LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"La chambre rouge" - Edogawa Ranpo

"C’est désormais à vous de me juger : suis-je un criminel pervers ou simplement un pauvre malade mental ?"

Deuxième participation au Mois du Japon, cette fois encore avec un recueil de nouvelles, écrites dans les années 1920. Mais si celui de Seicho Matsumoto ne m’a laissé que le souvenir d’une lecture certes plaisante mais peu prégnante, "La chambre rouge" est d’un autre acabit. Il faut dire qu’avec Edogawa Ranpo, on est loin de l’image d’Epinal d’un Japon où pudeur et bienséance gouvernent les comportements en toutes circonstances. Et c’est peu dire que l’auteur creuse sous la façade. Il y va au burin, puis triture, jusqu’à la nausée. 

Des cinq textes qui le composent, le premier –"La chenille"- est sans doute le plus représentatif de sa fascination pour la déviance et la perversion.

Le lieutenant Sunaga, ancien soldat brutal et courageux, est revenu de la guerre sous une forme à peine humaine, excessivement défiguré par une explosion ayant par ailleurs réduit ses quatre membres à de courts moignons et diminué ses facultés mentales. Il n’est plus qu’une sorte d’énorme chenille jaune et muette, rampant sur ses ailerons de chair, dont l’existence est vouée à la satisfaction bestiale d’un insatiable appétit sexuel. Son épouse Tokiko, initialement innocente et timide, dévouée à son mari, s’est elle aussi métamorphosée peu à peu face au spectacle de l’estropié qui a fait naître en elle d’inavouables passions. A la fois prise d’exaltation et d’un désir irrépressible de le faire souffrir, elle l’étouffe, l’effraie, tire plaisir du spectacle de sa souffrance, se livre à des jeux sexuels de plus en plus pervers, le considérant comme un jouet grandeur nature à son entière disposition. Condamnée à vivre en recluse avec son monstrueux époux dans une maison isolée à la campagne, seule une passion démoniaque lui a permis de surmonter le dégoût qu’il lui inspire. 

Bon sang, quel texte ! Régulièrement plongé dans une pénombre exhaussant la dimension ténébreuse du propos, le lecteur est saisi par le spectacle de la laideur qu’elle met en relief -sur laquelle l’auteur porte un regard d’esthète-, assistant avec autant de répulsion que de fascination à cette bascule dans une folie aux relents glauques et malsains.

La suite est, heureusement, moins intense, même si on y retrouve diverses manifestations de dérèglements, sexuels ou moraux. Des dérèglements dont les individus qui en sont atteints ne souffrent pas, les transformant au contraire en états enviables, voire en trajectoires de vie.

Dans "La chaise humaine", une célèbre romancière reçoit le manuscrit d’un inconnu, dont le contenu, une histoire vraie, précise-t-il, suscite chez elle un étrange malaise en même temps qu’une immense curiosité. Son auteur, affublé d’un physique repoussant, d’une apparence difforme dissimulant "un cœur brûlant et passionné", y relate avoir un jour trouvé le moyen d’assouvir sa recherche de volupté, de connaître enfin l’amour… un moyen que je ne vous dévoile pas, aussi ingénieux et incroyable que repoussant… 

"Deux vies cachées" se déroule dans une petite station thermale où deux hommes font connaissance, spontanément liés par un sentiment de sympathie qui bientôt les poussent à la confidence. Après que l’un a évoqué ses souvenirs d’ancien combattant, l’autre revient sur une période de sa vie profondément traumatisante. Alors étudiant, des crises de somnambulisme transformèrent ses nuits en cauchemars, et mirent un coup d’arrêt à ses projets de jeune homme ambitieux.

"La chambre rouge", empreint d’un extrême cynisme, met en scène un héros machiavélique. Sept hommes réunis par leur passion pour les sensations fortes se réunissent régulièrement dans une chambre rouge apprêtée à leur intention. Ce jour-là, ils sont suspendus aux lèvres d’un orateur qui explique avoir toujours voulu, comme eux, dépasser les bornes étroites limitant la vie, combattre l’insondable ennui de l’existence. Mais pour lui, les dérivatifs que représentaient les enquêtes policières, le spiritisme, les expériences métaphysiques ou autres séances porno, se sont révélés insuffisants.

Il a fini par trouver le moyen d’assouvir son besoin d’expériences extrêmes, en se livrant à un jeu, celui du crime parfait, consistant à tuer sans intervenir directement, mais en exploitant des occasions de mises en danger d’autrui, tantôt provoquant une chute, tantôt orientant dans la mauvaise direction un mourant cherchant les urgences hospitalières… Mais après avoir ainsi perpétré quatre-vingt-dix-neuf meurtres, pour lesquels il ne sera jamais inquiété, il est pris de lassitude… il a décidé d’être la victime de son centième et ultime crime. Avant, il veut leur livrer le récit de ses actes, exprimer l’excitation et le sentiment de puissance éprouvés en explorant un espace inviolé où le crime pouvait s’épanouir.

Le dernier texte est un peu différent de ceux qui le précèdent. Un préambule nous apprend que "La pièce de deux sen" est considérée comme la première œuvre de littérature policière authentiquement japonaise. Il est cette fois question d’un cambriolage : un homme ayant volé la paie du personnel d’une usine est arrêté, sans que son butin, qu’il prétend avoir dépensé -forcément un mensonge compte tenu de l’importance de la somme- soit retrouvé. Le narrateur, étudiant au moment des faits, se livrait alors avec son ami et colocataire à une sorte de compétition intellectuelle visant à déterminer lequel des deux était le plus malin. Or, son redoutable esprit logique lui avait permis, affirmait-il, de retrouver le fameux butin…

Ce dernier texte, fondé sur des déductions tirées par les cheveux, ne m’a pas convaincue.

Mais j’ai beaucoup apprécié de retrouver, avec les autres nouvelles, le talent d’Edogawa Ranpo pour susciter chez son lecteur un curieux mélange de fascination (malsaine ?) et de dégoût que vient parfois atténuer une chute assez surprenante pour faire (sou)rire, qui renverse la perspective.


D'autres titres pour découvrir Edogawa Ranpo :

Le Mois du Japon, chez Lou et Hilde


Petit Bac 2023, catégorie BATIMENT ou COULEUR

Commentaires

  1. Je crois que chez moi, c'est le dégoût qui dominerait. Je préfère passer.

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    1. C'est un auteur spécial, qui met en scène des univers souvent glauques... je ne te le conseillerais pas !

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  2. Visiblement l'auteur est connu, mais j'avoue que non, pour ma part.

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  3. J'ai bien aimé La proie et l'ombre, mais c'est vrai que je crois n'avoir rien lu d'autre que lui alors que c'est un classique. Tu as raison, c'est étrange, inquiétant, mais un peu drôle ou burlesque ou décalé, et finalement le lecteur s'en sort bien. Merci de me le remettre en mémoire !
    nathalie

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    1. Le démon de l'île solitaire est très bien, et moins "trash" que d'autres de ses titres.. je trouve en tous cas que c'est un auteur très intéressant, dont les textes auraient pu rester cantonnés à un "underground" littéraire ne tentant que quelques initiés, mais non...

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  4. De cet auteur, je n'ai lu que Le démon de l'île solitaire... Bien, je connais maintenant son univers, pas sûre d'avoir envie d'aller plus loin...

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    1. Et Le démon de l'île solitaire est un de ses textes les moins glauques...

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  5. Je ne connais pas du tout cet écrivain. Le bouquin m'a l'air sympa (sic!).... je le note.... à suivre ?

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    1. Un auteur à découvrir, à condition de ne pas être rebuté par les univers malsains.. il pourrait te plaire en effet !

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  6. J'aime la littérature japonaise et les polars mais je savais que Edogawa Ranpo était spécial. Je ne suis toujours pas tentée.

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    1. Il est même très spécial.. mais fascinant aussi du coup !

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  7. Il me reste toujours à découvrir cet auteur. Je crois que ça fait des années que je me le dis, mais je n'ai pas encore tout à fait arrêté mon choix sur le premier livre. Enfin, celui que j'avais noté, c'était Le démon de l'île solitaire, mais ce recueil de nouvelles m'intrigue assez, même si je ne suis pas très nouvelles à la base.

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    1. C'est bien de commencer par Le démon de l'île solitaire, qui est moins "trash" que la plupart de ses autres titres. Et sinon, si tu ne veux pas t'engager dans un recueil de nouvelles, mais que tu veux découvrir sa facette plus glauque, tu peux lire La proie et l'ombre, par exemple, ou La bête aveugle, qui sont très courts.

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  8. Le résumé de chaque nouvelle me suffira ! Pas du tout envie d'être triturée jusqu'à la nausée ...

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    1. Je comprends, ce n'est pas le genre d'auteur que je recommanderais à tour de bras... bon, ici, c'est surtout la 1e nouvelle qui frappe par sa dimension perverse et sordide... les autres sont un peu moins "dégueu" !!

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    2. C'est parce que je préfère la perversité à l'européenne, c'est plus tordu. Les auteurs japonais sont trop directs pour moi ... Dans ceux que j'ai réussi à lire ...

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  9. Il faut bien choisir son moment pour ce genre de lectures ;-D Pour moi, ce ne sera donc pas pour tout de suite, mais pourquoi pas cet été au soleil. Le contraste avec l'atmosphère d'un livre me permet souvent d'apprécier ce qui m'aurait gênée dans un autre contexte !

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    1. C'est une bonne idée, c'est vrai que j'ai moi aussi tendance à mettre dans mes valises estivales quelques romans noirs...

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  10. J'ai lu deux romans de ranpo non chroniqués car je trouve que ses histoires créent trop le malaise et je n'apprécie pas...

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    1. C'est sûr, qu'il crée le malaise, et c'est ce qui fait en grande partie la force de ses textes.

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  11. Je l'ai lu l'année dernière de mémoire et m'aperçois que je le confonds maintenant avec un autre titre. Des différentes nouvelles, en lisant ton avis, je me souviens de la chaise humaine en particulier. Sur le coup j'avais trouvé l'univers dérangeant mais assez fascinant, je suis surprise qu'il ne m'en reste pas de souvenir plus précis maintenant.

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    1. Oui, cela peut sembler étonnant compte tenu de l'intensité des émotions que suscitent certains de ces textes mais en y pensant, je réalise connaître le même phénomène concernant les romans que j'ai lus d'Edogawa Ranpo. Il me semble avoir davantage gardé en mémoire leur force d'évocation que leurs intrigues, dont je ne me souviens guère non plus...

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