"Les saisons de la nuit" - Colum McCann

"Qu'est-ce que ça fait d'être vivant ? Ça me plairait, tu crois ?"

C’est l’histoire de ceux qui bâtissent la ville, mais l’habitent en ses lieux les plus sordides, les plus rudimentaires, et en subissent la violence.

C’est en 1916 que nous faisons la connaissance de Nathan Walker, qui travaille dans ses tréfonds, venu de sa Géorgie natale pour creuser le tunnel ferroviaire qui reliera, sous l’East River, l’île de Manhattan à Brooklyn. Là, sous le fleuve, entre ces forçats du limon qu’on appelle les "gadouilleux" et qui, travaillant sous air comprimé, sont quotidiennement soumis au risque de la maladie des caissons, règne la démocratie d’une obscurité qui occulte les couleurs de peau. La dureté du travail est par ailleurs la même pour tous, irlandais, Polacks, Ritals ou, comme Walker, noirs. A dix-neuf ans, c’est un grand gaillard athlétique qui impressionne par son aisance physique. 

En plus de Walker, l’équipe compte Vanucci, un grand italien filiforme qui maitrise mal l’anglais, et les irlandais Sean Power et Con O’Leary. Seul ce dernier périt lorsqu’un accident de décompression propulse les trois autres avec une violence inouïe à travers le lit du fleuve, à la surface de la terre, dont ils sortent des entrailles "tels des dieux". Con, lui, est resté prisonnier de l'East River. Son corps ne sera jamais retrouvé.

On suit la destinée de Walker sur plusieurs décennies à partir de cet accident aussi épique que tragique. C’est un homme paisible mais solide, qui sait se bagarrer s’il le faut -et il a le coup de poing puissant-, qui accepte volontiers de boire un verre mais ne tombe jamais dans l’excès. La vie lui fournira pourtant plus d’une occasion de désespérer. Jeune, il change de logement souvent, de mansardes en appartements insalubres. Les femmes elles aussi vont et viennent, finissant systématiquement par se lasser de sa timidité ou de la peur permanente de le voir mourir dans un tunnel. Les seuls constantes de sa vie sont l’amitié qui le lie à ses camarades Sean et Vanucci, et les visites régulières qu’il rend à la veuve de Con O’Leary et à sa fille Eleanor, qui n’aura jamais connu son père. L’existence de Nathan sera marquée par la ségrégation et le racisme, à l’origine de drames de plus en plus difficiles à surmonter, mais jamais il ne renoncera à sa dignité, et à sa loyauté envers la famille qu’il finira par construire. 

Le deuxième personnage principal du roman a quant à lui travaillé près du ciel, perché sur des buildings de plus en plus hauts, de plus en plus arrogants. Mais ça c’était avant l’effondrement de sa vie. Nous le rencontrons au début des années 1990. Treefrog est maintenant lui aussi un familier des tunnels, puisqu’à l’instar de quelques-uns de ses semblables, ceux que l’on dit sans domicile fixe, il se terre dans leur obscurité, parmi les immondices et les déchets. Véritable équilibriste, il s’est construit à sept mètres de haut une niche que l’on rejoint en escaladant d’étroites poutrelles. Il y passe le plus clair de son temps, en compagnie de sa chatte Castor, à dormir de longues heures, ou à établir une étrange cartographie des ténèbres, traduisant sur le papier ce que sentent ses doigts dans le noir de sa tanière, la moindre encoche devenant dépression, le moindre filet d’eau se transformant en fleuve. Il doit les cicatrices qui balafrent son corps à des automutilations pratiquées pour expier on ne sait quel impardonnable péché, sans doute en lien avec le souvenir torturant de sa fille, qu’il entretient à l’occasion de ses rares sorties en scrutant les silhouettes d’enfants jouant dans les parcs. L’arrivée, dans la communauté d’olibrius désespérés qui peuple le tunnel, d’Angie, dont la flétrissure a échoué à anéantir toute la grâce, réveille chez Treefrog sa sensibilité au féminin.

On suit les parcours de Nathan et de Treefrog en alternance, ignorant pendant longtemps le lien qui les unit, avant que leurs destinées se rejoignent. Le récit demande ainsi une certaine patience, mais n’ennuie jamais, tant Colum McCann sait rendre ses personnages tangibles, et nous impliquer dans les événements qu’ils subissent ou provoquent. Le roman est hanté de la malédiction que peut représenter aux Etats-Unis le seul fait d’être noir, mais en dépit de la dimension tragique et poignante qui en résulte, le récit n’est jamais misérabiliste.

Et c’est un titre ô combien parfait pour Sous les pavés les pages, "les veines et artères de la ville se confondant avec la complexité du cœur humain, (…) hommes et femmes (irrigant) de sang les rues de la cité…"


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Commentaires

  1. Ca m'a l'air très sombre, comme le suggère le titre d'ailleurs, mais d'une grande sensibilité. Et quel excellent choix pour les Pavés en effet !

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  2. Un bon souvenir de lecture (quoiqu'un peu lointain !)

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  3. Il me semble que je l'ai lu, il y a très longtemps, mais je n'en pas vraiment gardé de souvenir.

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  4. Sombre oui, mais sans doute intéressant et instructif

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  5. Mon blog ne garde aucune trace de cette lecture mais je suis certaine que c'est avec ce titre que j'ai découvert l'auteur ! Je ne me souviens plus du lien entre les deux personnages, mais par contre très bien de la force narrative du roman ! Et aussi de la peinture de la condition des migrants jamais misérabiliste, comme tu le soulignes. Un beau pavé ...

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  6. C'est la ville par ses côtés les plus sordides ! Encore un auteur que je n'ai pas lu et pourtant ce n'est pas faute d'en avoir envie.

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