprimerJe l'avais lu à sa sortie et j'avais beaucoup aimé. Les passages médicaux sont glaçants, mais je me souviens de la belle évocation de la ville de Budapest, il y a de l'ampleur, de l'imagination...
RépondreSupprimerIl n’est pas facile d’écrire un résumé et un ressenti sur un tel livre. Tu en parles très bien.
RépondreSupprimerEn rédigeant ma chronique, je craignais d’être passée à côté de quelque chose. Mais nous sommes à peu près sur la même longueur d’ondes.
J’ai lu récemment Théodoros et Mircea Cartarescu est vraiment un auteur incroyable. J’ai rarement lu des romans aussi impénétrables et pourtant accrocheurs et mémorables.
Merci de m’avoir entraînée vers cette lecture. Elle me tentait mais me faisait aussi un peu peur. Cela aurait été dommage de ne pas lire ce « chef-d’oeuvre du XXIe siècle »
Bonjour Ingannmic
RépondreSupprimerMerci pour cette nouvelle participation avec un "gros bouquin" estival. Un peu de Proust là-dedans, avec un brin de fantastique (moins violent que du Lovecraft quand même)?
En voyant la mention de Bucarest, ville qui semble tenir une certaine place dans les introspections du narrateur, je me suis un moment demandé si ce livre ne pouvait pas aussi prétendre à participer à "Sous les pavés, les pages" (je me suis même demandé un moment qui pouvait bien être la personne gérant ce challenge, déjà!).
Mais bon, je suppose que c'est toi qui sais (et qu'il n'y a aucun "acte manqué" là-derrière!).
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
Je viens de rendre theodoros sans l'avoir lu, exact, l'écriture m'a l'air formidable, à ke feuilleter. Mais.
RépondreSupprimerJe sens que je vais passer à côté d'une œuvre qui a certainement sa raison d'être mais je manque de courage face à cette phrase :"Soyons honnêtes, 976 pages (au format poche) d’immersion dans l’esprit profus et halluciné du narrateur, avec ses redondances, c’est parfois long. "
RépondreSupprimerOh la la!!! Hyper tentant pour moi! Mais est-ce bien raisonnable? Je fais de la boulimie lectrice, c'est sûr.
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