"Tokyo ville occupée" - David Peace
"Car derrière moi, ce matin, sur ces quais gris, il y avait les ruines de Tokyo, les ruines du Japon, de l'Asie, de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, et de notre Mère Patrie la Russie et de nos Républiques Soviétiques, de l'Allemagne et de l'Europe, toutes rasées derrière moi, partout, tous ces lieux et toutes ces populations broyées, les villes et les gens, les gens souffrant encore."
Ceux qui connaissent bien l’auteur ne seront guère surpris par son entrée en matière, préambule halluciné et lancinant qui met en scène un écrivain égaré dans ce qu’on suppose être l’antre d’un médium, où brulent douze chandelles. Chacune d’entre elles introduit le témoignage d’un acteur du drame, puis s’éteint, laissant ainsi la parole au suivant. L’écrivain tente de capter dans cette succession de voix une vérité qui se dérobe.
Sont ainsi entendues les victimes (d’outre-tombe pour celles qui ont succombé au poison), un ancien enquêteur qui travailla sur les meurtres, un Américain missionné après-guerre pour enquêter sur le programme de guerre biologique japonais, un journaliste, un homme d’affaires…
A chaque partie correspond un mode narratif et un ton qui lui est propre. Du chœur ténébreux et hurlant de douleur des défunts, on passe aux carnets de l’ex inspecteur dans lesquels il transcrit l’avancée de l’enquête au jour le jour, dans un style d’abord froid et elliptique, alignant des données objectives (identité des victimes, compte-rendu des interrogatoires du voisinage…) où s’insèrent peu à peu des considérations personnelles, souvent cyniques (sur l’inefficacité des investigations, les manquements de la hiérarchie, les conflits inter services...) qui traduisent l’épuisement et la frustration du rédacteur. Suivront ensuite, entre autres, la transcription des lettres qu’envoie l’Américain à sa femme et à son supérieur, des rapports, des monologues..., avec une constante, celle de récits obsédants, qui la plupart du temps finissent par se teinter d’une dimension délirante, voire paranoïaque, à moins que les menaces évoquées par certains des narrateurs soient réelles… Car si un suspect est arrêté, le mystère de l’Affaire Teigin reste entier. Toutes les pistes aboutissent sur des impasses, non sans avoir soulevé un coin de voile sur une réalité que les intérêts stratégiques et militaires des alliés, qui imposent dans ce Japon de la fin des années 1940 leur arrogante omnipotence de vainqueurs, auraient de bonnes raisons de garder secrète. Cette réalité, en lien avec des expérimentations possiblement menées sur des prisonniers chinois dans le cadre du programme de guerre biologique japonais, à force de s’esquiver, en acquiert paradoxalement une obsédante consistance.
La Ville occupée est une ville de cauchemar, hurlante des fantômes qui la traverse, hantée par le traumatisme d’une guerre et d’une défaite qui ont fait s’effondrer la fiabilité même de la réalité japonaise. Pour chacun des protagonistes, elle est une entité caractéristique de la manière dont il l’appréhende, en fonction de ce qu’il a vécu, Ville de faim, de viol, de meurtre, de reddition, de tremblements de terre, Ville purgatoire, Ville maudite, empoisonnée, Ville blessure…


Oh là, ça m'a l'air un peu trop spécial pour moi, mais bravo pour le challenge!!!
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