LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Le Livre de Daniel" - Chris de Stoop

"En 2014, selon une enquête de Harvard et de l’Université de Virginie, la plupart des hommes préfèreraient s’administrer une décharge électrique que de se retrouver seuls avec leurs pensées, sans smartphone ni autre distraction."

En avril 2019, le journaliste Chris de Stoop est partie civile au procès des meurtriers de son oncle Daniel Maroy, chargé d’y représenter les descendants de la victime, et de défendre leurs intérêts.

Il se replonge ainsi dans le sordide fait divers qui a cinq ans plus tôt mis un point final à l’existence de son parent alors âgé de 84 ans. C’était en mars 2014, à la mi-carême. Après avoir travaillé toute la journée dans sa ferme et nourri ses vaches, Daniel s’est rendu au supermarché, où il a comme chaque semaine discuté avec les employés du rayon boucherie. De retour chez lui, il a été assommé à coups de fourche par une bande de jeunes qui, avant de lui voler ses économies, ont filmé la scène. Doutant de la mort du vieillard suite à cette agression, ils sont retournés une semaine plus tard chez lui, et ont mis le feu à sa ferme. Daniel a-t-il succombé aux coups ou à l’incendie, coincé sous le meuble que ses agresseurs lui avaient fait tomber dessus ? Difficile à déterminer…

Pour Chris de Stoop, il était de ces parents qu’on ne voit qu’aux enterrements. De sa vie, il ne connait bien que la fin. Il faut dire que Daniel avait coupé les ponts avec sa famille dans les années 1990, époque depuis laquelle il vivait en ermite dans cette ferme du Hainaut, dont le journaliste a hérité à sa mort. En menant son enquête sur cet assassinat, il a un double objectif : mieux connaître son oncle, et tenter de comprendre ce qui a conduit les coupables au meurtre.

Il dresse ainsi un portrait très touchant de cet homme solitaire, discret, que les jeunes du village surnommaient "le vieux crasseux". Et c’est vrai que Daniel avait une allure négligée avec ses vêtements usés jusqu’à la corde, ses longues mèches filasse, sa barbe hirsute et ses grosses mains calleuses. C’est qu’il n’était pas du genre à prendre soin de lui, sa vie se réduisant au strict nécessaire. C’était un homme de la terre, enraciné dans cette ferme où il a toujours vécu, en marge de la modernité -sans télévision, ni internet, ni voiture-, perpétuant les pratiques paysannes d’un père réfractaire aux mutations agricoles.

Les temps ont souvent été difficiles, comme pour pléthore de petits agriculteurs. Les frais de succession liés aux décès de ses parents puis de son frère, son refus de pratiquer du haut rendement, l’ont finalement contraint à vendre une partie de ses terres, une blessure dont il ne s’est jamais vraiment remis, qui s’est ajoutée à l’échec d’une vie sentimentale avortée avant même d’avoir commencé. Ayant à maintes reprises exprimé avec entêtement et maladresse à Yvette, la bouchère, l’amour éperdu qu’elle lui inspirait, il a très mal supporté son rejet. L’unique femme avec laquelle il imaginait faire le trouvait trop borné, et trop "rustique".

C’est donc l’histoire d’un homme sans histoires, à la biographie vide, un vestige d’un autre temps à qui personne ne s’intéressait. Toutefois, au détour des témoignages de ceux qui l’ont connu -des membres de la famille, des voisins, les salariés du supermarché où il se rendait chaque semaine-, se révèle un homme "foncièrement bon, avec une vraie personnalité", "sociable et charismatique", intelligent et capable de parler de tout, jovial même, pour certains. La manière dont il a assisté jusqu’au bout ses parents et son frère handicapé Michel dans la maladie démontre par ailleurs un sens aigu du devoir, et une loyauté sans failles envers les siens. 

Et pourtant, il est mort dans l’indifférence. Durant la semaine séparant l’agression de l’incendie, aucun voisin ne s’est rendu compte de sa disparition. Son enterrement a été expédié dans une église quasiment vide, sa tombe n’a reçu aucune fleur, et les circonstances tragiques qui ont provoqué sa mort n’ont suscité aucun #jesuisDaniel… L’événement même a été entouré d’une chape de silence, comme pour éviter d’éveiller le sentiment de culpabilité face à la passivité du village alors que certains ont été au courant très tôt de son agression, puisque certains des auteurs s'en sont publiquement vantés.

Il faut dire que ceux que l’on désignait comme "la bande d’Evregnies" n’ont jamais été vraiment discrets. Cela faisait un certain temps que les habitants de plaignaient de ces jeunes qui "faisaient du grabuge", à coups de nuisances sonores et de comportements agressifs. La plupart ont grandi dans des foyers modestes et instables, théâtre de relations conflictuelles, avec des parents souvent dépassés, préférant ignorer ce que fabriquaient leurs garçons. C’est une jeunesse désœuvrée et difficilement contrôlable, pur produit d’une société de consommation où argent et bonheur sont indissociables, et où la frustration devient vite insupportable. Presque toutes les économies amassées au cours d’une vie de paysan ont été gaspillées dans les quelques jours qui ont suivi l’agression en achat d’iPhone ou de motos…

Les cinq comptaient par ailleurs deux jeunes hommes de Roubaix -qui cette année-là a reçu le triste titre de ville la plus pauvre de France-, un peu plus âgés et exerçant donc un certain ascendant sur le reste du groupe, qui ont fait basculer le délit dans une violence irréversible.

Le procès met en évidence l’absence de conscience du mal qu’ils ont fait, qu’expliquent entre autres le processus de déshumanisation général dont Daniel a été l’objet -par les injures, la caricature, l’exclusion- et la banalisation des multiples cas d’inconduites pour lesquels ils n’ont jamais été inquiétés. Les témoignages de leurs parents, confirmant que les coupables aspirent dorénavant à une vie rangée, expriment une atterrante minimisation de leur acte, comme s’il était question de juger non pas un crime mais une bêtise d’adolescents.

Sont-ils incapables d’imaginer la souffrance du vieil homme parce qu’il était radicalement différent d’eux, et qu’il menait une vie en accord avec des valeurs opposées aux leurs ?

C’est de l’admiration qu’éprouve quant à lui Chris de Stoop pour cet oncle courageux, assumant une invisibilité pourvoyeuse de tranquillité, une hérésie à notre époque du tout numérique où l’on doit se tenir constamment informé, être accessible sur les réseaux sociaux, partager sa vie avec la planète entière en un clic… Daniel Maroy n’avait pas besoin de quitter sa ferme pour être quelqu’un, et pour être maître de sa vie et de son temps. Il a vécu à contre-courant du monde d’aujourd’hui, superficiel et ostentatoire, où l’on ne supporte plus la solitude. Malheureusement, cet isolement volontaire lui a coûté la vie.

Poignant.


Petit Bac 2023, catégorie OBJET

Commentaires

  1. Mais quelle histoire! Cependant j'ai envie de découvrir cet homme, dont tu parles avec une émotion contenue mais réelle.
    et hop j'ai terminé La tour)

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    1. Une histoire terrible, et très triste. L'approche de Chris de Stoop est très touchante, il pose sur ce drame un regard à la fois sensible et ouvert.

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    2. Je n'ai pas commencé La tour, je suis dans un roman africain pour le mois chez Jostein, et il est plutôt dense.. je te tiens au courant !

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  2. Cette histoire est donc vraie !!! En fait tu la racontes tellement bien qu’à la fois on a envie de lire le livre et à la fois on a impression de presque tout savoir 😉

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    1. Oui, c'est un récit, mais il n'a rien à envier au roman noir.. une histoire bouleversante en tous cas, qui permet de rendre hommage à cet homme modeste et discret, dont le choix de vie, pourtant respectable, suscitait le mépris...

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  3. Chris de Stoop avait fait beaucoup de bruit à l'époque en Belgique avec son enquête et son livre sur le trafic des femmes, menées à la prostitution. Ce livre-là, par contre, je n'en ai pas entendu parler et pourtant je suis la presse flamande. Peut-être que moi aussi j'ai ignoré sans le vouloir le destin de cet homme discret.

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    1. Il est sorti cette année en France, donc sans doute avant par chez toi.. mais il n'est pas trop tard pour le lire !

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  4. J'ai réservé ce livre depuis un bout de temps à la bibliothèque mais visiblement, je ne suis pas la seule car il n'est pas encore arrivé jusqu'à moi...

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  5. J'ai d'abord entendu une assez longue interview de l'auteur, où il racontait l'histoire, incroyable au premier abord, mais pas si étonnante finalement quand on voit la vie que mène un certain nombre d'individus aujourd'hui. Autant du côté de l'oncle, que du côté des jeunes déstructurés et sans notion de bien ni de mal. Il est à ma bibliothèque et je compte bien le lire.

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    1. Oui, comme tu dis, c'est finalement une histoire presque banale, révélatrice des travers d'une société de plus en plus individualiste et allergique à la différence.. Ce récit devrait néanmoins te plaire, l'auteur y apporte une belle touche d'humanité et d'empathie.

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  6. Merci pour cette découverte. En effet cela me paraît "poignant" comme tu dis.

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    1. Oh que oui, ça l'est, cette lecture m'a rendu très triste...
      Tu reçois bien les notifications de parution d'articles alors ?

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  7. Tout le long de ton billet, je me suis répété que ce livre avait l'air poignant. Et c'est ton mot de fin.

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    1. Oui, c'est aussi ce que l'on ressent tout au long de la lecture, en même temps, du moins en ce qui me concerne, qu'une profonde incompréhension pour ces jeunes qui semblent incapables de faire preuve d'empathie envers cet homme si différent (mais en l'écrivant je me demande pourquoi je m'étonne, après tout, on voit chaque jour des exemples de cette absence de tentative de comprendre ou a minima de respecter l'autre dès lors qu'il ne nous ressemble pas...).

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  8. Quelle histoire terrible et effrayante quant à une certaine jeunesse qui a perdu son âme

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    1. Il y a cet aspect et celui, qui y est imbriqué, de la solitude sociale inhérente à nos modes de vie de plus en plus cloisonnées, autocentrées...

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  9. Ton choix d'extrait au début est très fort et parlant. C'est un livre qui a l'air de secouer pas mal. Peut-être pas pour tout de suite mais il est noté dans mes petits carnets.

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    1. L'auteur cite le résultat de cette enquête pour illustrer son propos sur le décalage entre la façon de vivre de Daniel, cette solitude plus ou moins choisie ou en tous cas qu'ils emble supporter sans peine, et un monde qui l'entoure où paradoxalement, l'individualisme croissant cohabite avec l'incapacité de beaucoup à se retrouver vraiment seuls avec eux-mêmes...

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  10. j'en ai entendu parler, où je ne sais plus - une double histoire, celle de cet oncle et celle de cette jeunesse perdue

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    1. Je l'ai personnellement repéré sur 2/3 blogs (j'ai oublié lesquels aussi !). En tous cas il vaut le détour. Toi qui apprécies ce genre de récit, si je ne me trompe pas, il devrait te plaire...

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  11. En te lisant, je pensais à Un crime sans importance d'irène Frain. Mais dans le cas de sa soeur aînée, le coupable n'a jamais été retrouvé.

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    1. Ah oui, j'avais noté ce titre à sa sortie... merci pour le rappel !

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  12. Bouh, je ne sais pas si ce serait pour moi (en ce moment en tous cas). Je crois que je vais avoir besoin de lectures plus légères pour ne pas désespérer de l'humanité... Mais l'auteur a visiblement réussi à trouver le ton juste, ce qui n'était certainement pas simple face à cette histoire atterrante.

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    1. Je comprends, l'actualité est déjà assez plombante, et même terrifiante ... mais n'hésite pas à le retenir pour plus tard, la parole et le regard de l'auteur apportent à l'ensemble une humanité qui compense un peu la noirceur du sujet...

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  13. Zut, une fois de plus, j'ai oublié de préciser mon nom dans mon commentaire...

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  14. Celui-là il me faut absolument le lire ! Merci de cette découverte qui pointe la perte des valeurs humaines dans nos sociétés. Dans les autres également mais en pire.

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    1. Il ne faut pas passer à côté, en effet, malgré sa noirceur (et puis il y a la lumière qu'y apporte Chris de Stoop)..

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