LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"L’arbre-monde" - Richard Powers

"Elle s’étonne encore que l’intelligence suprême sur cette planète ait pu découvrir le calcul intégral et les lois universelles de la gravité avant de savoir à quoi servait une fleur".

C’est avec quelque circonspection que je me suis lancée dans la lecture de ce pavé, préparée à y passer du temps, à devoir subir quelques longueurs, à surmonter des passages difficiles. Les avis lus à son sujet oscillaient en effet entre la dithyrambe et l’indigestion ; il y était parfois question d’ennui, voire d’abandon.

J’ai adoré.

Certes, certains chapitres m’ont paru plus longs que d’autres, mais ces autres m’ont tellement passionnée et émue, que je les ai occultés dès la dernière page refermée.

La première partie du roman installe une kyrielle de personnages que nous suivons l’un après l’autre sur des espaces-temps plus ou moins longs. Neuf héros, hommes et femmes, nous sont ainsi présentés, citoyens des Etats-Unis issus des vagues d’immigration ayant successivement peuplé l’Amérique. Des points communs se dégagent, notamment la récurrence dans leurs destins respectifs de l’importance d’un -ou des- arbre(s), et aussi le rappel, par brèves intermittences, de l’opposition entre la dimension éphémère de l’homme sur terre, et celle, comparativement quasi-éternelle, de son environnement végétal.

"Ne t’inquiète pas. L’être humain quitte ce monde bientôt. Et alors l’ours aura à nouveau la couchette du haut".

Nick Hoel a repris le flambeau du projet photographique entamé par un arrière-grand-père norvégien qui, une fois installé aux Etats-Unis, a entrepris de photographier chaque mois le châtaignier ornant son terrain, qui devint au fil du temps une légende régionale, l’espèce, pourtant emblème national, ayant disparu de la quasi-totalité du territoire américain, décimée par un parasite.

Le père de Mimi Ma, chinois musulman ayant fui les persécutions de son pays, issu d’une lignée dont la fortune s’est bâtie sur la culture de l’arbre à soie, a planté en l’honneur de ses aïeux un murier dans son jardin. Le père d’Adam Appich a quant à lui planté un arbre pour chacun de ses quatre enfants. Adam, enfant crédule et ingénu que ses parents disent attardé sur le plan relationnel, s’est vu attribué un érable.

Un banian a sauvé la vie de Douglas Pavicek, qui, participant à la guerre du Vietnam, a dû s’éjecter de son avion en flammes. C’est à l’inverse sa chute d'un arbre qui vaut à Neelay Mehta, adolescent surdoué et sans doute atteint du syndrome d’Asperger (à une époque où il n'était pas diagnostiqué), d'être paralysé à vie.

Banian 

Patricia Westeford (qui existe réellement), enfant presque sourde et souffrant de grandes difficultés à s’exprimer, se passionne dès le plus jeune âge pour la botanique, grâce à son père qui l’y initie. Plus tard, étudiant la sylviculture, elle a l’intuition de l’existence de connexions entre l’ensemble des créatures du monde végétal et animal. Elle est convaincue que les arbres sont des créatures sociables, qu’ils communiquent entre eux, ce qu’elle démontre par une étude. Alors tournée en dérision, moquée par ses pairs -une torture pour la grande timide qu’elle est restée-, elle abandonne tout projet de recherche.

La convergence de tous ces héros est initiée avec le dernier personnage qui nous est présenté. Olivia Vandergriff est une étudiante au caractère bien trempé mais quelque peu immature, et son incertitude quant à ses projets d’avenir l’amène à ruminer un sentiment d’échec. Un soir, elle subit une électrocution qui la laisse une minute entre la vie et la mort. A son réveil, des voix lui parlent, elle se sent investie d’une mission. Ce sera la tentative de sauvetage, qui fait alors la une des médias, d’un arbre séculaire menacé d'abattage. Elle quitte tout pour rejoindre l’est et le séquoia en danger. Sa route croise d’abord celle de Nick Hoel.

Dans la deuxième partie, où nous les suivons en alternance, tous les protagonistes vont prendre à un moment conscience de l’impérieuse nécessité de sauver les arbres. Les liens entre eux, plus ou moins lointains, vont se nouer plus précisément, et se focaliser sur le cœur du propos de Richard Powers. On pénètre alors dans la forêt, expérimentant sa nature mystérieuse, sa vivante profusion, sa densité suffocante qui ont toujours à la fois fasciné et effrayé les hommes. On y inspire les fortes odeurs de décomposition qui révèlent sa fonction nourricière pour des milliards d’espèces. On découvre la richesse de son réseau souterrain, tissage fongique qui, sur des milliers de kilomètres, établit d’insoupçonnées connexions. 

Sequoias

Et surtout, on prend en pleine figure la menace de la perte totale de ce parfait écosystème, rendue possible par notre aveuglement quant à sa richesse inouïe -bien plus ancienne que l’humanité- et par notre manque assassin d’humilité et de respect pour une nature dont nous nous sommes éloignés, que nous avons voulu dompter, posséder, refusant d’admettre que nous en faisions partie intégrante.

"Le monde n’est pas notre monde avec des arbres dedans. C’est un monde d’arbres, où nous venons tout juste d’arriver." 

Il y avait sur le continent américain quatre grandes forêts censées durer une éternité, et chacune a été détruite en quelques décennies. Il en reste un dernier carré à sauver, et c’est ce à quoi s’attellent les héros, par diverses méthodes allant de la pédagogie à la violence. La tâche est ardue, semble souvent impossible. Ils "crient" mais personne n’entend, ou ne veut comprendre : pour beaucoup, le profit immédiat est plus important que la préservation d’arbres de plusieurs siècles, et convaincre en évitant de s’en prendre aux divinités locales (Marché et Profit) est un exercice compliqué. Car préserver la forêt ne pourra se faire sans créer un nouveau récit pour régir nos vies, sans remettre en cause les bienfaits de la croissance industrielle et replacer au centre de nos valeurs l’ensemble du vivant.

"Être humain, c’est confondre une histoire satisfaisante et une histoire pleine de sagesse, c’est prendre la vie pour un énorme bipède".

Alors oui, je me suis moins attachée à certains personnages (je n’ai même pas parlé de deux d’entre eux, qui à mon avis pourraient disparaitre sans rien enlever au récit, et je suis restée hermétique aux parties concernant Neelay Mehta, qui bâtit une extravagante fortune en devenant le pionnier des jeux vidéo), et les chapitres les concernant m’ont parfois valu quelques moments laborieux, mais c’est complètement accessoire. Car "L’arbre-monde", ce sont aussi et surtout des héros complexes, immensément touchants, des moments de pure beauté (je ne peux m’empêcher de citer l’épisode qui relate comment deux des protagonistes vivent pendant un an, à soixante-dix mètres de haut, dans un arbre gigantesque qu’ils ont nommé Mimas), et des passages fascinants sur les arbres et les forêts… 

Ce roman m’a passionnée, mais m’a aussi bouleversée, au point qu’en rédigeant ce billet, je me remets à pleurer comme une madeleine. Si ça, ce n’est pas le signe d’un texte fort…

"Qu’est-ce qui est le plus fou ? Croire qu’il peut y avoir des présences toutes proches dont nous ne savons rien ? Ou abattre les derniers séquoias séculaires de la planète pour en faire des planches et des bardeaux ?"


Un autre titre (tout aussi sublime) pour découvrir Richard Powers : Le temps où nous chantions.

Commentaires

  1. C'est une sacrée expérience de lecture !

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    1. Oh que oui, une expérience intense, bouleversante...

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  2. Ah oui le passage dans le sequoia!!! J'ai rencontré l'auteur au festival America l'année de la sortie de ce livre, et l'ai écouté en conférence. Passionnant.

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    1. Je n'en doute pas ! Il était passé à La grande librairie pour y présenter Sidérations, et m'avait également passionnée..

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  3. Des longueurs, de l'ennui ? Je n'en ai pas ressenti du tout non plus... peut-être les personnages sont-ils un peu trop nombreux, mais c'est tout. Sinon, je ne peux que te recommander aussi "Sidérations".

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    1. Oui, tous les personnages n'étaient peut-être pas indispensables (j'ai notamment eu du mal avec Neelay, étant par ailleurs complétement hermétique aux jeux vidéos...). Sidérations est déjà sur ma pile, à côté d'Opération âme errante..

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  4. Tu es subjuguée par les images de l'univers mais moi je le suis par ton billet car j'ai tenté de lire ce livre et j'ai calé après quelques pages, je n'ai pas persévéré et je le regrette d'autant que j'ai eu un coup de foudre pour son dernier livre Sidérations je t'ai lu et je crois que je vais me replonger dans ce livre qui semble magnifique merci à toi

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    1. Le parallèle entre nos billets est très intéressant et renvoie au sens de la citation qui ouvre le mien : je ne nie pas la magnificence et la complexité du cosmos, qui m'intéressent grandement, mais ce que démontre entre autres le roman de Richard Powers, c'est que nous passons par méconnaissance et mépris anthropomorphique à côté d'un univers bien plus proche de nous, et tout aussi fascinant et incroyable...
      J'espère que ta 2e tentative sera plus fructueuse, c'est un texte qui mérite vraiment l'effort qu'il réclame un peu. Come tu l'écris, j'ai été "subjuguée" !

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  5. Livre impressionnant, véritable arbre lui-même, touffu, complexe, qui demande au lecteur son investissement. Très grand roman, très grand auteur avec lequel j'ai parfois eu quelques difficultés (lu cinq livres). Le temps où nous chantions est effectivement une merveille.

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    1. Merci pour ton commentaire que ce roman mérite amplement, j'aime beaucoup que tu compares le texte lui-même à un arbre : maintenant que tu "le dis", cela me saute aux yeux, oui, toutes ces branches, et ces interconnexions...
      Prochaines lectures de cet auteur : Sidérations et Opération âme errante (je vais en profiter pour jeter un œil sur tes avis quant à tes lectures de l'auteur).

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  6. Je fais partie des déçus, je crois. J'y ai en effet trouvé des longueurs et une sauce New age pas trop à mon goût. La morale est très pessimiste, il me semble. Hélas je suis plutôt d'accord avec l'auteur sur ce point.

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    1. Difficile en effet ne pas se montrer pessimiste face à l'indifférence que suscite la dévastation environnementale...

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  7. Figure-toi que je ne l'ai pas encore lu. Il faudra que j'y pense pour le prochain pavé de l'été.

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    1. Oh oui, à lire absolument ! Le temps où nous chantions est aussi un incontournable, et c'est un pavé encore plus gros (mais que pour le coup, je n'ai pas vu passer...).

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  8. Tu vas peut-être me le faire sortir de la PAL où il est depuis ma rencontre avec l'auteur (même festival America que Keisha et il est dédicacé, oui Madame). Le commentaire de Dominique reflète mes craintes. Mais je vais y arriver.

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    1. Il mérite l'effort qu'il réclame (et qui n'est pas si grand, une fois qu'on est lancé..) !

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  9. J'ai pas encore osé Richard Powers, sa longueur me fait peur, mais cet arbre-monde me fait terriblement envie... surtout depuis que j'ai lu son "interview", sa genèse dans un numéro de America...

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    1. Tiens, j'avais oublié cette interview, je vais la relire, du coup. Et lance-toi, tu ne seras pas déçu !

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  10. Je suis tout à fait d'accord avec toi, j'ai adoré certains passages qui sont encore fortement ancrés en moi. Mais d'autres... pfff des longueurs, des maladresses, des passages sans intérêt. C'est dommage. En écrémant l'auteur aurait pu obtenir une pure merveille:)

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    1. Je l'ai déjà trouvé merveilleux, malgré ses "défauts", à vrai dire, mais oui, c'est vrai, quelques coupes l'auraient rendu parfait !

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  11. Ce titre est sur mes étagères depuis au moins deux ans ! Je sais que je vais le lire, je le sais .... Quitte à pleurer toutes les larmes de mon corps !

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  12. J'avais noté ce titre, lu par Keisha, mais j'hésite à me lancer encore...

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    1. Je comprends, j'ai longtemps "tourné" autour moi aussi... Mais tu l'auras compris : je me félicite d'avoir enfin franchi le pas !

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  13. Ma seule tentative avec l'auteur (Opération âme errante) s'est soldée par un échec cuisant. Je redoute donc une prochaine lecture, même si j'ai noté il y a longtemps sur ma WL "Le temps où nous chantions" et que ta grande émotion face à "L'arbre-monde" donne envie de partir à la découverte de ce roman.

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    1. J'en discutais avec une amie lectrice pas plus tard que tout à l'heure : elle a trouvé cet "Arbre-monde" très long, et n'en est pas venue à bout... comme quoi ! Difficile donc de t'assurer que tu seras aussi emballée que moi ! De mon côté, j'ai "Opération âme errante" sur ma pile. A voir...

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  14. Je n'ai entendu que des commentaires positifs sur ce livre dont An du blogue Des livres dans la lune. En passant, je n'ai jamais réussi à m'abonner à ton blogue...

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    1. Je l'ai adoré, mais j'ai de mon côté lu des avis bien plus mitigés et je l'avais prêté à une amie qui n'a pas pu le terminer... il faut essayer !
      Et pour l'abonnement au blog, tu n'es pas la première à me le signaler, c'est variable selon les lecteurs et les périodes, et j'avoue être complètement démunie : le centre d'aide blogger n'apporte aucune aide sur ces problématiques...

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  15. Je l'ai lu il y a deux ans, enfin, pour être honnête, disons plutôt que j'ai tenté de le lire car j'ai abandonné en route. Je n'ai pas pu vraiment rentrer dans l'histoire : la complexité de la construction, l'interrogation sur l'utilité de certaines parties, le propos radical développé... tout cela a fini par venir à bout de ma patience. Mais je suis heureux que tu aies un tout autre sentiment à propos de ce livre ; toujours heureux de voir quelqu'un enthousiasmé par la lecture d'un livre !

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    1. Comme je l'écris ci-dessus en réponse à Madame lit, tu n'es pas le seul à l'avoir abandonné... j'avoue pour ma part ne pas avoir trouvé le propos radical, et même si je te rejoins sur le fait que certaines parties étaient sans doute dispensables, je n'en garde que l'émotion très forte qu'il m'a procurée...

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