LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Les pérégrins" - Olga Tokarczuk

"Balance-toi, remue-toi ! Bouge ! Y a que comme ça que tu pourras lui échapper. Celui qui dirige le monde n'a pas de pouvoir sur le mouvement. Il sait que notre corps en mouvement est sacré. Tu lui échappes que quand tu bouges. Il n'a de pouvoir que sur ce qui est immobile et pétrifié, sur ce qui est passif et inerte."

Les pérégrinations du roman d’Olga Tokarczuk sont d’une surprenante diversité. Il est d’ailleurs lui-même une pérégrination, en forme de coq-à-l’âne, nous emmenant d’un épisode à l’autre sans que l’on saisisse toujours la logique de leur enchaînement ; mais sans doute n’y a-t-il aucune logique à chercher, le mieux étant de se laisser porter par le voyage, d’en accepter les cahots, de jouir de ses surprises…

Comment, dès lors, résumer "Les pérégrins" ?

Il y a bien un fil, que l’on suit tout du long de la traversée, tiré par une narratrice (l’auteure ?) férue de voyage depuis qu’enfant, elle a effectué sa première pérégrination, à pied, à travers champ jusqu’à l’Oder. Un voyage certes modeste en terme de distance, mais ce n’est pas ce qui importe ici. Non, ce qui compte, c’est qu’elle alors pris conscience que "ce qui est en mouvement sera toujours meilleur que ce qui est immobile, et que le changement sera toujours quelque chose de plus noble que l’invariance ; car ce qui stagne est voué inévitablement à la dégénérescence, à la décomposition et, en fin de compte, au néant (…)". Elle est de ceux qui ont la bougeotte, dont les racines ne s’enfoncent jamais assez profondément pour qu’elle ait envie de rester longtemps quelque part. Aussi, dès qu’elle a reconstitué un petit pécule, elle repart en vadrouille, par ailleurs atteinte d’un syndrome qui se résume en l’attirance pour tout ce qui est imparfait, déglingué. Elle est ainsi entre autres fascinée par les cabinets de curiosités, ou les musées exposant des difformités.

Quoi qu’il en soit, le but de ses pérégrinations est toujours la rencontre d’un autre pérégrin.

Elle évoque donc certaines de ces rencontres, parmi lesquelles une femme obsédée par la souffrance animale et parcourant le monde pour rédiger un Rapport sur l’infamie ; une Islandaise voyageant le long du méridien de Greenwich ; des couples de scientifiques organisant des petites conférences dans les aéroports…. Tout cela entrecoupé de considérations tantôt prosaïques, tantôt sociologiques, voire existentielles, sur ce qui a trait au voyage. L’éloge des aéroports, lieux de vie offrant les mêmes avantages que les villes -jardins et des circuits de promenade, étapes culturelles, centres de conférences…- peut ainsi faire place à un chapitre sur les cosmétiques de voyage, qui sera lui-même suivi d’un passage évoquant la psychologie insulaire, les insomnies qu’occasionnent les escales nocturnes ou les ravages causés par les guides de voyage qui, en nommant les lieux et en les épinglant sur des cartes, ont contribué à les affadir, à en estomper les contours.

Et puis, il y a des passages, tout aussi nombreux, hors du fil, qui s’insèrent dans le récit, en densifient la trame en même temps qu’ils la colorent, tranches de fictions, anecdotes historiques… 

Certaines histoires ou thématiques reviennent, à intervalles irréguliers. Ainsi celle de cet homme, Kunicki, dont la femme et le fils disparaissent subitement, lors d’un séjour sur une île croate, alors qu’ils étaient allés assouvir une envie pressante dans les fourrés ; celle de ce conducteur de ferry qui un beau matin décide de dérouter -dans les deux sens du terme- son bateau et ses passagers ; celle de cette femme qui ne parvient pas à rentrer chez elle, où l’attend le dur quotidien qu’impose la maladie de son enfant…

On y décèle une forme d’éloge de la disparition, le voyage ouvrant des moments de latence pendant lesquels nous ne sommes plus localisables, mais aussi celui d’un élan qui nous pousse vers l’inconnu, l’optimiste conviction qu'ailleurs se trouve toujours quelque chose pour nous : la bonne occasion, le grand amour, le bonheur, bref, un moment particulier. 

Les pérégrinations y sont aériennes, maritimes, pédestres, urbaines, ou en diligence (aux côtés du cœur de Frédéric Chopin emporté à Varsovie)… elles peuvent aussi être immobiles, comme pour ce prisonnier qui, afin de supporter l’enfermement, voyage dans "Moby Dick" et embarque ses codétenus avec lui.

Quel genre de pérégrination a en revanche souhaité évoquer l’auteure en ponctuant son ouvrage de récits en lien avec la taxinomie ou la plastination ? Du spectacle d’une dissection pratiquée au XVIIème siècle aux lettres adressées par une certaine Joséphine Soliman à François Ier pour récupérer la dépouille de son père naturalisée par l'oncle de l’Empereur dont il était le serviteur, en passant par l’évocation des progrès effectués en matière de conservation des corps au fil des siècles, la thématique est récurrente, et surprend.

Mais peu importe, car selon Olga Tokarczuk, ce n’est pas les détails que se cache le Diable, mais dans la stabilité et l’attendu… et j’ai personnellement été complètement charmée par ce récit peut-être foutraque, mais immensément séduisant et, en effet, rempli d’inattendu.


D’autres titres pour découvrir Olga Tokarczuk :

Une lecture commune organisée par Patrice & Eva et Passage à l'Est! à l’occasion du Mois de l’Europe de l’Est :
Doudoumatous a lu Sur les ossements des morts, Keisha et Patrice aussi
La Barmaid aux lettres a lu Maison de jour, maison de nuit
Passage à l'Est! a lu Récits ultimes. Nathalie aussi

Commentaires

  1. Ça fait une éternité que j'ai noté "sur les ossements des morts" ; celui-ci me plairait bien également, mais je suis débordée .. à qui donner la priorité dans tout ce qui m'attend ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne répondrai pas à cette question, c'est trop risqué, et je me la pose moi-même en permanence (du coup, le fait de participer aux activités thématiques a un côté "confortable" !).. En tous cas, c'est une bonne idée d'avoir noté "Sur les ossements des morts" pour découvrir cette auteure, car c'est un titre accessible et qui permet de se familiariser avec sa plume, de voir si elle nous convient..

      Supprimer
  2. J'ai commencé par celui ci, et je devrais bien le relire à l'époque j'avais aimé mais je connaissais peu l'auteure.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. L'avantage avec ce titre, c'est qu'on peut le relire par bribes, en prenant des passages au hasard..

      Supprimer
  3. Cela se sent que tu as été charmée. J'ai l'impression qu'on retrouve dans ce roman quelques sujets qui sont chers à l'autrice. Je ne la connais pas encore très bien mais je pense, par exemple, au passage que tu cites sur "une femme obsédée par la souffrance animale et parcourant le monde pour rédiger un Rapport sur l’infamie". Elle n'est pas sans rappeler l'héroïne de "Sur les ossements des morts", non ? Pour ma part, j'ai été séduite par ce roman là qui m'a permis de découvrir Olga Tokarczuk. Je vois que tu en as lu plusieurs et je pense que je ne m'arrêterai pas là non plus. Je note donc "Les pérégrins" dans un coin de ma tête.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Charmée est le mot juste ! Il faut dire qu'à chaque lecture de cette auteure, j'apprécie énormément sa plume, et les ambiances souvent atypiques qu'elle installe. Et oui, sa sensibilité pour la condition animale est un sujet que l'on retrouve dans plusieurs de ses titres... Je ne peux que t'encourager à poursuivre ta découverte ! (il m'en reste aussi quelques-uns à lire...)

      Supprimer
  4. Je le trouve très réussi. Il y a une unité bizarre qui se détache de l'ensemble, c'est très finement fait, presque comme un roman. Il fait partie de ceux que j'aime bien !
    nathalie

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tout à fait d'accord, on a à la fois l'impression que ça part dans tous les sens et la vague conviction d'une logique derrière tout ça...

      Supprimer
  5. J'ai toujours ce titre sur mes étagères où il côtoie Les livres de Jakob. Je les avais acheté ensemble, dès que les librairies avaient rouvert après le premier confinement .... Tellement la trouille qu'elles referment ! En tout cas, c'est peut-être foutraque mais terriblement tentant !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il devrait te plaire, oui, notamment pour ce côté bric-à-brac tout à fait charmant ! Et les Livres de Jakob aussi, mais il réclame un peu plus d'endurance...

      Supprimer
  6. Je me souviens que certains textes m'avaient enchantée, et d'autres plutôt perdue ! Mais cela date et je ne l'ai pas gardé dans mes étagères pour vérifier... ;-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je crois qu'il faut accepter d'être perdu, et ne pas se poser trop de questions pour apprécier ce titre...

      Supprimer
  7. Un très bon souvenir de lecture pour moi aussi (l'histoire du coeur de Chopin, entre autres histoires... quelle imagination). En relisant la chronique de Keisha sur Récits ultimes, je vois que tu avais commenté que tu le notais pour après ta lecture des Pérégrins: #défi(2).
    Merci pour ta contribution (LC organisée par Eva et Patrice ET Passage à l'Est!)!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, désolée pour l'oubli, je viens de rectifier ! Je lirai Récits ultimes, c'est certain, et sans doute tous les autres titres de l'auteure qui jusqu'à maintenant ne m'a jamais déçue... quant à dire quand... peut-être à l'occasion du prochain Mois de l'Europe de l'Est ?!

      Supprimer
  8. J'ai été complètement sous le charme "des ossements et les morts" j'ai eu un petit bémol pour "dieu le temps et les anges" mais c'est certainement une des auteures polonaises les plus lucides sur son pays.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, et il me semble que cette lucidité dépasse largement le cadre de son propre pays. A travers ses œuvres, elle pose un regard curieux sur le monde et les êtres et aux élans vitaux qui les portent, s'intéresse à tout ce qui sort de la norme...

      Supprimer
  9. Le côté décousu me freine un peu mais j'avais beaucoup aimé Sur les ossements des morts de l'autrice alors je veux lire autre chose encore...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Dans ce cas, je te conseille Dieu, le temps, les hommes et les anges !

      Supprimer
  10. Pourquoi pas ? Je note puisque je viens de découvrir cette autrice polonaise et que je pense la relire dans le futur ! Bon weekend !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mais oui, pourquoi pas, j'ai beaucoup aimé, y compris cet aspect foutraque, qui donne l'impression de fouiller un bric-à-brac hétéroclite, et d'y dénicher des pépites !!

      Supprimer
  11. Il faut que je lise sur les ossements ! Mais tous ses romans sont toujours tous empruntés :-(

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Cela révèle son succès... tu peux peut-être réserver ?

      Supprimer
  12. PS : j'apparais peut-être en anonyme mais en fait,c'est moi qui vent d'envoyer un message :-(

    RépondreSupprimer
  13. J'ai beaucoup aimé "sur les ossements des morts" mais pas encore lu celui-là. (Je n'ai que 2 yeux) :-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Et il y a tant à lire... mais je te conseille tout de même de garder un petit créneau dans le temps de tes futures lectures pour continuer ta découverte de cette auteure. Dieu, le temps, les hommes et les anges, est très beau, et relativement court :).

      Supprimer
  14. Tu réussis à résumer très bien ce qui semble difficile à résumer, et surtout, tu nous donne envie de lire ce livre. Merci ! J'ai découvert cette autrice grâce à cette LC et je note donc avec plaisir "Les pérégrins" comme future étape :-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'espère que sa forme narrative singulière te plaira... j'ai personnellement été charmée.

      Supprimer
  15. J'aime beaucoup Olga Tokarczuk mais je n'ai pas lu celui-ci qui a l'air surprenant ! mais Sur les ossements des morts, Les enfants verts et Dieu, le temps, les hommes et les anges le sont aussi.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, Nathalie l'exprime très bien dans son billet sur Récits ultimes : non seulement on ne sait jamais vraiment où on va avec cette auteure, mais parfois, on ne va nulle part, et c'est bien aussi !

      Supprimer
  16. J'ai encore dû publier mon message sans mettre mon nom. Sur Olga Tokarczuk et les trois livres qu e j'ai lus d'elle.

    RépondreSupprimer
  17. Depuis qu'elle a eu le nobel, j'ai envie de la lire, bien sûr, mais je ne sais par quel ouvrage "la prendre". Son oeuvre a l'air très particulière et pas toujours facile d'accès. je note ton conseil à Aifelle. :)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, bonne idée, et il y a aussi Dieu, le temps, les hommes et les anges, qui est accessible et assez court.

      Supprimer
  18. Et j'avais oublié de remplir l"identité"...je ne cherche pas l'anonymat pourtant!! ;)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, blogger est pénible avec ça depuis quelque temps, tu n'es pas la seule à signaler cette obligation d'identification...

      Supprimer
  19. Ce sera ma prochaine lecture de l'autrice. Il m'attend déjà et ce que tu en dis ne fait que me conforter dans mon choix. Mais je laisse passer un peu de temps car je ne suis pas ressortie indemne de Dieu, le temps, les hommes et les anges. :-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est une lecture très forte oui...
      Ces Pérégrins sont très différents, et génèrent moins d'intensité émotionnelle, mais j'ai beaucoup aimé la structure narrative, et le fond du propos..

      Supprimer
  20. Ah... Je n'ai pas du tout accroché à "Sur les ossements des morts" alors que j'ai beaucoup aimé "Le tendre narrateur" (discours du Nobel). Bon... Je tenterai celui-ci, alors.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, c'est une bonne idée, il est différent, de par sa construction, de "Sur les ossements...".

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Compte tenu des difficultés pour certains d'entre vous à poster des commentaires, je modère, au cas où cela permettrait de résoudre le problème... N'hésitez pas à me faire part de vos retours d'expérience ! Et si vous échouez à poster votre commentaire, déposez-le via le formulaire de contact du blog.