"L’Homme qui tombe" - Don DeLillo

"Le jour approche où personne n'aura plus besoin de penser à l'Amérique sauf pour le danger qu'elle représente. Elle perd sa position centrale. Elle devient le centre de sa propre merde. C'est bien le seul centre qu'elle occupe."

Le récit commence et se termine sur le 11 septembre 2001. Entre les deux, une alternance d’épisodes mettant en scène Keith ou Lianne, aux prises avec "l’après", et parfois Hammad, s’impliquant dans la préparation des attentats.

Keith vit l’attaque terroriste depuis l’une des tours new-yorkaises. Il en sort blessé, hébété, mais capable de se déplacer. Il a une mallette à la main, qui ne lui appartient pas, dont il ignore pourquoi il l’a ramassée. Au lieu d’aller à l’hôpital, il se rend spontanément chez Lianne, son ex-compagne, et s’installe chez elle. Comme en état de sidération, incapables dans un premier temps de mettre des mots, voire des pensées, sur leurs projets immédiats, ils recréent, comme un refuge, un semblant de cellule familiale autour de Justin, leur fils de sept ans.

Avec ces deux personnages, Don DeLillo nous place dans un moment où le pire, que l’on n’avait même pas envisagé, est survenu. Cela génère une sorte de vide, face au constat qu’il est trop tard pour craindre ce pire, et s’y préparer. A cela s’ajoute la dimension viscéralement macabre dont le drame a imprégné la ville, où les morts sont omniprésents, au sens figuré comme au sens propre, les particules des corps des victimes ayant été brumisées sur toutes les surfaces aux alentours des explosions. Alors ceux qui restent survivent, démunis, brutalement ramenés à leur finitude et à l’absence de contrôle sur leur existence, sensibles au moindre signe rappelant l'attentat, contemplant avec effroi les exhibitions de "L'homme qui tombe", cet artiste de rue qui se jette la tête en bas de diverses structures, retenu par un harnais de fortune, rappelant la chute des corps depuis les tours du World Trade Center.

Keith a perdu plusieurs de ses collègues et partenaires de poker, mais son deuil achoppe sur la dimension collective et démesurée de la perte. Il rencontre Florence, la propriétaire de la mallette, elle aussi survivante, avec laquelle il peut évoquer l'expérience des tours, cette "réalité hébétée (qu'ils ont) partagée dans l'escalier".

Pour Lianne, les morts des tours en convoquent d’autres. Celle, passée, de son père, qui s’est suicidé avant de subir le délitement de la vieillesse et celle, à venir, de sa mère Nina, qui est malade. Elle s'occupe par ailleurs d'un groupe de patients atteints d'Alzheimer, pour lesquels elle organise des séances de mémorisation d'histoire au stade préliminaire de la maladie, et qui veulent dorénavant écrire "sur les avions". Justin et deux de ses camarades sont eux aussi obsédés par ces derniers, dont ils guettent en secret un nouveau surgissement, scrutant le ciel avec des jumelles.

L’auteur ne se limite pas au point de vue intime et traumatique des victimes. Il propose comme en miroir une autre vision, l’autre versant du jeu de domination opposant l’Occident au reste du monde, en la personne d’Hammad, qui se plie aux exigences du djihad au nom de la lutte contre un ennemi corrompu et décadent qui, étendant l’implacable férule de son pouvoir politique et financier, veut réduire l’islam en miettes. Et il y a aussi Martin, l’amant allemand de Nina qui, sans doute parce qu’il est européen, se permet, pour tenter de comprendre, de dépasser le caractère indiscutable de l’absence de toute justification à la violence terroriste. Il énonce alors l’évidente provocation que constituaient les tours, fantasme de richesse et de puissance, destiné à devenir un jour un fantasme de destruction inéluctable. 

L’entrée dans le roman est compliquée par une structure narrative à la fois dynamique et surprenante car fragmentaire, a priori en roue libre, qui change en permanence de lieu et de personnages. Mais la complexité, chez Don DeLillo, n’est jamais gratuite, et n’est surtout pas une pose. Bien que globalement chronologique, cette structure crée une forme de confusion, qui rend palpable la sensation d’inquiète déshérence que les événements du 11 septembre ont instillée chez les personnages. Et la dimension poignante qu'acquiert de manière indirecte mais néanmoins frappante le récit, prouve que l'auteur dépasse le simple exercice de style. Le lecteur recompose un puzzle dont les morceaux, davantage constitués de sensations et de réflexions que de faits, ont comme été éparpillés par le souffle de la déflagration qui, pour un instant du moins, a fracassé l’ordonnancement, l’intimité même de la discipline capitaliste, celle de la réussite, du pouvoir, et de la certitude de sa supériorité.



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Commentaires

  1. Un bon souvenir, mais flou quand même. je voulais lire encore l'auteur, et, heu, pas vraiment fait (trop à lire, je sais)
    Le lien n'est plus bon, c'est
    https://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2008/11/lhomme-qui-tombe.html

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    1. J'ai modifié le lien (je l'avais pris sur ton vieil article Babelio..). J'ai lu plusieurs de ses titres il y a des années, c'est un auteur que j'apprécie, même s'il n'est pas toujours très accessible..

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  2. J'ai tenté dans le passé de lire Don DeLillo mais je n'y suis pas arrivée. Je n'ai pas l'impression que celui-ci va changer quelque chose.

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    1. Tu te souviens du ou des titres que tu as tentés ? Certains sont en effet difficilement abordables.. quant à celui-là, hormis sa structure narrative un peu particulière, il n'est pas si complexe..

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    2. La couverture de Chien galeux me dit quelque chose, mais je me souviens vaguement d'un autre aussi, tous deux offerts par un ami qui avait adoré.

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    3. Je n'ai pas vraiment aimé Chien Galeux, je l'avais de mémoire trouvé un peu bâclé.. après, si tu as fait plusieurs tentatives dont aucune n'a abouti, je crois que tu peux dédaigner cet auteur..

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  3. Anonyme23.5.25

    Comme miss Sunalee j’ai essayé vainement de lire cet auteur… je n’y arrive pas. Bon… :-/ ( Une Comète)

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    1. Je comprends, et comme il y a de quoi lire par ailleurs, je ne tenterai pas de te faire changer d'avis...

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  4. C'est un auteur auquel j'ai craint de me frotter jusqu'à présent car compliqué d'accès, mais vos billets m'incitent à noter ce roman. J'imagine qu'il a encore une autre résonance aujourd'hui.

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    1. Il faut essayer, je crois, j'ai l'impression qu'avec cet auteur, ça passe ou ça casse (et j'avoue avoir moi-même eu un peu de mal avec un titre comme Body Art, par exemple). Je dirais que Cosmopolis est pas mal pour tester, il est relativement court et de mémoire assez facile à lire...

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  5. Je croyais avoir lu cet auteur, mais non... Ou peut-être ai-je fait une tentative, comme Sunalee ?

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    1. Peut-être... elle se serait donc soldée par un échec pour toi aussi...

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  6. La citation en exergue reflète peut-être le futur du pays, c'est en tout cas la pente sur laquelle il est engagé...

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    1. Oui, elle m'a frappée par son actualité, mais aussi parce que je ne suis pas sûre que beaucoup d'auteurs américains l'auraient osée...

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  7. Un auteur avec lequel j'ai du mal.

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  8. J'avais eu du mal avec ce titre de l'écrivain me promettant de le relire dans de meilleurs dispositions et puis.... le temps passe etc.

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    1. Tu peux peut-être aussi tenter de le lire avec un autre titre. Je crois que ses derniers sont très courts.

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    2. J'en ai lu plusieurs ! Mais à chaque fois, bien que je reconnaisse le talent de l'écrivain, je suis un peu déçu par je ne sais quoi? A chaque fois j'envisage de relire le livre...

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    3. Je suis allée lire tes billets, et j'ai du même coup relu les miens, et ce que j'en retiens principalement, c'est que nous avons souvent du mal à comprendre l'auteur, mais qu'on y revient... il doit donc exercer une sorte de fascination, ou une curiosité qui nous pousse à persévérer, pour capter je ne sais quoi...

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    4. Voilà, c'est exactement ça ! Bien vu !

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  9. il est si connu avec ce titre, que j'ai vu des milliers de fois, étant à NY juste après les attentats, je me souviens de l'avion presque vide, des cris de l'hôtesse car un passager avait eu la bonne idée d'oublier sa mallette sur un autre siège.. c'était presque irréel. Quelque part, je ne ressens pas le besoin de lire sur ce sujet.

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    1. C'est un écrivain assez prolifique, qui a vraiment son style.
      Il a une façon de traiter le 11 septembre que l'on pourrait sans doute qualifier de courageuse, sans manichéisme. J'ai personnellement apprécié.
      Et j'imagine que se rendre à NY à cette période devait en effet être assez perturbant..

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  10. ton billet donne vraiment envie de lire ce roman

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    1. Je vois que tu n'es pas découragée par les commentaires assez effrayants laissés par plusieurs de nos camarades, et te remercie de ta confiance !

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  11. J'ai essayé plusieurs fois de lire Don DeLillo mais, pour une raison que j'ignore, je n'accroche pas.

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    1. J'avoue avoir toujours moi-même une petite appréhension lorsque j'entame un de ses titres... c'est un auteur assez exigeant, voire parfois obscur, mais je trouve toujours ses démarches intéressantes et singulières.

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  12. DeLillo, c'est bien, mais toujours complexe. Ceci dit, ce titre-là me fait de l'œil depuis sa sortie...

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    1. Il faut essayer... je sais avoir eu un peu de mal au départ avec sa construction mais ce n'est pas du tout ce que j'en retiens avec le recul. Je réalise que ce texte m'a pas mal imprégnée, presque à mon insu..

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  13. Je n'ai jamais lu cet auteur, persuadée qu'il n'est pas pour moi. Je devrais peut-être faire un essai quand même. En bibli, je ne prends pas de risque. La phrase citée en exergue est parfaite. Nous y sommes quasiment non ?

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    1. Essayer est toujours bien pour se faire sa propre idée... mais je ne suis pas sûre que cet auteur soit pour toi, en effet.. quant à la phrase choisie comme citation, elle m'a littéralement sautée aux yeux lors de ma lecture !

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  14. J'ai un vague souvenir d'avoir tenté Chien galeux ... Comme pas mal de commentaires précédents, j'ai renoncé ! Pour une fois, je ne pense pas me laisser tenter par ce puzzle ^-^

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    1. Chien galeux ne m'a pas convaincue non plus, je l'ai trouvé bâclé, et peu représentatif d'une œuvre marquée par la complexité et une grand attention portée aux constructions narratives. C'est un auteur délicat à recommander..

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  15. Peut-être un peu peur de l'effet puzzle.

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    1. Comme je l'écris, la forme, mais aussi la propension de l'auteur aux ellipses, rendent ce titre un peu déstabilisant, comme tous les titres de Don DeLillo.. le mieux est sans doute d'essayer, à condition d'en avoir envie, bien sûr !

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  16. Anonyme2.6.25

    J’ai découvert l’auteur avec ce livre. Et cela m’avait donné envie de continuer avec l’auteur. Ensuite, j’ai lu Zéro K et je l’ai trouvé assez pesant et complexe.

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    1. "Pesant et complexe", j'ai peur que ces adjectifs puissent s'appliquer à une grande majorité de son œuvre...

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  17. Le fond et la forme, il n'y a rien qui m'attire dans ce roman malheureusement

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  18. C'est un livre que j'avais déjà très envie de le lire. Envie confirmée par ce que tu dis de sa structure et de sa puissance. Merci !

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    1. Je ne sais pas si tu as déjà lu l'auteur, mais les commentaires t'auront avertie sur la dimension parfois hermétique de ses textes, y compris de celui-là. Ceci dit, avec le recul, ce n'est pas ce que j'en retiens, il m'en reste surtout un sentiment d'admiration pour sa capacité à donner chair au mal-être de ses personnages de manière subreptice, impliquant le lecteur presque malgré lui. Je suis très très curieuse de ton (futur) avis...

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