"Le meilleur coiffeur de Harare" - Tendai Huchu
"J'avais vu dès le premier regard qu'il y avait chez Dumi quelque chose d'un peu trouble. Mais sans savoir quoi au juste".
J'ai récemment évoqué mon acquisition de deux titres parus aux Editions ZOE, répondant à mon envie de découvrir des littératures méconnues, lors d'un billet exprimant mon faible emballement pour le premier de ces titres : "Sur le Mont Mitaké", de l’écrivain thaïlandais Sîbourapâ. Ma deuxième découverte a été bien plus fructueuse, et a débuté par une surprise : nous avons ici affaire à une narratrice, fait assez rare lorsque l'auteur est un homme.
Vimbai, la vingtaine, est coiffeuse chez Mme Khumala. Une coiffeuse hors pair, c'est d'ailleurs en grande partie sur ses talents que repose la réputation du salon. Même la femme du premier ministre se fait coiffer par Vimbai, dont la réussite tient à un principe : après être passées entre ses mains, ses clientes doivent avoir la sensation d'être blanches. Cette suprématie est remise en question avec l'arrivée de Dumi, jeune homme cultivé au physique d'éphèbe et aux manières élégantes, qui se présente un jour au salon et dont les compétences et l'inventivité font immédiatement sensation. Mme Khumala est conquise par ce prodige, les clientes aussi. Bientôt Dumi, grâce à qui le salon s’agrandit et ne désemplit plus, est nommé gérant.
L'humiliante jalousie que ressent Vimbai à son encontre, mais qu'elle se garde bien d'exprimer, se transforme pourtant en amitié pour ce jeune homme gentil et attentionné, qui lui propose de louer une des chambres de la grande maison que Vimbai a hérité d'un frère exilé en Angleterre et décédé quelques mois auparavant, legs qui l'a brouillée avec le reste de sa famille. Elle y élève la fille qu'elle a eue d'un homme en vue mais marié, et qui se contente de lui verser occasionnellement un peu d'argent. La colocation la rapproche encore davantage de Dumi ; une relation trouble s'installe entre eux, oscillant, de la part du jeune homme, entre flirt et distance respectueuse. Il présente Vimbai à sa famille riche et proche du pouvoir, qui les accueille, elle et sa fille, avec ravissement, et dont elle devient rapidement proche.
Sans pour autant négliger les aspects psychologiques et individuels de son intrigue, Tendai Huchu en tire très habilement prétexte pour étoffer son propos d'une dimension sociale, culturelle et politique.
Le quotidien de ses héros révèle le marasme dans lequel est plongé le Zimbabwe au lendemain de la démission du président Robert Mugabe. Le pays a hérité d'une inflation galopante et d'un taux de chômage de 90 %. Ses habitants, dont l'espérance de vie n'atteint pas la quarantaine, subissent une pénurie des produits de première nécessité, et sont comme pris en tenaille entre passé et modernité : ils ont des lignes électriques mais pas de courant, des voitures mais pas d'essence, des téléphones portables mais un réseau déficient. A cela s'ajoute la gangrène d'une corruption s'étendant à tous les domaines, l'obtention d'un passeport ou d'une bourse d'études étant impossibles à ceux qui ne bénéficient pas de "connexions". Dans ce contexte, la précarité et l'insécurité sont croissantes, les vols, y compris les plus incongrus, sont quotidiens : même les cercueils sont griffés pour perdre leur valeur pécuniaire afin de n'être pas dérobés (ce qui n'exclut pas en revanche le risque d'une exhumation en vue de s'emparer du costume des morts).
L'auteur aborde également les thèmes de la place faite aux femmes dans une société patriarcale, et celui, surtout, d'une homophobie longtemps encouragée par Mugabe, homophobe invétéré, qui qualifiait publiquement les homosexuels "d'immondices" et de "non-africains". Dans ce pays fortement chrétien et conservateur, les relations entre individus du même sexe sont d'ailleurs punies de peines de prison.
"Le meilleur coiffeur de Harare", qui commence sur une intrigue a priori légère, est donc en réalité un récit très riche, très bien construit, dont l'écriture alerte et fluide rend par ailleurs la lecture très agréable.
Tu m'as complètement convaincue ! Evidemment, je n'ai rien lu sur le Zimbabwe, c'est noté :-)
RépondreSupprimerChouette ! J'espère qu'il te plaira, mais je suis confiante.. Je n'avais lu avant celui-là qu'un titre zimbabwéen, un recueil de nouvelles écrit par Dambudzo Marechera (que j'ai fait des pieds et des mains pour obtenir, il est indisponible ne librairie), mais sa complexité m'avait un peu laissée en dehors des textes..
SupprimerTu me donnes carrément envie d'aller faire un tour du côté du Zimbabwe!
RépondreSupprimerCela pourrait être un tour assez déprimant, compte tenu du contexte, mais ses personnages sont d'une combativité rafraîchissante...j'espère que tu te laisseras tenter !
SupprimerJ'ai bien envie aussi de fouiller dans le catalogue des éditions Zoé (j'y ai lu de bon et très bons romans, celui de Elisa Shua Dusapin et ceux de Richard Wagamese). Je note ce titre, en tout cas !
RépondreSupprimerChez ZOE, j'ai aussi lu L'élève Gerber de Torberg, que j'ai beaucoup aimé, et Pepita Jimenez de JuanValera, qui m'a laissée plus mitigée. Et j'ai acheté dernièrement un roman sud-africain : Ninive d'Henrietta Rose-Innes, noté depuis longtemps.
SupprimerEt pour celui-là, il ne faut hésiter, il est très bon, et il est sorti en poche (je ne savais pas jusqu'à tomber dessus en librairie, que les Editions ZOE publiait aussi dans ce format) !
Ah oui, je l'ai lu il y a 2 ou 3 ans (mais en VO, et sur liseuse^^) et j'avais vraiment beaucoup aimé aussi, à tel point que je m'étais dit qu'il fallait que je poursuive avec cet auteur. Merci de me le rappeler !
RépondreSupprimerEt tu l'avais chroniqué (je n'ai pas trouvé de billet sur ton blog) ? Il semblerait qu'il n'ait pas écrit à ce jour d'autre titre... Du moins, je n'en ai pas trouvé qui soit traduit en français (la VO, à mon grand regret, je n'ai pas le niveau...).
SupprimerOui, il en a écrit d'autres mais je n'ai pas l'impression qu'ils soient (encore) traduits. Mon billet : https://lecture-sans-frontieres.blogspot.com/2016/01/the-hairdresser-of-harare.html
SupprimerJe m'en vais le lire de ce pas...
SupprimerJe me demandais ce que donnait ce livre au vu de la couverture. J'en sais un peu plus avec ton billet et c'est très tentant. Je n'ai jamais rien lu sur ce pays.
RépondreSupprimerEh bien c'est l'occasion ! J'avoue que c'est d'ailleurs sa couverture (et son petit format, très pratique à transporter) qui m'a d'abord attirée, et le fait qu'il s'agisse d'un auteur africain..
SupprimerPas de Zimbabwe dans mon blog non plus, alors ça m'intéresse. J'ai passé un ou deux jours là bas (juste autour des chutes Victoria) mais je savais que ce pays était une catastrophe économique et corrompu.
RépondreSupprimerJ'ai trouvé un auteur -et encore mieux, un pays !- que tu n'as pas lu ?! J'espère que tu le liras, je serais ravie d'être à l'origine de ta première lecture zimbabwéenne ! J'imagine que c'est un beau pays, dommage qu'il soit dans un tel marasme économique et social..
SupprimerUne incursion dans une littérature, et une société, qui me sont complètement inconnues ... me voilà tentée, à voir comment se procurer le titre qui ne semble pas se trouver sur les étagères des librairies.
RépondreSupprimerIl était en évidence sur les étals de la mienne, tu ne devrais pas avoir trop de mal à le trouver, je crois qu'il est sorti récemment en poche.
Supprimerje n'ai rien lue non plus sur le Zimbabwe alors je note :-)
RépondreSupprimerJe suis contente de permettre cette incursion dans un univers méconnu !
SupprimerJ'adore ton billet. J'avais déjà ce livre dans ma LAL, mais là, il faut que le lise. Merci !
RépondreSupprimerJ'espère qu'il te plaira, mais le contraire me surprendrait ! C'est un roman vraiment intéressant, l'analyse des personnages est fine, et l'auteur mêle sans lourdeur drames individuels et thématiques plus générales..
Supprimer