"Un fils de notre temps" - Odön Von Horváth

"Mais voilà que le monde est une porcherie."

Cela fait six mois que la narrateur est soldat. Il est ainsi enfin sorti d’une longue période d’indigence et d’incertitude morale dans laquelle les circonstances de la vie l’avaient plongé, l’acculant au vol, le rendant triste et amer.

L’assurance d’avoir un toit sur la tête, des vêtements propres et de la nourriture à chaque repas lui a subitement fait recouvrer sa dignité, et empli d’une ferveur patriotique aux tendances bellicistes et suprémacistes. Fier de cet empire fort et puissant dont il est un des nouveaux combattants, le voilà prêt à contribuer à son expansion, en partant à la conquête de nouveaux territoires. Il ne s’agit même pas vraiment de guerre mais de "nettoyage", de se soumettre à la logique naturel d’un monde où règne la loi du plus fort, et ceux qui ne l’ont pas compris ne méritent que son mépris. C’est le cas de son père, vétéran de 14-18, qui passe son temps à se plaindre et qui en est réduit à faire le larbin et l’hypocrite dans le café où il exerce comme serveur. Et bien qu’il se dise prêt à mourir pour son peuple, force est de constater que l’ensemble de la gent humaine ne lui inspire guère plus d’affection. Les femmes, notamment, sont considérées comme un "mal nécessaire" (à la perpétuation de l’espèce) et une source d’embrouilles. Seul son capitaine est l’objet d’une admiration sans bornes.

Mais plusieurs événements vont faire vaciller ses nouvelles convictions.

Une jeune fille aperçue à la caisse d’une attraction de fête foraine se met à hanter ses pensées. Empêché par sa première mission de faire plus ample connaissance avec elle, il est blessé, et voit ses chances de rester dans l’armée compromises. Les spectres de la pauvreté et du découvrement ressurgissent. A cela s’ajoute la mort de son capitaine, mais il y a pire… lorsqu’il rend visite à la veuve de ce dernier, il apprend le désespoir dans lequel la barbarie et l’absurdité de la guerre avait plongé le défunt…

Son patriotisme exalté n’aura pas fait long feu… de nouveau le héros est la proie du doute, douloureusement conscient de la médiocrité de sa vie, du cynisme du monde et de la manière dont le peuple est manipulé par les puissants.

Le texte est porté par un style lapidaire, des phrases courtes et souvent tranchantes, qui confèrent une sensation d’immédiateté qui se mue en une sorte d’urgence désordonnée avec le délitement de la stabilité mentale du narrateur. C’est bref mais intense et efficace, conformément à la volonté de l’auteur qui écrivait à un ami, ainsi que le précise la quatrième de couverture "Il faut que j’écrive ce livre. Ça urge, ça urge !". "Un fils de notre temps" est paru en 1938, année de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne. Odön Von Horváth, opposé au fascisme contre lequel il avait mis en garde, a été placé sur la liste des auteurs interdits pendant la période du national-socialisme.


Une lecture commune organisée en hommage à Goran, blogueur qui nous a quittés en avril 2021, dont le blog est toujours accessible ICI

Y ont participé : Claudialucia - Patrice - La Bouche à Oreille - Alex - Cléanthe - Anne-yes - Passage à l'Est! - Madame lit

Commentaires

  1. Je découvre ce roman grâce à ton billet... et je le note aussitôt !

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  2. En choisissant ce titre chez Goran, tu nous fait découvrir un roman important que tous semblent avoir beaucoup apprécié. Je le note précieusement !

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    1. C'est un peu le hasard, et un peu grâce à ma fainéantise : j'avoue que la brièveté du texte a pesé dans mon choix de titre, le mois de septembre étant déjà bien rempli pour nous tous.

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  3. Tu as fait un excellent choix en retenant ce livre pour la LC en hommage à Goran. J'ai beaucoup aimé ce livre, qui est d'une grande richesse malgré son nombre limité de pages.

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    1. C'est exactement ça, en peu de pages l'auteur livre un texte fort et dense.

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  4. Ce qui me frappe dans ce roman c'est la façon dont l'auteur a bien vu et anticipé ce qui venait et les réactions des Allemands face au nazisme.

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    1. Et il a mis cette lucidité au service d'un texte qui dépeint clairement, sans pourtant jamais préciser le contexte, les mécanismes de bascule dans l'idéologie national socialiste. On voit d'ailleurs, en tous pour le personnage, que cette bascule n'est pas tant idéologique qu'opportuniste et motivée par le "confort" matériel et moral qu'elle lui apporte.

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  5. J'ai lu les trois billets sur ce livre et vous m'avez toutes donné envie de le lire. Un auteur que je connais seulement de nom et dont je sais qu'il est important. Je vais essayer de le caser quelque part.

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    1. C'est bien que cette lecture commune donne des envies...

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  6. J'ai lu déjà trois des chroniques de cette LC, évidemment je suis tentée par le principe narratif, moins par les extraits que j'ai lu ... L' "urgence désordonnée" que tu évoques ne limite-t-elle pas le récit à des notations ? Je note quand même ce titre, parce que je sens qu'il a "quelque chose" d'immersif et que le style peut prendre sens au fil de la lecture.

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    1. Oh oui, il prend ! C'est tranchant et efficace, et si le texte retranscrit le désordre qui s'empare de l'esprit du narrateur, l'ensemble reste tenu par un fil cohérent.

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  7. Tout comme Cath L, je note. J'ai déjà lu 3 billets aujourd'hui sur ce texte et il a l'air passionnant. Il est en réserve à ma médiathèque, je viens de le demander :)

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    1. Je suis ravie de voir que cet hommage à Goran aura permis de faire découvrir un auteur injustement méconnu.

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  8. Un auteur que j'ai découvert grâce à cette lecture commune.

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    1. Oui écrit dans l'urgence. Maintenant je n'a pas trouvé que c'était limitatif pour répondre à Athalie, c'est incisif. Il n'y pas besoin d'en dire plus !

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    2. @Alex : Le blog de Goran comme son top 100 sont d'une manière générale riches d'auteurs à (re)découvrir.
      @Claudia : nous sommes d'accord, l'auteur trouve le juste équilibre entre efficacité et contenu.

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  9. Merci pour le lien vers mon billet, et pour cette suggestion de lecture commune; je te rejoins sur le côté "intense et efficace" mais en même temps je me demande "efficace pour qui?" (du point de vue politique plutôt que littéraire) au moment où il est sorti? C'est à dire que j'aimerais beaucoup pouvoir me représenter qui étaient ses lecteurs de l'époque (les censeurs inclus).

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    1. Je pensais en effet plutôt à l'efficacité stylistique, et à l'art de l'auteur pour exprimer son propos en peu de mots. Quant à l'impact de son contenu, très bonne question, il faudrait pouvoir reconstituer le parcours du roman...

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  10. J'ai pu, grâce à ce titre, renouer avec la lecture d'Ödön von Horvath, un auteur que j'apprécie énormément. Merci pour ce très bon choix!

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    1. Tu es sans doute l'un des seuls - voire le seul- participants qui connaissait l'auteur avant cette LC ! Et je suis moi aussi très contente de mon choix :)...

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  11. Un auteur et un livre qui semblent valoir le détour autant pour les thèmes abordés que pour l'écriture.

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    1. Oui, cette LC a été l'occasion d'une belle découverte.

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  12. J'ai découvert ce matin cette lecture commune chez Alex en hommage à ce blogueur que je ne connaissais pas...je trouve que c'est une belle idée. Quant à cet auteur je n'en avais jamais entendu parler. A voir donc vu mes listes en attente

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  13. J'aimais beaucoup le blog de Goran et cela ne m'étonne pas qu'on puisse y trouver de très beaux romans. Je n'avais pas remarqué celui-ci mais je le lirai volontiers.

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    1. Je consulte toujours de temps en temps le blog de Goran, où j'ai l'assurance de trouver des idées de lecture que je n'aurais pas trouvées ailleurs...

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