"Ironopolis" - Glen James Brown

"-Je le vois d'ici, Mrs Jean Pauv'type. Tu fais de délicieux rognons de bœuf, et tu sais comment bien nettoyer les taches. Mr Pauv'type te met en cloque plusieurs fois et vos petits Pauv'type sont de vrais anges. Bien joué Jean ! Maintenant, tout ce qu'il reste à faire, ben c'est de tuer le temps jusqu'à devenir une vieille bique fripée aux doigts abîmés par la cuisine."

Premier roman impressionnant de virtuosité, "Ironopolis" est construit comme un puzzle dont les six parties, affirme Glen James Brown, peuvent être lues dans n’importe quel ordre. Je l’ai personnellement lu dans celui présenté par l’auteur.

Ironopolis est le surnom de Teesside, ville de métallurgistes qui vit à son apogée 40 000 personnes travailler dans les forges qui faisaient rougeoyer ses ciels nocturnes. Comme beaucoup de cités industrielles, Teesside a dû faire le deuil de son âge d’or suite au démantèlement et à la délocalisation de sa principale activité, qui a mis toute une communauté au chômage, et provoqué les fléaux qui vont avec : alcoolisme, consommation de stupéfiants et montée de la délinquance. La ville qui sert de cadre au roman est ainsi un lieu de déréliction. Ceux qui le peuvent s’en vont, incités à la faire par des promoteurs qui voient dans ces territoires délaissés l’opportunité de formidables plus-values. N’y restent que les désespérés, quelques fauteurs de troubles, des chiens errants et une poignée d’irréductibles…

Nous y pénétrons par le point de vue de de six personnages à partir desquels se tissent, sur une vingtaine d’années, les éléments d’une cartographie où lieux et destins se confondent, les premiers engloutissant les seconds dans un marasme vaguement cauchemardesque, qui signe le deuil de tout espoir, de toute illusion.

Le récit débute avec les lettres que Jean Barr écrit, en 1991, en réponse à Stephan, un marchand d’art qui cherche la trace d’une certaine Una Cruickshank, artiste originaire de Teesside dont l’œuvre connait une célébrité subite. Jean et Una ont été très proches dans leur enfance. Jean entreprend de déterrer les souvenirs qu’elle a gardés de sa camarade, ceux d’une fille singulière et rebelle, fascinée par l’horreur. Mais cette correspondance est aussi l’occasion de parler d’elle, du cancer dont elle a peu de chances de guérir, ou du conflit qui oppose son époux Vincent, à leur fils, Alan, enfant puis jeune adulte hypersensible qui a longtemps été victime de harcèlement.

Le personnage qui nous amène ensuite en 2015 a également l’habitude de subir le rejet. Beaucoup des habitants de Teesside, qui le surnomment le Taré, ont oublié qu’il s’appelle Jim. Son allure négligée et sa démarche boiteuse font peur aux enfants. Seule sa sœur Corina prend soin de lui, mais jusqu’à quand ? Elle fait partie de ceux qui résistent à la tentation du départ, s’obstinant à tenir l’unique salon de coiffure du quartier, mais sa clientèle est de plus en plus rare et vieillissante. Lui aussi revient sur des épisodes de sa jeunesse, marquée la découverte de son homosexualité et de l’acid house.  

Au fil des chapitres et des protagonistes qui se succèdent, se dessine comme un jeu de piste jalonné d’indices, d’échos qui se répondent -autour d’une cassette audio de Kate Bush, d’un bibliobus, de courses de lévriers ou encore de mystérieuses disparitions de fillettes…-, de strates qui s’amalgament. Des détails anodins finissent par révéler leur importance, le comportement a priori énigmatique de certains personnages se revêt de sens, les liens entre tous les héros trouvent peu à peu leur place. Cette construction kaléidoscopique, parfaitement maîtrisée, est soutenue par une forme qui fluctue à chaque partie, narration à la première ou troisième personne, journal intime, enquête, témoignages… la langue elle-même se transforme subtilement, donne à chaque voix sa singularité, à chaque personnages une tangibilité.

Glen James Brown dresse ainsi le portrait d’une communauté, terreau de rancœurs et d’antagonismes, de conflits intergénérationnels, mais aussi d’élans de solidarité ; il décortique les obsessions de ceux qui partent, les regrets de ceux qui restent… 

Il exhausse l’oppression qu’exerce sur ses héros -et sur le lecteur- l’atmosphère de faillite et de délabrement qui enveloppe son univers par la touche horrifique -très habilement distillée-, qu’apporte une légende urbaine autour d’une monstrueuse créature aquatique vivant dans la rivière Tees, et susceptible de circuler dans les canalisations… 

Un texte dense, protéiforme, percutant, et surtout absolument passionnant. J’ai A-DO-RE !


Une nouvelle participation à "Sous les pavés, les pages"...


... et aux Pavés d'automne, chez Moka (528 pages, chez Points)

Commentaires

  1. Bonne pioche! je n'en avais jamais entendu parler.

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  2. C'est très tentant (mais ce sera pour le challenge de l'année prochaine !).

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  3. Le thème de ce roman est très intéressant et la construction semble originale. Tu confirmes que les parties peuvent être lues dans n'importe quel ordre ? En tout cas, ton enthousiasme est convainquant.

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  4. Si l'ambiance a l'air peut-être un peu plus désespérée que ce que je lis d'habitude, je dois bien dire que tu titilles ma curiosité avec ce texte protéiforme qu'on semble pouvoir attaquer par n'importe quel côté. Et la présence de cette légende urbaine n'est pas pour me déplaire !

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  5. Puzzle, cartographie, mélange des genres, du noir et de l'obsession ( avec un monstre en plus), c'est pour moi ! Tu sembles avoir fait une belle découverte !

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  6. nathalie2.11.25

    Complètement improbable... ça a l'air très bien et ton enthousiasme fait plaisir. On va voir si on trouve ça.

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  7. J'ai l'impression que j'aurais du mal à entrer dans ce roman, qui me semble très alambiqué de par sa construction et très original pour le style... en ce moment du moins, ce n'est pa ce que je cherche.

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  8. Je suis dans la team CathL : sans chercher la légèreté uniquement, j'ai besoin de lectures plus faciles d'accès en ce moment.

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