"Chronique des jours de cendre" - Mia Couto

"- Il existe deux types de Noirs : les chaussés et les Noirs."

J’ai découvert Mia Couto avec "L’accordeur de silences", qui m’avait envoutée par sa langue évocatrice et son étrange atmosphère. Le Mois Africain de Jostein et une proposition de lecture commune de Nathalie ont constitué une double occasion de le retrouver. Ça n’a pas très bien commencé, à vrai dire... Mon premier choix s’est porté sur Terre somnambule, dont la dimension énigmatique -symbolique ?- m’a rapidement découragée. Et je dois avouer que, par précaution, mon second choix a essentiellement été dicté par la brièveté de l’ouvrage… par chance, ça a cette fois été une bonne pioche !

1974, dans le village mozambicain de Moebase, perdu en pleine brousse.

Les blancs y sont rares. Parmi eux, Lourenço de Castro qui, comme son père avant lui, est inspecteur de la PIDE, la police politique de Salazar. Un père dont la mort est à l’origine d’un traumatisme : alors qu’il précipitait des prisonniers du haut d’un hélicoptère (sans parachute, s’entend) il s’est fait entraîner à son tour hors de l’appareil par des détenus déterminés à ce qu’il tombe avec eux... Son fils, alors jeune adolescent, présent mais tétanisé, n’a rien pu faire. 

On le rencontre alors qu’il rentre justement du travail, les mains couvertes de sang. Et là il y a comme une dissonance, lorsque sa mère Dona Margarida lui indique avoir "préparé son petit lit" et mis son doudou à laver parce qu’il était plein de bave. Une dissonance bien sûr volontaire, l’auteur jouant tout au long du roman sur ce contraste entre l’évocation d’une réalité violente, sanglante, et une satire visant à tourner ses auteurs en ridicule, ce qui ne les rend pas moins effrayants, bien au contraire. De même, la manière dont Lourenço se plaint des difficultés de son métier, tel un enfant capricieux mais tout-puissant, sans aucune conscience de la cruauté de ses actes, glace d’effroi. 

Hormis ce fils unique et cette mère si attentive à son bien-être, le foyer des de Castro compte Irène, la sœur de cette dernière, dont le comportement éhonté et impudique constitue la honte de la famille. Irène côtoie des noirs, se promène du côté du lac dont elle revient couverte de boue… Dona Margarida pourtant l’envie, pour son exubérance joyeuse, sa beauté, son indifférence pour le pouvoir ou les biens matériels. Le feu intérieur d’Irène la libère de la grisaille de leur maison hantée de silences et de soupirs. Margarida, elle, se sent comme une souche morte, et n’aspire qu’à rentrer au pays. Elle ne s’est jamais adaptée à l’Afrique. En vingt ans, elle n’a même jamais parlé avec une femme noire, ne sortant de chez elle que pour se rendre à l’église, priant pour oublier la violence et la mort semées par ses semblables.

Les événements vont peut-être lui offrir la possibilité de ce retour tant espéré au Portugal. A Lisbonne, la Révolution des Œillets met fin à la dictature de Salazar, et sonne le glas de la présence coloniale au Mozambique en galvanisant les forces indépendantistes du pays. 

La chronique évoquée dans le titre est celle, violente et nébuleuse, de ces derniers jours d’occupation, ponctuée d’incursions dans un passé qui explicitent les relations entre les acteurs du drame qui se joue, notamment celles qui lient les de Castro à l’aveugle Andaré Tchuvisco, que Lourenço soupçonne d’être impliqué dans la guérilla, ou celles qu’entretint Irène avec une famille dont tous les membres sont dorénavant défunts, tragédie à l’origine de la tristesse et de la colère qui couvent sous sa joie apparente, qu’elle déverse dans des carnets qu’elle ne prend même pas la peine de dissimuler.

Une sorcière aux pouvoirs surnaturels jouera elle aussi un rôle au sein de cette chronique, qui louvoie sur la frontière entre réalité et légendes, et joue sur l’intrusion du magique dans le réel.

A lire.



Commentaires

  1. Je suis déjà glacée d'effroi rien qu'à la lecture du résumé ... Le thème du colonialisme retient malgré tout mon attention. En plus, je sors d'une lecture quelque peu âpre, Le sang ne suffit pas d'Alex Taylor ( que j'étais persuadée d'avoir noté chez toi, mais non, c'était un autre titre ...) .

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  2. Pas trop mon truc, je le sens... ^_^

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  3. Anonyme24.10.25

    L’auteur évoque aussi Lourenço dans Le cartographe des absences centré également sur les actions de la PIDE . Tu as effectivement fait une bonne pioche, ce roman semble très évocateur de l’ambiance mozambicaine lors de l’occupation portugaise. Avec en prime, un petit côté ironique

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  4. Il a l'air saisissant ce roman. Je retiens cette dichotomie dérangeante entre le métier de Lourenço et la manière dont il est traité par sa mère et ça me glace tellement que j'en devins intriguée par ce roman que tu nous conseilles.

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  5. Tu as bien fait de ne pas rester vague en expliquant les personnages... Là, je sais que je pourrai pas le lire, c'est affreux !

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  6. comme Athalie l'idée d'admirer un père qui balance des gens hors d'un hélicoptère pour les tuer .. bref, je connais l'histoire de cette ancienne colonie portugaise et dont les richesses minières sont toujours détenues par d'anciens colons qui laissent les habitants vivre dans une extrême pauvreté.. j'avais déjà un autre roman sur ce pays et mon beau-père féru d'histoire m'en parle souvent. Néanmoins ton résumé me fait dire que je peux passer mon chemin, mais tant mieux si tu as aimé après avoir commencé un autre roman qui t'a perdu en chemin. Je dois choisir ma prochaine lecture ce soir .. à voir, je viens de finir de lire un recueil d'essais et j'ai à nouveau envie de lire un roman

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  7. Je suis comme Keisha, je ne le sens pas bien ... même si ce roman t'a plus enthousiasmée que Terre somnambule

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  8. Nathalie24.10.25

    Je profite du WiFi du tgv pour lire ton billet (la modernité est formidable).
    Je note ton titre, qui a l'air plus ancré dans l'histoire politique que L'accordeur. Je pense qu'il me plaira. Je regrette quand même cet échec de Terre somnambule, que j'avais beaucoup aimé.

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