"Apeirogon" - Colum McCann

"Quand on est sur la corde raide... on regarde au loin. Pas en bas."

On y apprend ce qu’est un apeirogon (je ne suis pas sûre d’avoir compris, j’ai toujours eu du mal avec la géométrie), et ce qui définit les nombres amicaux. Que le bois d’olivier se conserve même dans l’eau, ou comment les dolines de la mer Morte peuvent engloutir des bâtiments et de portions de routes. Il y est beaucoup question d’oiseaux, notamment des migrateurs, mais aussi des ortolans qui ont constitué le dernier repas de François Mitterrand. Récurrentes aussi, les données balistiques, l’histoire des armes et leur utilisation, de la fronde aux drones, en passant par le shrapnel ou le M-16. La guerre y est ainsi omniprésente, et avec elle cette éternelle propension qui semble pousser les hommes à la mener, l’inventivité -voire l’imagination délirante- avec laquelle ils ont conçu, à travers les siècles, les moyens de tuer et de torturer leurs semblables.

Mais ce n’est pourtant pas sur cela que Colum McCann braque la focale de son regard. C’est le pendant à cette violence et à cette barbarie qui l’intéresse, ce et ceux qui les contrent et les refusent.

Il y est donc aussi question de la correspondance entre Freud et Einstein autour d’une réflexion sur la prévention de la guerre ; d’un artiste qui transforme des balles en minuscules mangeoires pour les oiseaux ; d’un certain Frankenthal, obsédé par l’établissement de l’interminable liste de tous les proches israéliens ou palestiniens tués dans des attaques depuis 1948…

Et surtout, il y est question de Rami Elhanan et de Bassam Aramin. Le premier est israélien, le second palestinien.

Ils ont tous deux perdu leurs filles. Smadar, celle de Rami, est morte en 1997 dans un attentat. Bébé, elle fut la mascotte du Mouvement pour la paix, son visage illustrait des affiches demandant "A quoi ressemblera la vie en Israël quand Smadar fêtera ses quinze ans ?". Elle est morte avant d’avoir fêté ses quatorze ans. Abir, la fille de Bassam, a été tuée en 2007 d’une balle derrière la tête, à la sortie de l’épicerie où elle était allée acheter des bonbons. Elle avait dix ans.

Pour Rami, fils d’un rescapé d’Auschwitz qui a attendu que sa petite-fille l’interroge dans le cadre d’un devoir scolaire pour évoquer l’enfer des camps, la paix a toujours été une inexorabilité morale, une conviction qu’il affiche sans réserves, au risque de s’attirer les foudres de ses coreligionnaires.

Le chemin de Bassam vers la non-violence a été plus complexe. Soupçonné de terrorisme (pour avoir jeté des pierres), il a passé une partie de sa jeunesse en prison. De tempérament rebelle, il y a souvent et violemment été battu. Mais il y a aussi fait une découverte qui a bouleversé sa manière de voir le monde. Désireux de mieux connaître son ennemi, il a visionné un documentaire sur l’Holocauste. Bouleversé, il a eu envie de comprendre ce qu’avaient vécu les juifs mais aussi ce qui les a poussés à retourner leur oppression contre la Palestine. Sorti de prison avec le désir de s’attaquer à l’ignorance de la violence (y compris la sienne), il décide, à vingt-cinq ans, de partir en Angleterre avec femme et enfants pour y étudier la Shoah.

Les deux hommes se sont rencontrés grâce à l’association des Combattants pour la Paix, cofondée par Bassam. Rami avait déjà perdu sa fille, celui qui est devenu son ami pas encore. Ils ont décidé de faire de ces pertes l’étendard du message qu’ils portent à travers le monde. Raconter, inlassablement, ce qui est arrivé à leurs filles, est devenu la principale mission de leur vie. 

Ils sont donc au centre de ce roman à la forme atypique, composé d’une succession de sections souvent courtes -parfois même constituées d’une unique phrase- numérotées de 1 à 500 jusqu’à une césure centrale où sont transcrits les témoignages des deux hommes, à partir de laquelle le compte se fait décroissant. Le kaléidoscope ainsi formé, assemblage fragmenté, poétique, de données techniques et historiques, de bribes d’intime, de références à des figures célèbres et hétéroclites -de Borges au funambule Philippe Petit en passant par Sinead O’Connor-, avec son apparente absence de hiérarchisation de tous ces éléments, pourrait laisser l’impression d’un grand bric-à-brac et, plus gênant encore, le goût d’une certaine superficialité. Ce serait méconnaître la maitrise narrative de Colum McCann, qui parvient, par un ordonnancement dont ont miraculeusement disparu toutes les coutures, à faire clairement émerger de son texte foisonnant et a priori foutraque les grandes lignes de son propos, en cet entremêlement du politique et de l’existentiel qu’induit le conflit israélo-palestinien, comme le démontre de manière si bouleversante la capacité de Bassam et d’Abir à faire de leur deuil une arme de leur combat pour la paix.

La récurrence d’épisodes du quotidien des deux héros rappelle notamment le contexte compliqué et douloureux de guerre larvée dans lequel ils évoluent, où le moindre déplacement, pour peu qu’un check-point ponctue votre itinéraire, peut s’avérer contraignant voire périlleux, où la constante possibilité de la survenance d’une agression et de la mort rend exagérément suspicieux. Elle pose par ailleurs l’évidence de l’iniquité du sort des Palestiniens, victime d’une occupation qui les humilie et nie leur existence en tant que peuple, à l’origine d’une violence qu’explique un besoin légitime de reconnaissance et de réparation.

Mais Apeirogon est aussi et surtout un émouvant hommage aux hommes de bonne volonté qui ont trouvé la force, envers des circonstances propices à la haine et au désir de vengeance, de privilégier la rencontre et le dialogue.

A lire, évidemment.


Un autre titre pour découvrir Colum McCann : Zoli

Un pavé (648 pages chez 10-18), pour Sibylline et Moka.

Commentaires

  1. Oh bien sûr je l'ai lu! Mais je n'ai pas eu coeur à écrire un billet;.. Merci de me rappeler ces beaux personnages...

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  2. Ce sont ces deux hommes formidables qui font la beauté du roman, et aussi bien sûr la forme totalement nouvelle imaginée par Colum McCann. Lu il y a quelques années (et non commenté), je ne me souvenais pas que c'était un pavé, ce n'est pas l'impression qu'il laisse.

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  3. Bonjour Ingannmic, quel livre passionnant destiné aux hommes de bonnes volontés en ces temps troublés. L'histoire de ce Palestinien et cet Israélien qui se rapprochent est émouvante. Ce livre se lit très vite. Bon dimanche. PS: 10/18 a changé la couverture du livre

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  4. Anonyme10.8.25

    J'ai déjà entendu parler de ces deux hommes remarquables. Anne-yes

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