"Les livres de Jakób" - Olga Tokarczuk
"Nous avons besoin d'un homme fort qui ait l'air d'un faiblard et qui soit sans peur".
L'octroi à Olga Tokarczuk du Prix Nobel de littérature, et l'initiative de Nathalie, qui a proposé à cette occasion de mettre l'écrivaine polonaise à l'honneur, m'a convaincue de sortir de mes étagères ce pavé quelque peu effrayant...
L'octroi à Olga Tokarczuk du Prix Nobel de littérature, et l'initiative de Nathalie, qui a proposé à cette occasion de mettre l'écrivaine polonaise à l'honneur, m'a convaincue de sortir de mes étagères ce pavé quelque peu effrayant...
Un pavé qui porte avec justesse son sous-titre "Le grand voyage", puisqu'il nous fait traverser à la fois le temps, pour nous projeter au siècle des Lumières, et les territoires, nous transportant de la Pologne à la Turquie en passant par Grèce, l'Ukraine, la Roumanie, ou encore l'Allemagne...
Récit fait de circonvolutions, de digressions si longues qu'elles finissent par ne plus en être, de sauts de puces ou de grands écarts entre lieux et personnages, "Les livres de Jakób" exige de lâcher prise, de se laisser porter au rythme lent que l'auteur lui imprime, accordant autant d'importance aux points centraux de son intrigue qu'aux chemins souvent détournés qui y mènent.
Difficile par conséquent de résumer une telle oeuvre...
Bien sûr, il me faut évoquer Frank Jakób, ex-adolescent disgracieux et couvert d'acné devenu messie autoproclamé, hâbleur et charismatique, épicurien et coureur de jupons, dont on ne sait s'il est un escroc ou un prophète véritablement habité, un gourou pervers ou un simple libertin... Toujours est-il qu'il entraîne à sa suite jusqu'à vingt-mille adeptes, formant une secte de juifs hérétiques rejetant le Talmud et la Loi de Moïse, dont certains vont jusqu'à se convertir, à l'instar de leur maître, au catholicisme. Sans doute un subterfuge pour parvenir à s'intégrer et à s'élever dans une société où la discrimination contre les juifs, que l'on va parfois jusqu'à accuser de meurtres d'enfants, ou d'utiliser du sang chrétien pour honorer d'obscurs rituels, est violente. Car au-delà des préceptes de sa nouvelle religion (précisons qu'avant d'adhérer au concept de la Sainte Trinité, il s'était converti à l'Islam), Jakób professe l'abolition de la notion de péché, qu'il juge obsolète, et invite à transcender la frontière entre le Bien et le Mal, principes qu'il met lui-même en application en pratiquant sans vergogne l'adultère, la sodomie ou l'inceste...
Attirant la haine de leur ex-coreligionnaires et la défiance de certains chrétiens, les "frankistes" trouvent aussi de puissants appuis auprès de représentants des autorités qui voient là l'occasion de renforcer l'emprise et la légitimité du pouvoir chrétien. A la fois adulé et méprisé, ne laissant en tous cas jamais indifférent, Jakób, qui se définit lui-même comme un rustre, mais se révèle un manipulateur fort habile, conserve pour le lecteur qui ne le découvre qu'à travers le regard de tiers, une grande part de mystère, d'insaisissabilité.
Parlons-en, des tiers, qui évoluent par myriades, certains occupant dans l'intrigue une place aussi prépondérante que celle du héros éponyme...
Attirant la haine de leur ex-coreligionnaires et la défiance de certains chrétiens, les "frankistes" trouvent aussi de puissants appuis auprès de représentants des autorités qui voient là l'occasion de renforcer l'emprise et la légitimité du pouvoir chrétien. A la fois adulé et méprisé, ne laissant en tous cas jamais indifférent, Jakób, qui se définit lui-même comme un rustre, mais se révèle un manipulateur fort habile, conserve pour le lecteur qui ne le découvre qu'à travers le regard de tiers, une grande part de mystère, d'insaisissabilité.
Parlons-en, des tiers, qui évoluent par myriades, certains occupant dans l'intrigue une place aussi prépondérante que celle du héros éponyme...
D'abord la famille Shorr, marchands juifs de Rohatyn, avec laquelle on entre dans le récit, à l'occasion des noces du fils aîné du rabbin Elisha, dont le clan compte notamment la belle et intelligente Haya, maîtresse femme que l'on retrouvera régulièrement, avec grand plaisir, tout au long du récit. La vieille Ienta, qu'un sortilège a laissé à jamais mourante et transforme en "âme qui voyage", nous accompagnera aussi de son immatérielle présence, témoin, à travers les années et les distances, des tribulations des uns et des autres.
Et puisque l'on est à Rohatyn, évoquons...
...son doyen, le religieux Benedykt Chmielowski, accaparé par la rédaction d'une encyclopédie constituée de la compilation de bribes d'ouvrages divers et qu'il considère comme instructifs, motivé par la mise à disposition du savoir au plus grand nombre...
... son médecin, Asher Rubine, aigri et misanthrope, dont personne ne sait qu'il n'a en réalité jamais terminé des études entamées en Italie...
... son évêque, Monseigneur Soltyk, qui s'endette tellement au jeu, qu'il a dû secrètement mettre en gage les insignes épiscopaux auprès d'usuriers juifs...
Et puisque l'on est à Rohatyn, évoquons...
...son doyen, le religieux Benedykt Chmielowski, accaparé par la rédaction d'une encyclopédie constituée de la compilation de bribes d'ouvrages divers et qu'il considère comme instructifs, motivé par la mise à disposition du savoir au plus grand nombre...
... son médecin, Asher Rubine, aigri et misanthrope, dont personne ne sait qu'il n'a en réalité jamais terminé des études entamées en Italie...
... son évêque, Monseigneur Soltyk, qui s'endette tellement au jeu, qu'il a dû secrètement mettre en gage les insignes épiscopaux auprès d'usuriers juifs...
Venus d'autres contrées, plus ou moins lointaines, ayons une pensée pour la sémillante palatine Katarzyna Kossakowska, ses règles douloureuses et son emprise sur son falot de mari, auquel elle est bien plus attachée qu'elle ne le croit... pour le mystérieux Moliwda, qui semble avoir vécu plusieurs vies, et se prétend prince d'îles grecques... pour Nahman de Busk, compagnon sans doute le plus fidèle de Jakób, qui en devient son ombre, et dont les écrits représentent un précieux témoignage de la vie du soi-disant messie...
On pérégrine donc aux côtés de ces illuminés ou de ces sages, de ces individus retors ou portés par la grâce, d'alchimistes, de paysans, de rois et de vagabonds, de villes en campagnes, au cœur de grouillants comptoirs de commerce ou de ghettos juifs, parcourant de riches demeures seigneuriales ou des cellules de prison, mais on pérégrine aussi au fil d'idées et de croyances, de superstitions et d'idéologies. On s'y interroge sur le sens de la foi, sur la nécessité, déjà alors, de moderniser la religion pour l'adapter à l'évolution culturelle et sociétale, sur les mécanismes sectaires...
On pérégrine donc aux côtés de ces illuminés ou de ces sages, de ces individus retors ou portés par la grâce, d'alchimistes, de paysans, de rois et de vagabonds, de villes en campagnes, au cœur de grouillants comptoirs de commerce ou de ghettos juifs, parcourant de riches demeures seigneuriales ou des cellules de prison, mais on pérégrine aussi au fil d'idées et de croyances, de superstitions et d'idéologies. On s'y interroge sur le sens de la foi, sur la nécessité, déjà alors, de moderniser la religion pour l'adapter à l'évolution culturelle et sociétale, sur les mécanismes sectaires...
Et on s'y perd, en permanence (d'autant plus qu'en se convertissant au catholicisme, les membres de la secte changent de noms), se raccrochant à quelques figures familières (et aux indispensables notes prises au cours de la lecture) qui nous marquent davantage que d'autres, parfois un peu noyé dans la profusion fourmillante de ce texte érudit mais aussi truculent, et incroyablement vivant.
A lire au format papier pour profiter des gravures, cartes et portraits qui l'agrémentent, "Les livres de Jakób" demande donc un peu d'endurance au lecteur, qui se voit récompensé par la richesse de cette épopée où s'entremêlent Histoire, anecdotes et surnaturel.
A lire au format papier pour profiter des gravures, cartes et portraits qui l'agrémentent, "Les livres de Jakób" demande donc un peu d'endurance au lecteur, qui se voit récompensé par la richesse de cette épopée où s'entremêlent Histoire, anecdotes et surnaturel.
Une lecture organisée à l'occasion de l'attribution du Prix Nobel de littérature à Olga Tokarczuk :
Nathalie a lu Sur les ossements des morts
Passage à l'Est a lu Dieu, le temps, les hommes et les anges
Nathalie a lu Sur les ossements des morts
Passage à l'Est a lu Dieu, le temps, les hommes et les anges
Deux autres titres sur ce blog pour découvrir Olga Tokarczuk :
Ah mais je vois que tu as aimé ! Tout ce que tu dis est très juste et donnera envie de le lire aux plus craintifs. C'est quand même un roman assez incroyable, on s'y perd complètement !
RépondreSupprimerOui j'ai aimé, même si la lecture n'en est pas toujours facile. Comme tu l'écris dans ton billet, il faut accepter de ne pas tout comprendre..
SupprimerHum! il ne doit pas être facile à lire, en effet ! j'aurais bien aimé être des vôtres, cela m'aurait donné du courage pour en venir à bout. J'aime les pavés mais là, je crains de m'y perdre un peu trop!
RépondreSupprimerJ'avoue que les notes prises pendant ma lecture m'ont été précieuses pour me repérer un peu parmi tous les personnages... Mais cela a été une expérience très riche. Je pense qu'il pourrait te plaire, par son caractère épique, et sa très forte dimension historique.
SupprimerTu te sors très bien de la difficulté de résumer ce livre! Je ne l'ai pas encore lu, mais d'une part ton billet donne envie, et d'autre part je serai curieuse de faire la comparaison entre Dieu, le temps, les hommes et les anges, et Les livres de Jakób.
RépondreSupprimerDe mon côté, je lirai aussi Dieu, le temps, les hommes et les anges, mais après Le Pérégrins, je pense.
SupprimerEn tous cas, il est très différent de Sur ossements des morts, titre avec lequel j'ai découvert cet auteur, et que j'ai beaucoup aimé aussi.
Oh la la, ça fait un peu peur tout ça ! Et puis il faut trouver le temps pour le lire. Je crois que je commencerai plus volontiers par Sur les ossements des morts pour découvrir cette auteure.
RépondreSupprimerC'est une très bonne idée, il est relativement court (si on le compare aux Livres de Jakob), et j'avais beaucoup aimé son ton atypique..
SupprimerLà, je ne suis pas très partante, je n'ai rien contre les lectures denses et un peu compliquées, mais pour ce roman là, j'ai l'impression que c'est la prise de tête permanente ! J'attendrai qu'elle en écrive un autre plus simple.
RépondreSupprimerElle en a déjà écrit des plus simples ! Tu peux lire "Sur les ossements des morts" ou "Dieu, le temps, les hommes et les anges", qu'a apprécié Passage à l'Est..
SupprimerPour une fois je ne 'découvre' pas un Nobel après qu'il l'ait obtenu! ^_^ Mes billets:
RépondreSupprimerLes pérégrins Sur les ossements des morts Les livres de Jakob
Tu dois donc lire Les pérégrins! (je me le relirais bien, tiens)
Oui, j'en ai bien l'intention, c'est le prochain sur ma liste !
SupprimerC'est vrai que tu avais lu toi aussi Les livres de Jakob, je rajoute un lien vers ton billet.
je l'ai noté (elle a fait un passage sur ARTE qui m'a donné envie) c'est le côté pavé qui freine un peu car je viens de terminer un autre pavé dur mais superbe : "La Fabrique des salauds" de Chris Kraus
RépondreSupprimerAh, il me tarde de lire ton avis sur le Kraus ! Et sinon, tu peux commencer par un autre titre de Tokarczuk..
SupprimerJ'ai lu Sur les ossements les morts il y a 2 ou 3 ans. De mémoire, j'avais trouvé ça sympathique mais pas au point de faire une urgence du reste de l'oeuvre de l'auteure.
RépondreSupprimerAh j'avais beaucoup aimé ce titre... Ces "Livres de Jakob" sont vraiment différents, et demandent une certaine endurance, autant être prévenue(e) !
Supprimerhors sujet, mais je suis ravie de dire que je vais pouvoir publier mon billet sur Russo mercredi avec vous tous ! merci :-)
RépondreSupprimerComment ça, merci ? Nous sommes ravis que tu nous aies rejoint... (j'ai juste un mal fou à rédiger mon billet, qui n'est toujours pas prêt !! Mais il le sera demain, quitte à ce que je n'en sois pas très satisfaite !).
Supprimerben si c'est toi la première qui m'en a parlé, j'hésitais et le Caribou m'a poussé et pas de regret ! mon billet sera en ligne demain à la première heure !
SupprimerIl me tarde de lire vos avis ! Je viens de programmer le mien pour 8h.
SupprimerMême pas peur ! Il faut dire qu'après avoir il y a quelque temps, avoir beaucoup aimé Sur les ossements des morts, j'ai été totalement absorbée par Dieu, le temps, les hommes et les anges, un titre magique ! Au point que je n'arrive absolument pas à rédiger ma note ...
RépondreSupprimerAh mais du coup, j'hésite maintenant pour ma prochaine lecture de cette auteure, entre Les pérégrins et Dieu, le temps, les hommes et les anges... et je pense, oui, que ces Livres de Jakob pourraient te plaire, c'est un projet à la fois fou et complètement maîtrisé !
SupprimerQuelle lecture ! Je ne me sens pas suffisamment disponible pour ce titre ( j'avoue qu'il m'impressionne ce livre ). Pour poursuivre avec l'auteure, comme toi j'ai beaucoup apprécié Sur les ossements des morts, j'ai plutôt noté Les Pérégrins ou Dieu, le temps, les hommes et les anges.
RépondreSupprimerJe ne nierais pas qu'il est en effet impressionnant, et à juste titre... une lecture à réserver pour les périodes où l'on se sent temporellement et intellectuellement disponible..
SupprimerEn attendant, si cela te dit, je suis partante pour une LC des Pérégrins ou de Dieu, le temps, les hommes et les anges (à partir de février, par exemple)..
Avec plaisir ! Ou mars, pour le mois à l'est.
SupprimerMais oui, très bonne idée ! Quel titre te tente le plus ? J'avoue que le commentaire d'Athalie me donne très envie de lire Dieu, le temps, les hommes et les anges...
SupprimerLes Pérégrins semble une lecture particulière. Je crois que je préfère le conserver pour plus tard, peut-être l'été. Comme toi, là, très envie de découvrir Dieu, le temps, les hommes et les anges.
SupprimerSuper ! On prévoit ça pour le 15 mars (date choisie tout à fait au pif, n'hésite pas à m'en proposer une autre si cela ne te convient pas...) ?
SupprimerJe te propose le lundi 02 mars, pour commencer le mois à l'Est avec ce titre :). J'en profite pour te souhaiter de belles fêtes de fin d'année.
SupprimerD'accord, va pour le 2 !
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