"Tokyo ville occupée" - David Peace

"Car derrière moi, ce matin, sur ces quais gris, il y avait les ruines de Tokyo, les ruines du Japon, de l'Asie, de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, et de notre Mère Patrie la Russie et de nos Républiques Soviétiques, de l'Allemagne et de l'Europe, toutes rasées derrière moi, partout, tous ces lieux et toutes ces populations broyées, les villes et les gens, les gens souffrant encore."

Janvier 1948. Un homme se présente dans une succursale de la Banque impériale de Tokyo, prétendant représenter le Ministère de la Santé publique. Sous le prétexte d’un traitement préventif contre une épidémie de diphtérie qui sévirait dans leur quartier, il fait ingérer du poison aux seize employés présents. Douze décèdent. David Peace s’empare, à sa manière si particulière, de ce fait divers, connu au Japon comme l’Affaire Teigin.

Ceux qui connaissent bien l’auteur ne seront guère surpris par son entrée en matière, préambule halluciné et lancinant qui met en scène un écrivain égaré dans ce qu’on suppose être l’antre d’un médium, où brulent douze chandelles. Chacune d’entre elles introduit le témoignage d’un acteur du drame, puis s’éteint, laissant ainsi la parole au suivant. L’écrivain tente de capter dans cette succession de voix une vérité qui se dérobe.

Sont ainsi entendues les victimes  (d’outre-tombe pour celles qui ont succombé au poison), un ancien enquêteur qui travailla sur les meurtres, un Américain missionné après-guerre pour enquêter sur le programme de guerre biologique japonais, un journaliste, un homme d’affaires…

A chaque partie correspond un mode narratif et un ton qui lui est propre. Du chœur ténébreux et hurlant de douleur des défunts, on passe aux carnets de l’ex inspecteur dans lesquels il transcrit l’avancée de l’enquête au jour le jour, dans un style d’abord froid et elliptique, alignant des données objectives (identité des victimes, compte-rendu des interrogatoires du voisinage…) où s’insèrent peu à peu des considérations personnelles, souvent cyniques (sur l’inefficacité des investigations, les manquements de la hiérarchie, les conflits inter services...) qui traduisent l’épuisement et la frustration du rédacteur. Suivront ensuite, entre autres, la transcription des lettres qu’envoie l’Américain à sa femme et à son supérieur, des rapports, des monologues..., avec une constante, celle de récits obsédants, qui la plupart du temps finissent par se teinter d’une dimension délirante, voire paranoïaque, à moins que les menaces évoquées par certains des narrateurs soient réelles… Car si un suspect est arrêté, le mystère de l’Affaire Teigin reste entier. Toutes les pistes aboutissent sur des impasses, non sans avoir soulevé un coin de voile sur une réalité que les intérêts stratégiques et militaires des alliés, qui imposent dans ce Japon de la fin des années 1940 leur arrogante omnipotence de vainqueurs, auraient de bonnes raisons de garder secrète. Cette réalité, en lien avec des expérimentations possiblement menées sur des prisonniers chinois dans le cadre du programme de guerre biologique japonais, à force de s’esquiver, en acquiert paradoxalement une obsédante consistance.

La Ville occupée est une ville de cauchemar, hurlante des fantômes qui la traverse, hantée par le traumatisme d’une guerre et d’une défaite qui ont fait s’effondrer la fiabilité même de la réalité japonaise. Pour chacun des protagonistes, elle est une entité caractéristique de la manière dont il l’appréhende, en fonction de ce qu’il a vécu, Ville de faim, de viol, de meurtre, de reddition, de tremblements de terre, Ville purgatoire, Ville maudite, empoisonnée, Ville blessure…

Comme tout roman de David Peace, "Tokyo ville occupée" procure une expérience de lecture saisissante, bien que presque malaisante. On est plongé dans un marasme que l’écriture entêtante, fiévreuse, rend bouillonnant, prégnant, même si l’auteur a l’intelligence de ménager des moments de pause en ralentissant parfois le rythme de sa plume, permettant ainsi au lecteur de reprendre son souffle.

Vertigineux.


David Peace sur le blog :
La trilogie tokyoïte : Tokyo année zéro - Tokyo revisitée
La tétralogie du Yorkshire : 1974 - 1977 - 1980 - 1983
Autres : GB 84 - Rouge ou mort


Commentaires

  1. Oh là, ça m'a l'air un peu trop spécial pour moi, mais bravo pour le challenge!!!

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    1. Ah, Peace c'est toujours très spécial, je crois qu'on adore ou qu'on déteste, sans demi-mesures...

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  2. Bonjour! Merci pour ce partage, je note la référence! Voilà un auteur dont il faudra par ailleurs que je lise un autre roman, dont le titre correspond à mon année de naissance... Bonne semaine à toi!

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    1. Bonjour Daniel, je ne sais pas si tu as déjà lu cet auteur, mais il a un style très reconnaissable, et particulier, à la fois intense et lancinant. Sa tétralogie du Yorkshire est excellente, mais, comment dire... assez suffocante ! Il est fortement recommandé de lire les 4, et je ne sais pas quelle année tu avais l'intention de lire, mais c'est quand même mieux de commencer par le début, soit 1974...

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  3. Je ne connaissais pas ce fait divers assez frigorifiant. L'angle d'approche de l'auteur à travers différentes voix semble intéressant et percutant, d'autant qu'il a l'air d'avoir su adapter sa plume à chacun.

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    1. J'ai moi aussi appris cette histoire terrifiante en lisant ce roman. "Percutant" est presque un euphémisme pour évoquer la langue de Peace. Mais c'est ce que j'aime chez cet auteur, dont les textes sont souvent éprouvants : c'est intense...

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  4. Quel fait-divers ! Je n'en avais jamais entendu parler. Quant qu livre, ça dépend un peu de sa longueur, sur un nombre de pages modéré, ça pourrait me convenir, mais pas si tu m'en annonces 500 !

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    1. Il n'est pas très long, et comme on change régulièrement de chapitre et de mode narratif, j'en garde l'impression d'un livre qui se lit assez vite. Ce qui ne l'empêche pas d'être très frappant... (je viens de vérifier son nombre de pages : 352).

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  5. un récit étonnant ! je ne sais pas si j'irai vers ce roman.

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    1. Je ne pense pas qu'il te plairait, c'est très sombre, et violent.

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  6. Et bien je ne connais pas du tout cet auteur et ce fait divers qui introduit le roman m'était totalement inconnu. Je trouve intéressant de faire parler les victimes les unes après les autres ainsi que tous les autres personnages concernés par cette sordide affaire. A voir, pour l'instant je ne sais pas mes listes sont démesurément longues et mes livres en attente aussi.

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    1. Peace est un auteur à la langue très singulière, qu'il n'est pas facile de recommander. Son style lancinant, ses univers très noirs, rebutent pas mal de lecteurs. Il faut essayer...

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  7. J'en ai entendu parler mais bizarrement l'idée qu'il vire dans la paranoïa me tente moins ... je préfère les enquêtes plus sobres... le Japon aime le poison d'ailleurs on a fête cette année le triste anniversaire de l'attaque au gaz sarin dans le métro tokoïte ....

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    1. La paranoïa ne concerne que certains personnages, et n'en est peut-être pas... la menace étant sans doute réelle. Mais c'est un récit marqué par l'obsession, voire par une certaine forme de démence, je ne suis vraiment pas certaine qu'il te plairait...
      Haruki Murakami a écrit un roman (ou un récit ?) sur l'attaque au gaz sarin, mais je ne l'ai pas lu (je crois que c'est "Underground").

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  8. PHILIPPE5.11.25

    Je ne connais pas l'auteur et ne suis pas trop attiré par ce titre. Ma PAL souffle !

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    1. Je ne pense pas que cet auteur soit pour toi, tu fais donc bien de passer...

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  9. Je ne pense pas que ce soit un auteur pour moi ; mais au passage j'apprends cette histoire dont je n'avais pas entendu parler.

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    1. Je ne crois pas non plus que son style et son univers te conviendraient...

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  10. Tokyo revisitée (lu en ta compagnie l'an dernier) m'ai tombé des mains. J'avoue que je ne suis pas motivée pour poursuivre la série malgré ton billet

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    1. J'avais moi aussi eu du mal avec Tokyo revisitée, qui est le dernier volet de sa trilogie tokyoïte. Je préfère d'ailleurs parler de triptyque, chaque opus étant complètement indépendant. J'ai retrouvé dans celui-ci ce qui me plait tant chez cet auteur, son écriture percutante et hypnotique, ses ambiances étranges et malsaines, sans les défauts qui à mon avis alourdissent le 3e volet.

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    2. hum, je note tes arguments mais je vais attendre un peu

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  11. On dirait que c'est une lecture immersive. Je ne connais pas cet auteur.

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    1. Oui, c'est très prégnant, comme lecture, le style de l'auteur est percutant, voire halluciné. C'est un auteur qui divise pas mal, je crois...

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  12. Vertigineux... j'aime ce mot pour qualifier un roman. Je note donc !

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