"L’arbre-monde" - Richard Powers
"Elle s’étonne encore que l’intelligence suprême sur cette planète ait pu découvrir le calcul intégral et les lois universelles de la gravité avant de savoir à quoi servait une fleur".
C’est avec quelque circonspection que je me suis lancée dans la lecture de ce pavé, préparée à y passer du temps, à devoir subir quelques longueurs, à surmonter des passages difficiles. Les avis lus à son sujet oscillaient en effet entre la dithyrambe et l’indigestion ; il y était parfois question d’ennui, voire d’abandon.
J’ai adoré.
Certes, certains chapitres m’ont paru plus longs que d’autres, mais ces autres m’ont tellement passionnée et émue, que je les ai occultés dès la dernière page refermée.
La première partie du roman installe une kyrielle de personnages que nous suivons l’un après l’autre sur des espaces-temps plus ou moins longs. Neuf héros, hommes et femmes, nous sont ainsi présentés, citoyens des Etats-Unis issus des vagues d’immigration ayant successivement peuplé l’Amérique. Des points communs se dégagent, notamment la récurrence dans leurs destins respectifs de l’importance d’un -ou des- arbre(s), et aussi le rappel, par brèves intermittences, de l’opposition entre la dimension éphémère de l’homme sur terre, et celle, comparativement quasi-éternelle, de son environnement végétal.
"Ne t’inquiète pas. L’être humain quitte ce monde bientôt. Et alors l’ours aura à nouveau la couchette du haut".
Nick Hoel a repris le flambeau du projet photographique entamé par un arrière-grand-père norvégien qui, une fois installé aux Etats-Unis, a entrepris de photographier chaque mois le châtaignier ornant son terrain, qui devint au fil du temps une légende régionale, l’espèce, pourtant emblème national, ayant disparu de la quasi-totalité du territoire américain, décimée par un parasite.
Patricia Westeford (qui existe réellement), enfant presque sourde et souffrant de grandes difficultés à s’exprimer, se passionne dès le plus jeune âge pour la botanique, grâce à son père qui l’y initie. Plus tard, étudiant la sylviculture, elle a l’intuition de l’existence de connexions entre l’ensemble des créatures du monde végétal et animal. Elle est convaincue que les arbres sont des créatures sociables, qu’ils communiquent entre eux, ce qu’elle démontre par une étude. Alors tournée en dérision, moquée par ses pairs -une torture pour la grande timide qu’elle est restée-, elle abandonne tout projet de recherche.
La convergence de tous ces héros est initiée avec le dernier personnage qui nous est présenté. Olivia Vandergriff est une étudiante au caractère bien trempé mais quelque peu immature, et son incertitude quant à ses projets d’avenir l’amène à ruminer un sentiment d’échec. Un soir, elle subit une électrocution qui la laisse une minute entre la vie et la mort. A son réveil, des voix lui parlent, elle se sent investie d’une mission. Ce sera la tentative de sauvetage, qui fait alors la une des médias, d’un arbre séculaire menacé d'abattage. Elle quitte tout pour rejoindre l’est et le séquoia en danger. Sa route croise d’abord celle de Nick Hoel.
Dans la deuxième partie, où nous les suivons en alternance, tous les protagonistes vont prendre à un moment conscience de l’impérieuse nécessité de sauver les arbres. Les liens entre eux, plus ou moins lointains, vont se nouer plus précisément, et se focaliser sur le cœur du propos de Richard Powers. On pénètre alors dans la forêt, expérimentant sa nature mystérieuse, sa vivante profusion, sa densité suffocante qui ont toujours à la fois fasciné et effrayé les hommes. On y inspire les fortes odeurs de décomposition qui révèlent sa fonction nourricière pour des milliards d’espèces. On découvre la richesse de son réseau souterrain, tissage fongique qui, sur des milliers de kilomètres, établit d’insoupçonnées connexions.
"Le monde n’est pas notre monde avec des arbres dedans. C’est un monde d’arbres, où nous venons tout juste d’arriver."
Il y avait sur le continent américain quatre grandes forêts censées durer une éternité, et chacune a été détruite en quelques décennies. Il en reste un dernier carré à sauver, et c’est ce à quoi s’attellent les héros, par diverses méthodes allant de la pédagogie à la violence. La tâche est ardue, semble souvent impossible. Ils "crient" mais personne n’entend, ou ne veut comprendre : pour beaucoup, le profit immédiat est plus important que la préservation d’arbres de plusieurs siècles, et convaincre en évitant de s’en prendre aux divinités locales (Marché et Profit) est un exercice compliqué. Car préserver la forêt ne pourra se faire sans créer un nouveau récit pour régir nos vies, sans remettre en cause les bienfaits de la croissance industrielle et replacer au centre de nos valeurs l’ensemble du vivant.
"Être humain, c’est confondre une histoire satisfaisante et une histoire pleine de sagesse, c’est prendre la vie pour un énorme bipède".
Alors oui, je me suis moins attachée à certains personnages (je n’ai même pas parlé de deux d’entre eux, qui à mon avis pourraient disparaitre sans rien enlever au récit, et je suis restée hermétique aux parties concernant Neelay Mehta, qui bâtit une extravagante fortune en devenant le pionnier des jeux vidéo), et les chapitres les concernant m’ont parfois valu quelques moments laborieux, mais c’est complètement accessoire. Car "L’arbre-monde", ce sont aussi et surtout des héros complexes, immensément touchants, des moments de pure beauté (je ne peux m’empêcher de citer l’épisode qui relate comment deux des protagonistes vivent pendant un an, à soixante-dix mètres de haut, dans un arbre gigantesque qu’ils ont nommé Mimas), et des passages fascinants sur les arbres et les forêts…
Ce roman m’a passionnée, mais m’a aussi bouleversée, au point qu’en rédigeant ce billet, je me remets à pleurer comme une madeleine. Si ça, ce n’est pas le signe d’un texte fort…
Commentaires
J'espère que ta 2e tentative sera plus fructueuse, c'est un texte qui mérite vraiment l'effort qu'il réclame un peu. Come tu l'écris, j'ai été "subjuguée" !
Prochaines lectures de cet auteur : Sidérations et Opération âme errante (je vais en profiter pour jeter un œil sur tes avis quant à tes lectures de l'auteur).
Et pour l'abonnement au blog, tu n'es pas la première à me le signaler, c'est variable selon les lecteurs et les périodes, et j'avoue être complètement démunie : le centre d'aide blogger n'apporte aucune aide sur ces problématiques...