"Le gang de la clé à molette" - Edward Abbey

"Le bien le plus précieux est la liberté, pas la sécurité."

Ils sont quatre, formant un groupe délicieusement hétéroclite (mais complémentaire).

Doc Sarvis, chirurgien d’Albuquerque, et sa jeune et belle assistante Bonnie Abbzug, constituaient déjà un duo. Ce drôle de couple -elle petit bout de femme arrogante, lui immense ursidé chauve et à la peau rose, gentil et généreux, un peu adolescent attardé- pratique un curieux hobby, consistant à brûler les panneaux publicitaires des bords de route… Ils rencontrent Seldom Seen Smith à l’occasion d’une excursion en canoé. L’homme, né dans la communauté des Mormons, pratiquant la polygamie mais "en congé sabbatique permanent à l’égard de sa religion", est considéré par ses coreligionnaires comme un renégat. Il connait comme sa poche ce Sud-ouest des Etats-Unis où il exerce en tant que guide de randonnée fluviale. Le quatrième larron s’ajoute au groupe à l’initiative de Smith, qui doit remplacer l’assistant qui vient de lui faire faux bond. Il jette son dévolu un peu par hasard sur le premier olibrius qui lui tombe sous la main. George W. Hayduke est un vétéran du Vietnam où il fut deux années durant captif des Viet Cong, à qui il a notamment servi d’infirmier. C’est un être vulgaire et mal dégrossi, adepte des armes à feu, mais aussi un rebelle extrêmement débrouillard, pour qui les techniques de survie n’ont aucun secret.

A l’occasion de discussions au coin du feu à la fin de leurs journées de canotage, ils se découvrent un point commun : la rage que leur inspire la destruction de leur environnement naturel. Pour George et Smith, c’est personnel, ils ne supportent pas le saccage des paysages de leur terre natale (et accessoirement gagne-pain de Smith), notamment provoqué par la mise en barrage du fleuve Colorado ou par l’exploitation minière et pétrolière qui éventre les sols et exige de pharaoniques infrastructures (ponts, routes...). Sarvis a une vision plus globale, qu’il exprime à sa manière un peu docte -!-, condamnant l’industrialisme galopant, la destruction du milieu naturel et de la structure des peuplements indiens, ainsi que l’empoisonnement des réserves d’eau au profit d’une poignée de nantis, la pollution de l’air et de l’alimentation qui provoque la recrudescence de leucémies et de cancers… Bonnie, originaire du Bronx, est pour sa part tombée amoureuse du Sud-Ouest alors qu’étudiante, elle était en tournée avec sa troupe de danse. Elle y est restée.

Le Gang de la clé à molette se fonde ainsi sur le ciment de leur motivation commune, ainsi que sur leur pragmatisme. Car très vite, nos quatre quidams s’organisent pour passer à l’action. Leur seule ligne de fracture concerne le détail des moyens. A une exception près, ils s’accordent sur des techniques de harcèlement subtil et sophistiqué, et surtout sur une règle non négociable : le refus de toute violence. George l’impulsif argumente quant à lui pour un sabotage industriel massif et scandaleux, mais s’incline, minoritaire, d’autant plus que c’est Sarvis qui finance l’intégralité des opérations.

C’est le début d’une épopée rocambolesque à travers le désert de l’ouest américain, Hayduke éclusant des bières à un rythme à révulser toute vessie et se chamaillant avec Bonnie, Doc arborant son éternel cigare... Engins de chantiers rendus inutilisables, ponts amputés de leurs piliers, bulldozer versé dans le ravin… les agissements de nos quatre acolytes lancent bientôt à leurs trousses une milice privée dirigée par un pseudo-évêque mormon ayant des comptes à régler avec Seldon Smith.

C’est drôle et enlevé, émaillé de dialogues rendus percutants par la grossièreté de Hayduke et la répartie persifleuse de Bonnie. Edward Abbey a le sens de la formule, entremêle avec fluidité réflexions existentielles et prosaïsme le plus cru, déploie une verve aussi précise qu’inventive, et fait preuve de cohérence en évoquant constamment un milieu naturel qui devient un personnage à part entière de son roman.

Virtuose et réjouissant !


C’est un dernier pavé, chez Sibylline & Moka (504 pages, chez Totem)

Commentaires

  1. Un roman beaucoup vu sur les blogs à une époque, mais je ne lui ai pas trouvé un créneau .. je ne désespère pas.

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    1. Oh, ça faisait un moment qu'il traînait sur ma pile aussi.. je ne regrette pas de l'en avoir sorti !

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  2. Ouh là un classique incontournable, hayduke a un modèle dans la réalité. Et tu sais quoi? Il existe Le retour du gang à la clé à molette ! Je me les relirais bien, tiens.
    Seul bémol pour ces joyaux individus, ils jettent dans le désert

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    1. Oui, j'ai vu pour "Le retour..", il est bien noté ! Moi aussi, ça m'a fait tiquer, les canettes jetées par la fenêtre du véhicule...

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  3. nathalie20.9.25

    Ah oui c'est une lecture entraînante, ça fait du bien.

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    1. J'ai passé un excellent moment, en effet.

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  4. J'ai venté les vertus de ce livre il y a tout juste trois jours. Quand une bibliothécaire l'a déposé sur la table, je ne me souvenais plus qu'il était si épais.

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    1. Il est épais, mais le texte est aéré, et ça se lit vraiment bien (c'est entraînant comme l'écrit Nathalie)...

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  5. l'écriture a l'air très maitrisée !

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    1. C'est à la fois enlevé, par moments lyrique, très souvent drôle...

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  6. Je dois le lire depuis longtemps. Merci pour ce rappelle qui me donne encore plus envie de me procurer le roman.

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    1. Fonce ! C'est l'assurance de passer un très bon moment...

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  7. Je n'ai lu que Le feu sur la montagne et Désert solitaire (qui m'avait un peu agacé)... IL faudrait que je revienne à l'auteur avec ce titre.

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    1. Il me semble que c'est son plus connu (son meilleur ?)... je poursuivrai avec Le retour du gang, rien que pour retrouver ces quatre olibrius !

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  8. Tout est dit, un très bon bouquin de cet auteur. Merci l'Abbey !

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    1. Tu as raison de remercier l'auteur, ce genre de lecture, aussi intelligente que distrayante, est tellement bienvenu...

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  9. Repéré mais toujours pas lu ... Je l'ai eu en main mais il est plus épais que je ne l'avais pensé et j'ai repoussé le moment de le lire. Ça viendra !

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    1. Il est gros mais il y a pas mal de dialogues, et l'intrigue nous emporte...

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  10. Tiens, je suis étonnée par la thématique, beaucoup plus politique que ce
    que j'avais compris de ce roman en lisant le quatrième de couverture. Que
    j'ai souvent lue, attirée par le titre du roman, mais que j'ai reposé à
    chaque fois. Là, je me dit, pourquoi pas ...

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    1. Les héros font moins dans la politique que dans l'émotion, si on y pense. Leur réaction face à la dévastation de l'environnement est surtout viscérale, voire un peu égocentrique : ils ne supportent pas qu'on touche à "leurs" paysages... mais si on faisait tous ça, la cause écolo avancerait peut-être plus vite qu'avec des beaux discours !

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  11. Oh que c'est tentant !! J'ai dû vérifier, mais non, je n'ai jamais lu cet auteur.

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    1. C'est l'occasion de s'y mettre ! Un bon moment en perspective, ça ne se refuse pas...

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  12. PHILIPPE20.9.25

    Je ne connais pas du tout, mais si c'est virtuose et réjouissant...

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  13. Ma lecture commence à remonter un peu mais j'en garde un souvenir de grands délires plutôt réjouissants. Il me semble ne pas avoir adhéré à tout cela dit.

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    1. Les personnages ne sont pas exempts de contradictions, mais c'est aussi ce qui les rend d'autant plus drôles et crédibles...

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  14. Tu m'as convaincue. Je le lis dès que l'occasion s'en présente

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  15. Oh la la je l'ai noté il y a des années, quand le Nature writing a pris de l'essor sur les blogs, notamment grâce à Gallmeister... j'en ai lu d'autres mais pas celui-ci que tu me remets en mémoire.

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    1. C'est en effet un grand classique du "nature writing", et d'assister au sabotage de tous ces ponts et engins de chantier est assez jubilatoire, je dois dire...

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  16. Virtuose et réjouissant !
    voilà qui fait que je vais le mettre dans ma liste (trop longue hélas)

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    1. Si tu dois prioriser, celui-là est vraiment à retenir pour les périodes où te viendra l'envie de te divertir !

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  17. OMG, je ne compte plus le nombre d'années depuis que ce livre est sur ma LAL, prioritaire en plus. Je sais que je vais aimer et pourtant... Merci du rappel.

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    1. Rassure toi, il trainait aussi sur ma pile depuis des siècles !! Tu finiras par y venir...

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  18. J'aime beaucoup ce genre de livres décalés et les galeries de personnages qui forment un ensemble haut en couleur.

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    1. Dans ce cas, n'hésite pas, il est excellent !

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  19. Je n'ai pas encore lu cet auteur, tout de même c'est incroyable depuis que je le vois passer sur les blogs...il faudra bien que je me décide :) Tu m'en donnes envie

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    1. Il faut dire qu'on en voit passer tellement qui semblent dignes d'intérêt...

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  20. Ca fait un moment que Patrice s’apprête à le lire, ton billet enthousiaste pourrait lui servir de dernier coup de pouce.

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    1. Je serais ravie d'être l'élément déclencheur de cette lecture :)

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  21. Une lecture qui me tente de plus en plus malgré le nombre de pages.

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    1. Les pages sont certes nombreuses, mais se tournent toutes seules !

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  22. Le titre me dit quelque chose... Et en vérifiant, effectivement, il est de 2016 et a dû sévir à l'époque sur la blogo. Tu fais bien de le présenter, car il me tente bien et je l'avais oublié !

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    1. C'est en réalité un titre de 1975, qui a été ensuite réédité... un précurseur, cet Edward Abbey !...

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  23. En plus du diptyque sur nos "déconstructeurs" (à la clé à molette), j'ai lu (et apprécié) Désert solitaire où il parle de la politique des parcs nationaux aux Etats-Unis... Et j'ai vu le film et lu la BD de l'oeuvre Seuls sont les indomptés.
    Grand auteur (il paraît qu'on ne sait pas où il est enterré?).
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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    1. Merci pour toutes ces références, je reviendrai vers cet auteur, c'est certain. Et j'ignorais qu'il y avait un mystère concernant le lieu de son dernier repos... rebelle jusqu'au bout !

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  24. oula, voici un roman que j'ai lu il y a bien longtemps et qui mavait laissé un bon souvenir. Par contre je ne me rappelle pas l'avoir chroniqué . Une valeur sûre en tout cas !

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    1. Je n'ai en effet pas trouvé de billet le concernant sur ton blog :)... une lecture en tous cas fort réjouissante, et qui m'a donné envie de poursuivre ma découverte de l'auteur.

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  25. Coucou ! C'est un classique, depuis le temps que je dois le lire !!

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    1. Bonjour ! Oui, et comme tout bon classique il n'a pas pris une ride ... A lire, vraiment.

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