"Le temps où nous chantions" - Richard Powers
"Quelque chose ici-bas a besoin de la race. Un tribalisme ancestral, quelque chose dans l'âme qui se sent menacé par tout bouleversement, petit ou grand".
Ça commence comme un conte de fées. Nous faisons connaissance avec une famille portée par une grâce à peine crédible, unie par un amour et un talent musical presque surnaturels. Mais on sent bien que quelque chose cloche, le narrateur évoque les belles images au passé, sur un ton laissant présager quelque drame à venir.
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Amérique des années 40. Delia, jeune afro-américaine, rencontre David Strom, juif allemand ayant fui le nazisme, à un concert de la cantatrice noire Marian Anderson. Leur passion respective pour la musique et le chant, la beauté de l'une, la gentillesse et l'intelligence de l'autre, les rapprochent et les séduisent... à l'encontre des craintes familiales, et des règles en vigueur dans un pays où règne encore la ségrégation, Délia et Da se marient, fondent une famille.
Une famille atypique, déclinant les nuances du métissage sous les traits de Jonah, l'aîné à la peau claire, puis de Joseph -Joey- et son teint caramel, ses JoJo comme les appelle leur mère. Enfin vient Ruth, petite fille café au lait. David et Delia protègent leurs enfants du monde en créant un cocon enchanté d'épiphanies musicales. Ils jouent et chantent comme ils respirent, de la musique classique, ancienne, le père impulsant le sens de la proportion et du rythme, la mère donnant l'exemple de la justesse.
La question de la race est soigneusement évitée. D'ailleurs, pour Da, la race n'existe pas. Physicien et chercheur doué, lui qui n'a plus de famille, plus de patrie si ce n'est celle que forment sa femme et ses enfants, est imperméable aux croyances et aux a priori. Le couple décrète qu'ils peuvent être leur propre peuple, lance un défi à l'avenir, qui verra, c'est sûr, le mélange de ce que d'autres qualifient de races. Leurs fils seront ce qu'ils veulent puisqu'ils sont inclassables, hybrides. Chacun d'eux montre d'ailleurs très tôt ses aptitudes, mais Jonah les dépasse tous. Jonah a un don, une qualité vibratoire et une sonorité qui pétrifient ses auditeurs pendant quelques secondes, il est de ceux qui "chante pour sauver les bons et faire que les méchants se suicident".
Ce que Da et Délia ignorent -ou feignent d'ignorer-, c'est qu'ils ont commis un crime en se mariant, en voulant faire tomber les barrières. La musique sera-t-elle assez assourdissante pour étouffer la voix de la haine, assez puissante pour les empêcher de crouler sous le poids d'histoires qui ont eu lieu des siècles auparavant ?
Les enfants commencent à comprendre en sortant dans le monde, lorsqu'ils se font martyriser par les gosses du coin, ou voient leur mère se faire cracher dessus, et s'efforcer de faire comme si rien ne clochait (cette comédie finira par l'user complètement). Une première école de musique les refuse (sans qu'ils comprennent dans un premier temps que c'est à cause de leur couleur de peau) : où ranger des métis qui jouent et chantent en allemand des lieder dans un monde qui a besoin de définir, de hiérarchiser en enfermant les individus dans des cases ?
Viennent aussi leurs premiers questionnements sur ce qu'ils sont... noirs ou blancs ? Ni l'un ni l'autre ? Les deux à la fois ?
Viennent aussi leurs premiers questionnements sur ce qu'ils sont... noirs ou blancs ? Ni l'un ni l'autre ? Les deux à la fois ?
Pour Jonah, c'est clair : il est chanteur. Et il ne peut l'être sans son frère Joseph comme accompagnateur au piano. Le talent et leur travail acharné finissent par payer, et les deux frères font leur chemin. Cloisonnés dans le rythme exigeant de l'apprentissage et des répétitions, puis parcourant le pays de concert en concert, ils occultent la marche du monde, le cauchemar du dehors, qui de temps en temps se rappellent à eux par l'intermédiaire d'un fait divers. Entre-temps, la mort de Delia aura initié, subrepticement, l'éclatement de la famille Strom, mais il ne le mesureront qu'avec le recul. Figés dans leur univers intemporel, les deux frères ne font qu'un, Joey, entièrement dévoué à Jonah, le "portant" à bout de bras, admiratif de son insouciance, de l'humour ambigu qui lui permet de répondre par de subtiles pirouettes aux humiliations, aux sous-entendus tendancieux et aux lynchages voilés.
Entre Da, affairé à comprendre les circonvolutions du temps, et Ruth, naît une incompréhension qui brisera leurs liens, la cadette Strom se débattant avec la nécessité de désavouer son père pour avoir une chance d'atteindre son besoin de se définir, comme s'il lui était devenu vital d'appartenir à une communauté, de s'associer à la douleur des autres. Da, son père blanc, incapable ne serait-ce que d'apercevoir le gouffre dans lequel elle se démène, devient l'ennemi...
Avec l'émergence du mouvement pour les droits civiques et les troubles conséquents, l'Histoire rattrape les enfants Strom. Pour Ruth, le choix est évident, et sera celui de la lutte et de la solidarité avec ceux qu'elle a définitivement choisis comme étant les siens. Joey et Jonah gardent au départ leurs distances. Jonah refuse d'être un chanteur noir, ainsi que le voudraient ceux qui réduisent les individus à des symboles, des instruments de combats dans lesquels ils ne se reconnaissent pas vraiment. Mais ils auront beau faire, aux yeux du monde, ils sont différents...
Quel roman magistral ! Érudit mais accessible, puissant, dense, intelligent... vous en réclameriez autant après avoir tourné la dernière de ses plus de mille pages. La construction, en allers-retours entre passé et présent et entre les divers personnages, la minutie avec laquelle l'auteur évoque la musique, les questionnements qui hantent le récit (peut-on exister au-delà de la couleur de peau ? l'art doit-il être au service des causes que fait naître l'Histoire ? qu'est-ce qui définit un individu vis-à-vis des autres et de lui-même ?), tout cela contribue à le rendre passionnant et bouleversant.
Que dire de plus (je crois d'ailleurs avoir déjà été relativement bavarde...) ?
Que dire de plus (je crois d'ailleurs avoir déjà été relativement bavarde...) ?
Cette lecture rentre dans le cadre du Pavé de l'été de Brize...
... et du Mois Américain, organisé par Titine :
Commentaires
j'ai beaucoup moins adhéré aux romans qu'il a publié ensuite
(Par contre, je n'arrive pas à rentrer dans son nouveau roman..je suis à la page 107/500 et je ne comprends rien!)
Mais tu n'as pas à être désolée, il en faut pour tous les goûts ! Tu as essayé de lire ce titre en particulier ?
Bonne soirée,
Rien à voir, mais j'ai reçu la voisine, c'est bon, on peut programmer pour le 10 octobre.
Et je bloque le 10, donc..