LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Un livre de martyrs américains" - Joyce Carol Oates

"Ne pas savoir n'est pas une vertu, ne pas savoir peut vous coûter la vie. N'oubliez jamais, les enfants : le bonheur n'est pas dans l'ignorance."

Muskegee Falls, un matin de 1999. Luther Amos Dunphy assassine Gus Voorhees devant le centre pour femmes où il travaille comme médecin avorteur. L’homme qui l’y a conduit, un bénévole, est également abattu.

Le roman alterne entre les deux pôles opposés du drame, ceux du meurtrier et de sa victime, et confronte ainsi deux faces a priori irréconciliables de l’Amérique.

Il donne d’abord la parole à Luther, sous la forme d’un "je" déroulant un long soliloque qui devient rapidement pénible. Son crime, qu’il considère comme un devoir, presque une corvée à laquelle il ne pouvait se dérober puisqu’imposée par la voix du Seigneur qui l’a appelé à le commettre, n’était rien de moins qu’un acte de légitime défense en faveur des innocents auxquels le docteur Voorhees allait ôter la vie. Si les convictions qu’il ressasse n’auront pas suffi à faire grincer des dents ceux qui ne les partagent pas, les contradictions entre la rigueur morale que son Dieu lui fait prôner et certains de ses comportements passés (accès de brutalité gratuite et infidélités conjugales) finiront sans doute par effacer tout éventuel résidu d’empathie envers ce triste personnage, qui exprime par ailleurs une vision archaïque et réductrice de la femme, jugée inférieure à l’homme car faible et indécise, notamment lorsqu’elle est enceinte, et que son état mental est bouleversé par les hormones. Malgré ses arrangements avec sa propre conscience - il tranche lui-même quant au jugement de Dieu sur ses actes, c’est pratique-, c’est aussi un homme torturé mais qui refuse de l’admettre (la dépression étant un péché envers Jésus), par la mort de sa fille handicapée de trois ans, survenue dans un accident de voiture alors qu’il était au volant. Depuis ce drame sa femme Edna Mae s’abrutit de médicaments qu’elle prend en cachette de son mari.

Le roman se rapproche ensuite des filles, du même âge, de Gus et de Luther, qui malgré leurs différences, vont connaître avec la perte de leurs pères respectifs (l’un assassiné, l’autre incarcéré puis condamné à mort) des destins aux nombreuses similitudes.

La mort de Gus a provoqué chez Naomi Voorhees une amnésie traumatique qui l’incite, quelques années après le drame, à collecter des archives afin de reconstituer "la Vie et la mort" de celui dont la perte constitue le seul événement de sa vie, et représente en même temps une expérience à laquelle elle est incapable de donner une forme. Elle qui a toujours été la worrywart (la bileuse, la pelote d’angoisse) de la famille -coincée entre un aîné désinvolte et rebelle, et une plus jeune sœur adoptive- est comme restée pétrifiée par le drame, s’interdisant de commencer sa vie ou d’aimer, puisque ce qui compte le plus pour elle ne peut être partagé avec personne. Elle est seule pour affronter son deuil : sa mère Jenna a décrété à ses enfants ne plus pouvoir être leur maman, et les a confiés à leurs grands-parents, et ses frère et sœur ont mis leur histoire à distance, en partant vivre loin des leurs.

Une solitude dont souffre également Dawn Dunphy, adolescente balourde et introvertie au parcours scolaire poussif, à qui sa laideur pèse. Elle est habitée d’une anxiété permanente et d’une rage silencieuse qui s’exprime à l’occasion d’éclats rares mais possiblement violents. Comme chez les Voorhees, on évite chez les Dunphy d’évoquer l’événement à l’origine de la déroute familiale. 

La manière dont Joyce Carol Oates rapproche, par leurs nombreux points communs, ces deux jeunes filles pourtant très différentes et à qui l’on a inculqué des valeurs diamétralement opposées (à Naomi la proclamation du droit de la femme à disposer de son corps, à Edna celle du crime inadmissible que représente l’avortement), est troublante. Toutes deux doivent composer avec le poids d’une réputation paternelle non seulement lourde à endosser d’un point de vue moral -chacune est convaincue du bien-fondé des principes prônés par leur père respectif, mais semble écrasée par l’intransigeant courage nécessaire à leur application- mais aussi d’un point de vue social. Harcelées par leurs camarades, elles sont dépassées par les conséquences de l’engagement collectif au nom duquel Gus comme Luther ont oblitéré leurs responsabilités familiales. Livrées à elle-même, devenues des "filles de", elles peinent à trouver leur propre voie, entravées par une loyauté qui les poussent à une improductive détestation de l'autre camp.

C’est un roman qui fait froid dans le dos, en dépeignant une réalité que l’on préfèrerait dystopie… car que penser d’un pays où il est nécessaire, devant des centres pour femmes où chaque jour manifestent des quidams brandissant des pancartes et scandant des slogans "pro-vie", de placer des policiers en faction pour protéger les locaux et le personnel d’éventuels actes de vandalisme ou d’agressions ? Où, au nom de la liberté expression, on permet à des groupes extrémistes de publier des listes d’avis de recherche de médecins avorteurs, incitant implicitement les plus fanatiques à les éliminer ? Où les acquis sociaux et féministes régressent sous les coups d’une extrême-droite de plus en plus audible et influente ? C’est en tous cas un pays fracturé autour de deux camps qui ne suivent pas les mêmes lois, les uns niant la légitimité de celle, séculière, qui est susceptible de changer à chaque élection, pour ne suivre que celle, sacrée et immuable, que professe soi-disant leur religion. Et en ne versant à aucun moment dans le manichéisme, en démontrant que chacun est convaincu en toute bonne foi et avec les meilleures intentions du monde de la justesse morale de sa position, Joyce Carol Oates nous laisse avec la désespérante conviction que la guerre qui oppose rationalisme et superstition est loin d’être gagnée.


D’autres titres pour découvrir Joyce Carol Oates :

C’est un épais pavé (859 pages aux Editions P. Rey) :



Petit Bac 2023, catégorie OBJET.

Commentaires

  1. J'ai relu mon avis (https://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2019/11/un-livre-de-martyrs-americains.html) entre les deux, on va dire, question enthousiasme. Merci d'en reparler!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Malheureusement, je ne peux pas aller (re)lire ton avis, la consultation de ton blog est toujours bloquée sur mon PC...

      Supprimer
    2. idem pour moi, je peux le voit depuis Safari mais pas Google ...

      Supprimer
    3. Mais je ne crois pas qu'en ce qui me concerne, c'est un pb de navigateur = j'y accède depuis Google avec mon PC perso. Je pense que pour une obscure raison, le site est bloqué pour des raisons de sureté ou de contenu par mon organisation pro. J'avais eu le même cas avec le blog du Caribou à une époque (je m'étais demandée si c'était à cause des mots "...sous la couette" pouvant laisser croire à un contenu inapproprié ?!) mais ça n'avait pas duré...

      Supprimer
  2. Comme Keisha, j'ai relu mon avis : un livre que j'aurais trouvé magnifique avec deux cent pages de moins !
    https://lettresexpres.wordpress.com/2021/08/01/lectures-du-mois-26-juillet-2021/

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est vrai qu'il y a des longueurs... je me le suis dit sur le moment, mais une fois la dernière page retournée, je crois que je les occultées ! J'ai trouvé qu'on était là dans du "très bon Oates", subtil (on a l'impression qu'elle se retire, en tant qu'individu, du propos, qui du coup garde toute sa complexité), et sensible.

      Supprimer
  3. J'ai lu deux ou trois romans de Joyce Carol Oates mais elle est tellement prolifique que je n'arrive pas à suivre toutes ses parutions

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah ça, pour être prolifique... j'ai toujours deux ou trois de ses titres en attente sur mes étagères ! Le revers de la médaille, c'est que son œuvre peut être hétérogène, je trouve. Certains titres que j'ai lus m'ont semblé moins abouti que d'autres. Mon préféré à ce jour est "Petite sœur, mon amour", pas facile à lire mais quel texte, protéiforme, frappant...
      Son point fort, c'est la clairvoyance et la complexité du regard qu'elle porte sur les dérives et les maux de la société américaine (en ce sens, Fille noire, fille blanche est aussi très bon).

      Supprimer
  4. Bonjour Ingannmic
    Merci pour cette nouvelle participation d'un "épais" bouquin!
    Même si le thème du droit à l'avortement ne fait pas partie de mes propres combats permanents (je voterais pour, si la question m'était posée!), je pense que la lecture de ce livre m'énerverait grandement à cause de la "prise de parole" comme du "passage aux actes" d'un "triste bigot" apparemment plein de contradictions... Assassiner "au nom de Dieu", c'est vraiment mépriser Dieu: est-il donc impuissant et incapable d'agir lui-même?
    Mais, si je comprends bien, le livre s'intéresse ensuite, surtout, aux deux filles, celle de l'assassin et celle de la victime.
    Enfin, pour ma part, je n'ai rien lu de Joyce Carol Oates, mais dasola en a chroniqué trois au fil des ans (dont un seul figurant dans votre liste!).
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonjour,
      La première partie m'a bien énervée en effet, ce Luther est insupportable. La suite est plus troublante, et fait se poser davantage de question. Ce qui est désespérant, c'est que Oates y montre que les croyances, souvent, se transmettent, y compris celles qui menacent l'intégrité d'autrui. Je sais, ce n'est pas nouveau, mais ce qui est frappant ici, c'est qu'on a vraiment affaire à deux camps qui semblent aussi importants l'un que l'autre, avec le sentiment d'une situation insoluble voire régressive (et qu'alimente la réalité avec le retour en arrière concernant l'avortement qu'ont connu récemment les Etats-Unis).
      Il y a bien un espoir à la fin, avec les deux filles, mais je ne l'ai pas forcément trouvé très crédible...
      Bonne journée !

      Supprimer
  5. Joyce, mon idole:) celui-là je ne l’ai pas lu …(Une Comete)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il devrait te plaire, c'est un très bon titre, même s'il souffre de quelques longueurs. Il est à ranger dans la catégorie de ceux où l'auteure étrille avec intelligence et sensibilité les contradictions de la société américaine (avec par exemple son "Fille noire, fille blanche", ou "Nous étions les Mulvaney").

      Supprimer
  6. Je veux le lire depuis longtemps... il est dans ma PAL, mais son nombre de pages et une expérience ratée avec JCO me font traîner. J'avais lu Une étincelle de vie, de Jodie Picoult, sur le même sujet. Je te le conseille, il est très réussi.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Quel est le titre que tu as lu ?
      C'est un peu le "problème" avec Oates : elle est très prolifique, et tous ses titres ne sont pas du même niveau. J'ai personnellement été déçue pas Mudwoman et Eux, par exemple..
      Et je note le Picoult, je n'ai lu que Mille petits riens de cette auteure, que j'ai trouvé un peu didactique bien qu'intéressant.

      Supprimer
  7. Cela fait quelques semaines que je me dis que je dois continuer mon challenge JCO, je ne suis toujours qu'en 1986 ! (et elle n'arrête pas de publier).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est en effet une véritable course contre la montre, tu t'es lancée là un défi titanesque !!

      Supprimer
  8. J'avais acheté le roman inspiré du sénateur Ted Kennedy mais je n'ai pas du tout aimé le style. Du coup, un pavé de 800 pages, non merci; Pour avoir vécu aux USA, les Américains sont beaucoup plus croyants que nous et conservateurs. Il n'y pas de dialogue possible, hélas.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Cela peut paraître étonnant, mais le style d'Oates peut complètement varier d'un titre à l'autre... d'où mes expériences très hétérogènes avec cette auteure vers laquelle je ne peux m'empêcher malgré tout de revenir.
      Et je suis consciente que la religion tient beaucoup plus de place dans la société américaine que chez nous, il y a un n° de la Revue America très intéressant à ce sujet. Et ce n'est pas le seul pays dans ce cas : j'ai écouté il y a quelque temps un reportage radio sur l'avortement en Italie, où la pression religieuse et morale est très forte aussi, qui était glaçant. La plupart des médecins avorteurs sont des femmes (beaucoup d'hommes refusent de pratiquer l'IVG), et officient dans des hôpitaux où on leur accorde des créneaux horaire et la mise à dispo du matériel nécessaire. L'une d'elles témoignait qu'elle devait parfois faire face, avant d'opérer, au refus de toute l'équipe soignante de l'assister...
      Et je ne parle même pas des pays où l'avortement est encore considéré comme un crime passible de prison (Salvador, Malte, Sénégal, Mauritanie, ou encore la très proche Andorre .... et la liste n'est pas exhaustive). Ca me met dans une rage...
      Et comme tu le dis, à partir du moment où le dogmatisme religieux entre dans l'histoire, il paraît difficile, voire impossible, d'envisager une évolution. L'obscurantisme a encore de beaux jours devant lui...

      Supprimer
  9. Je suis loin d'avoir tout lu d'Oates et ses pavés me font un peu peur, mais le thème de celui-ci m'attire beaucoup.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne sais pas s'il existe des individus ayant lu tout Oates, mais il s'agit en tous cas d'une entreprise très ambitieuse ... j'ai déjà toutes les peines du monde à sortir de ma pile les titres qui y sont déjà (dont l'énooooorme "Blonde"), alors imaginer qu'il m'en reste des dizaines à lire... pour ce titre, n'hésite pas à le noter car non seulement le thème en est très intéressant, mais il est par ailleurs traité avec beaucoup d'intelligence.

      Supprimer
  10. J'ai abandonné J.O.C. après quelques lectures que je trouvais de plus en plus sombres. Je n'ai pas tellement envie de reprendre, même si le thème de celui-ci est très intéressant. Et les 200 pages de trop mentionnées par Kathel me font encore plus reculer.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Si la thématique t'intéresse tu peux tenter le titre de Jodi Picoult que recommande Céciloule : il est plus court (j'ai vérifié, 480 pages chez Babel) ! Et oui, je te rejoins, Oates, c'est souvent sombre. Il faut dire que les sujets qu'elle choisit et/ou la manière dont elle les aborde (en prenant plaisir à déconstruire, bien souvent, les apparences trompeuses du bonheur et de la normalité) y sont pour beaucoup.

      Supprimer
  11. Fidèle de JCO, je suis. Alors forcément un jour ce roman-là - qui me faisait déjà envie - tombera bien jusque chez moi. C'est une histoire de temps et de patience. De toute façon, vu la taille de certaines de ses fresques littéraires, il faut avoir par moment une certaine patience pour les aborder. Je viens d'en finir un cet été, (affaire à suivre), plus de 900 pages également...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'attends avec impatience de découvrir ton billet sur cet autre pavé. J'avais aussi Blonde sur ma pile, mais bon, 1115 pages... il attendra encore un peu !

      Supprimer
  12. En lisant tes réponses, je vois que l'on a les mêmes romans préférés de Oates, et les mêmes déceptions ... Son univers et ces "variations" d'intérêt dans la lecture ont fait que je l'ai laissée de côté depuis un certain temps. Mais, vu ce que tu en dis, je vais retenir ce titre, et prendre mon mal est patience pour le soliloque du bigot ... Quoique, c'est parfois assez pertinent d'être immergée dans la pensée du "méchant", celui qui qui ne pense pas comme nous ...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tu as raison, c'est pertinent, d'autant plus ici, où le choix d'Oates est de donner la parole aux deux camps. Il manque par contre la voix du défunt docteur (et pour cause !)... c'est juste que les différentes parties manquent un peu d'homogénéité, question longueur, et que celle consacrée à Luther peut finir par lasser.
      Mais dans l'ensemble la démarche est habile, et je trouve qu'Oates ne tombe pas ici dans certains des travers qui rendent parfois ses romans un peu caricaturaux.

      Supprimer
  13. Un roman marquant, malgré ses quelques longueurs. Ta chronique rejoint parfaitement mon ressenti (des personnages aux idées insupportables mais qui restent humains).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'aime beaucoup quand Oates s'empare des questions de société. Elle fait preuve d'autant d'acuité que de curiosité, et ne s'enferme ainsi jamais dans une vision réductrice.

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Compte tenu des difficultés pour certains d'entre vous à poster des commentaires, je modère, au cas où cela permettrait de résoudre le problème... N'hésitez pas à me faire part de vos retours d'expérience ! Et si vous échouez à poster votre commentaire, déposez-le via le formulaire de contact du blog.