"Petite sœur, mon amour" - Joyce Carol Oates
Dans le cadre de cet exercice de la lecture commune auquel nous nous adonnons régulièrement, ma complice Athalie et moi aimons varier les plaisirs, et les modalités de rédaction des billets conséquents.
C'est Athalie qui a eu l'idée d'appliquer le questionnaire imaginé par Sophie Calle pour Les Inrockuptibles à Skyler Rampike, le narrateur de "Petite sœur, mon amour".
Dix ans après l'assassinat de sa sœur Bliss, petit prodige du patinage, par un déséquilibré qui s'est suicidé peu de temps après ses aveux et son arrestation, Skyler livre, dans une sorte d'autobiographie subjective et quelque peu confuse, sa version de l'histoire de la famille Rampike...
1) Quand êtes-vous déjà mort ?
Je vais répondre ce que vous attendez de moi, parce que c’est aussi une vérité : il y a dix ans, lorsque ma petite sœur de six ans fût assassinée...
Mais j’étais malade depuis longtemps, depuis la naissance de Bliss, plus précisément, cette créature façonnée par ma mère, pour remplacer Edna Louise, ce bébé geignard et un peu repoussant. Jusqu’à l’arrivée de Bliss, j’étais son enfant préféré… et puis l’insignifiante Edna Louise a révélé, à quatre ans, d’incroyables prédispositions pour le patinage… et alors, exit le petit homme de maman ! Je suis devenu « le frère de », le garçon sans talent et sans charme dont on ne parvenait jamais à se souvenir du prénom. Mais ce n’était pas ça, le pire, non, ce qui m’a rendu le plus vulnérable, ce qui me ronge encore aujourd’hui, c’est d’avoir été le témoin impuissant de la détresse et de la terreur qui hantaient ma sœur.
Vous semblez sceptique ? Je comprends, vous avez gardé l’image d’une jolie poupée blonde évoluant sur la glace avec une grâce et une facilité envoûtantes… mais hors des caméras, sortie des patinoires, Bliss redevenait Edna Louise, une gamine ni très belle ni très maline, apathique, absente, rongée de tics et d’angoisses, qui faisait pipi au lit, incapable d’apprendre à lire et à écrire malgré les cours particuliers coûteux assurés par des professeurs particuliers. Une gamine qui avait compris que pour être aimée, elle devait s’oublier, accepter de revêtir le lourd costume de la petite patineuse prodige. Et ça ne s’arrêtait pas à s’entraîner jusqu’à l’épuisement… il fallait subir les innombrables visites chez les médecins de tout poil, les piqûres de vitamines et les médicaments pour la performance, les gouttières pour redresser ses dents, les colorants agressifs appliqués chaque mois sur ses cheveux… Bon sang, elle était si petite, si pitoyable et si perdue, et j’étais le seul auprès duquel elle s’autorisait à montrer sa fragilité…
2) Qu'est-ce qui vous fait lever le matin ?
Une mission chimérique, celle d’écrire le seul récit véridique sur la mort de ma sœur. Chimérique, oui, parce qu’avec le recul du temps, et les pertes de lucidité provoquées par les diverses substances que j’ingère, comment savoir où est la vérité ? En réalité, je me lève pour replonger dans un cauchemar, comme si je revivais à l’infini ces années terribles, sans être toujours certain de la véracité de ce que je raconte, perturbé par les zones d’ombre que génèrent mes trous de mémoire…
Qui sait ? Il est possible que ce récit ne soit rien d’autre qu’une confession cathartique… qu’il réponde à mon besoin inconscient d’éclairer ces pans d’incertitude, pour comprendre ce qui s’est réellement passé cette nuit-là, parce qu’après tout, je n’en sais rien, du moins je crois…
3) Que sont devenus vos rêves d'enfants ?
Quels rêves ? Ma sœur et moi étions tellement dépendants des rêves de notre mère qu’il ne restait plus de place pour les nôtres. Elle a asphyxié nos désirs simples d’enfants avec son besoin éperdu de de respectabilité, de célébrité… Et même si c’est Bliss qui lui a permis de concrétiser ses aspirations, -elle a bien essayé de faire quelque chose de moi, mais je n’avais aucune prédisposition pour le patinage-, j’ai été moi aussi pris dans sa frénésie, dans le tourbillon délétère de sa quête de reconnaissance.
4) Qu'est-ce qui vous distingue des autres ?
Mon inexistence, le fait de n’être qu’une note en bas de page, dans ce roman que fut la brève vie de ma sœur.
5) Vous manque-t-il quelque chose ?
Il serait sans doute plus juste de me demander ce qu’il me reste, de moi-même, de ma vie, de ma famille… disons qu’il me manque toutes mes fondations.
Je sais que ce n’est pas la question, mais je veux dire que ma sœur me manque…
6) D'où venez-vous ?
D’une famille toxique… ma mère était folle à lier, si on y pense. Oh, elle n’était pas de ces fous que l’on enferme, elle souffrait de cette folie qui touche nombre de mes concitoyens, prisonniers de leur besoin de popularité -d’amour ?- au point d’occulter tout le reste, au point d’y sacrifier ses propres enfants… Elle était persuadée que Jésus était à l’origine de tous nos bienfaits, mais rendait Bliss responsable de tous les échecs… Quant à mon père, "Bix l’épate", "Bix bourre le mou", c’était l’archétype du gagnant… un homme à la virilité encombrante, à l’exubérance intrusive, obsédé par la réussite. Mais un père souvent absent, qui nous répétait à l’envi qu’il nous aimait lors de ses rares moments de présence, mais qui fuyait le foyer dès que possible, il avait pour cela le prétexte de sa carrière à l’ascension fulgurante…
C’est grâce à lui que nous avons évolué au sein d’une élite, et de ces quartiers puant la richesse et la superficialité, peuplés de personnalités respectables, « qui comptent » … seulement, dès que vous levez un pan du voile, ça sent le soufre et la pourriture. Le royaume de la névrose et de la perversion ! Mes petits camarades étaient quasiment tous sous médicaments –j’étais moi-même sous Ritaline pour soigner des troubles de l’attention-, des gosses souvent surdoués mais malheureux, qui tentaient de combler la vacuité de leur existence en s’initiant à la violence ou à la pornographie…
Selon les codes de ce monde, j’étais un looser, un être négligeable, sans aucune valeur ajoutée, mais c’est tout de même en partie de ce monde que je viens, aussi.
7) Jugez-vous votre sort enviable ?
A votre avis ? J’ai 19 ans, je suis un junkie crasseux logeant dans un taudis, je n’ai pas d’amis, mon nom est associé à l’un des faits divers les plus glauques et les plus médiatisés de ces dernières années, d’aucuns me soupçonnent d’avoir assassiné ma sœur (j’avais dix ans, bordel !) …
8) A quoi avez-vous renoncé ?
A une vie normale… mais demandez-moi plutôt à QUI j’ai renoncé… je l’ai aimée, pourtant, avec désespoir, mais j’ai renoncé à ma mère. Bon, pour être honnête, elle aussi a un peu renoncé à moi, du moins les premières années qui ont suivi la mort de Bliss. Mes parents m’ont placé dans des institutions psychiatriques puis dans des écoles spécialisées hors de prix, où j’étais interne. Et il est rapidement arrivé un moment où je ne voyais plus ma mère qu’à la télévision, invitée sur les plateaux pour évoquer les livres qu’elle avait écrits sur la mort de ma sœur, sur la foi qui l’avait sauvée… elle s’en est bien tirée, ma mère, après avoir accédé au devant de la scène grâce au talent de ma sœur, elle s’y est maintenue grâce à sa mort…
Elle m’a contactée dernièrement, elle aimerait que je vienne la voir, mais il n’en est pas question…
9) Que défendez-vous ?
Mon droit à la subjectivité, à la tergiversation, à taire ce qui est trop douloureux…
10) Qu'êtes-vous capable de refuser ?
Je préfère vous parler de ce que mon passé m’a fait rejeter, par dégoût et par nécessité… Je rejette cette société de l’image et de la performance, qui tue des enfants pour en faire des icônes, qui jette des petites filles en pâture aux pulsions d’un public qui n’admettra jamais la dimension sexuelle de ces exhibitions de corps juvéniles que l’on fait passer pour des corps de femmes.
Je rejette l’hypocrisie malveillante qui préside aux rapports au sein de la "bonne société", où tous les agissements sont déterminés par le maintien au sein de l’échelon social, mais où règnent la malveillance et l'égocentrisme.
Je rejette l’hypocrisie malveillante qui préside aux rapports au sein de la "bonne société", où tous les agissements sont déterminés par le maintien au sein de l’échelon social, mais où règnent la malveillance et l'égocentrisme.
Je rejette les médias et leur influence toxique et inique, ces charognards qui font et défont les réputations, au mépris de la vérité.
11) Quelle est la partie de votre corps la plus fragile ?
(Skyler se lève, fait quelques pas. Il boîte légèrement). Vous voyez ?
12) Que vous reproche-t-on ?
Peu m’importe ce que les autres me reprochent, au regard de ce que je me reproche moi-même : je n’ai pas su sauver ma sœur…
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Je trépigne d'impatience à l'idée de découvrir la note d'Athalie, et je suis sûre que vous aussi : c'est ICI.
D'autres titres pour découvrir Joyce Carol Oates :
Les chutes (critique express)
Infidèle (critique express)
La fille tatouée (critique express)
Il y a des choses que j'aurais aimer écrire comme ta description de la famille à la question 6, c'est exactement cela ! Finalement, je l'ai classé en coup de coeur, ce roman, (ce que je ne pensais pas faire, juste après la lecture). Mais, il est bien plus que l'histoire d'un frère qui a perdu sa petite soeur prodige, il farfouille dans le rêve américain, et Oates, quand elle verse dans le social avec ce regard là, est redoutable d'efficacité. En cherchant une illustration pour ma note, je suis tombée sur quelques vidéos de ces petites filles déguisées en femme, des Bliss en vrai. C'est poignant et horrifiant.
RépondreSupprimerJe te rejoins, c'est un coup de cœur pour moi aussi, la dimension parfois laborieuse de la lecture, avec ses répétitions, ses retours en arrière, ses digressions, faisant partie intégrante du propos, et exprimant parfaitement l'état d'esprit du narrateur. Et oui, Oates fait ici ce qu'elle sait si bien faire, gratter le vernis jusqu'au sang..
SupprimerJ'adore ces billets questionnaires à deux voix, très original ! Bon, par contre, c'est mieux d'avoir lu le livre je pense pour pleinement les apprécier. J'espère pouvoir enfin lire Joyce Carol Oates l'année prochaine (d'ici la fin de l'année, inutile de rêver) ! Peut-être avec ce roman, tiens ! Ça me permettre de revenir à vos billets !
RépondreSupprimerEn passant, toujours motivée (et prête) pour la LC du Problème à trois corps tome 3 ? :-)
Je me rends compte avec ton commentaire que c'est en effet une démarche un peu égoïste que nous avons eue, s'il est opaque pour ceux qui ne l'ont pas lu, mais j'assume totalement !
SupprimerEt pour le Liu Cixin, j'allais justement t'envoyer un message parce que j'ai vu qu'il sorti ce week-end, en lisant la page littéraire du journal local !! Oui, plus que jamais motivée, mais plutôt pour décembre (j'ai accepté une masse critique Babelio -impossible de refuser, c'est le dernier Winslow- et réclamé Nirliit à la librairie Dialogues + LC de Faulkner (et je sais qu'un Faulkner ne se lit pas en 5 jours) donc mon planning de lectures est déjà programmé pour les quatre semaines à venir !
Dis-moi ce qu'il en est de ton côté !
Décembre c'est parfait pour moi. J'ai encore quelques livres prévus avant aussi (et j'espère ne pas me laisser entraîner par des tentations imprévues^^ - c'est déjà le cas aujourd'hui pour un PAL+1 vraiment pas prévu, Evasion de Benjamin Whitmer...). On peut se caler autour du 15/12 ?
SupprimerC'est parfait, je note pour le 15 décembre !
SupprimerComme je l'écrivais chez Athalie, j'adore l'idée. C'est original et tellement rafraîchissant. Il reste préférable d'avoir lu le roman pour pouvoir apprécier à sa juste valeur les mots de Skyler. Je l'ai lu, j'ai donc pu me délecter de ces mots. J'en aurais bien pris encore!
RépondreSupprimerEt dire qu'Athalie et moi craignions d'être trop bavardes !!
SupprimerC'est original ! C'est déroutant et nous donne envie d'en savoir plus !
RépondreSupprimerJ'espère que tu le liras, c'est vraiment un bon Oates.
Supprimerirrésistible ce billet, je n'ai lu que "Je vous emmène" j'étais restée sur ma faim, je voulais enlire un autre pour me faire une idée ... j'ai "nous étions les Mulvaney" et Mudwoman" dans ma PAL...
RépondreSupprimerJe n'ai pas lu Je vous emmène, mais c'est vrai que compte tenu de son rythme frénétique de parution, Oates ne fait pas mouche à chaque fois. Mudwoman ne m'avait pas vraiment emballée, et "nous étions les Mulvaney" davantage, mais je me souviens avoir aussi émis un bémol à son sujet, sur la première partie du récit, trop caricaturale, je crois. Les chutes, La fille tatouée, Fille noire fille blanche, Délicieuses pourritures -et sans doute plein d'autres que je n'ai pas encore lu- sont très bien. Pour en savoir plus, tu as là une fan de l'auteure : https://popupmonster.wordpress.com/challenge-joyce-carol-oates/
SupprimerC'est un article très original et très agréable à lire.
RépondreSupprimerJe dois avouer que j'ai aimé l'écrire, même si ce n'était pas si facile...
SupprimerTrès joli billet ! PAs facile en plus ! J'aime beaucoup cet écrivain. J'en ai déjà lu trois et je note celui-là. J'aime beaucoup comment elle montre l'envers du rêve américain
RépondreSupprimerDans ce cas, ce titre devrait te plaire : ce n'est même plus l'envers du rêve américain que l'on y découvre, mais ses bas-fonds les plus sordides !
SupprimerGloups ! Va a l'air d'être du grand Oates, celui-ci ! j'aimerais bien le lire. Pas opaque du tout du moins si l'on connaît bien l'auteure ! Quand elle critique la société, on peut dire qu'elle est d'une lucidité et d'une cruauté à toute épreuve! Plus tard peut-être car je commence maintenant à lire pour Malte en vue de mon prochain voyage début décembre. Pour le moment je fais des LC sur les nouvelles de Balzac avec Maggie mais tu te souviens de notre projet de LC sur Proust ou Woolf ?
RépondreSupprimerOui, ce titre est un très bon Oates, sans doute un de mes préférés à ce jour, avec le recul... Et non, je n'ai pas oublié notre projet de LC, mais je me suis un peu laissée débordée depuis mon retour de vacances.. Du coup, je t'avoue que cela m'arrange de caler ça plutôt à partir de janvier, surtout si on choisit Proust. Le mieux est de caler la date, le titre, et les modalités, comme ça on le bloque dans nos plannings de lectures !
SupprimerAllez ! le premier de la Recherche : du côté de chez Swann. Proust puisque je crois que tu le préfères à Woolf.
RépondreSupprimerEn Janvier je vais lire La Storia d'Elsa Morante et le pavé va me prendre du temps. On peut lit Proust en février et on le commente au fur et à mesure de la lecture ? Mais on se laisse le temps ! Je crois que tu avais une bonne idée pour éviter les difficultés, les redondances que nous avions eues avec nos billets de Là où les tigres... Je ne me souviens plus de ce que tu avais proposé
Je ne sais pas si je préfère Proust à Woolf, car je ne l'ai jamais lu (et j'ai beaucoup aimé Mrs Dalloway) mais d'accord pour Du côté de chez Swann, c'est justement l'occasion de m'y mettre ! Si je me souviens bien, l'idée pour les billets, c'était de les rédiger par thématiques : les personnages, le contexte... et tout ce qui nous semblera pertinent en fonction de la lecture. Mais si tu as d'autres idées, on peut aussi aviser lorsqu'on aura commencé, et voir ce qui convient mieux avec ce qu'on aura à dire...
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