"La plus secrète mémoire des hommes" - Mohamed Mbougar Sarr

"(Mais Dieu n'entendait rien car Dieu s'était crevé les tympans pour survivre et sauver sa santé mentale.)"

Entendre Mohamed Mbougar Sarr se revendiquer de Roberto Bolaño en évoquant ce roman en a rendu la lecture évidente… Son titre est d’ailleurs extrait d’un passage du remarquable "Les détectives sauvages". Comme dans le roman de l’auteur chilien, l’intrigue de "La plus secrète mémoire des hommes" a pour cœur une quête littéraire, qui se matérialise par celle d’un écrivain mystérieux.

T.C. Elimane n’aura laissé à la postérité, en plus de ses mystérieuses initiales, qu’un seul livre, "Le labyrinthe de l’inhumain", avant de disparaître sans laisser de traces. Né au Sénégal, c’est grâce à une bourse d’études qu’il arrive à Paris en 1938. La parution de son ouvrage, "chef-d'œuvre d'un jeune nègre d'Afrique", suscite de vives réactions. Davantage considéré comme un phénomène littéraire que comme un écrivain, on le renvoie sans cesse à son statut d’africain, attendant de lui qu’il écrive et se comporte selon les soi-disant caractéristiques que cela suppose. Une accusation de plagiat, à l’origine d’une querelle littéraire agitant les milieux spécialisés, sonne définitivement le glas de sa brève carrière.

Quelques décennies plus tard, un étudiant sénégalais, Diégane Latyr Faye, s’intéresse à Elimane, dont il retrouve un exemplaire du roman grâce à Marème Siga D., écrivaine également originaire du Sénégal, âgée d’une soixantaine d’années, et dont l’œuvre, bâtie à partir de ses expériences intimes, est par d’aucun jugée scandaleuse.

Il serait dommage d’en dire plus sur l’intrigue, fort riche, du roman, l’une de ses principales caractéristiques étant d’embarquer le lecteur sur de multiples chemins de traverse, de le faire déambuler sans jamais le perdre (et ça c’est très fort) dans le labyrinthe que constitue son habile construction en emboitements, un récit en contenant un autre qui peut à son tour en contenir un autre… A partir de la quête, que l’on suppose vouée à l’échec, autour de l’obsédant fantôme que constitue Elimane - écrivain absolu ? Plagiaire honteux ? Mystificateur génial ? …- Mohamed Mbougar Sarr déploie des ramifications spatiales, temporelles et romanesques.  Nous parcourons ainsi trois continents, et traversons presque un siècle, du Paris occupé par les Allemands aux rues de Dakar agitées par les manifestations anti-gouvernementales provoquées par le suicide, devant l’Assemblée nationale sénégalaise, de l’étudiante Fatima Diop, en passant par Amsterdam. 

La forme elle-même du récit fluctue, journal intime, articles de presse, monologues logorrhéiques, courriels… 

Par son habileté narrative, ses multiples références, son aspect protéiforme, le roman rend hommage à une littérature sur laquelle il questionne sans cesse, tentant par la voix de ses personnages de la définir, d’en capter l’essence, de rappeler son statut d’art total, exigeant et quasiment inatteignable, dont les contours sans cesse se dérobent, puisqu’elle serait "la quête infinie de quelque chose qu'on n'arrive jamais à définir". Un absolu que ne peuvent que pervertir les prix littéraires, les flatteries et les dîners mondains, incompatible avec la quête de sensationnalisme de la critique, ou la tendance croissante des grandes maisons d’éditions à fabriquer des produits marquetés. 

Il y est aussi question de l'influence de l'histoire et de ses dominations sur la littérature, et plus concrètement des effets de la colonisation sur les écrivains africains francophones, tiraillés entre le rêve d’être adoubés par le milieu littéraire français et la honte de ce désir consistant à devenir ce qui les a détruits.

C’est complexe et pourtant fluide, et le résultat est à la hauteur de l’ambition de l’auteur. Réflexion et romanesque s’imbriquent naturellement, cœur et tête trouvant autant de plaisir à la lecture de ce texte à la fois palpitant, féroce et bouleversant.
 

D’autres titres pour découvrir Mohamed Mbougar Sarr : De purs hommesTerre ceinte

Une lecture commune de l’auteur avec Nathalie, qui a lu De purs hommes, et avait déjà parlé de "La plus secrète mémoire des hommes" ICI.

Et c’est un pavé, chez Sibylline (565 pages au Livre de poche) et chez Moka.


Commentaires

  1. nathalie8.7.25

    Ah je suis contente que tu aies aimé ! J'ai beaucoup aimé cette quête littéraire, on ne se perd pas et pourtant, le mouvement de quête semble infini.

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    1. Oui, c'est un texte enthousiasmant, et un auteur à suivre, décidemment..

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  2. Ce roman a l'air d'une richesse très plaisante. J'ai même l'impression que c'est un coup de cœur.

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    1. C'est bien résumé, il est à la fois dense, mais facile à lire. Et on peut dire que c'est un coup de cœur, oui...

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  3. J'ai lu les deux autres mais pas celui-ci, trop de ramdam médiatique à l'époque. Mais j'y viendrai, ton beau billet m'y incite.

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    1. C'était en effet bien agréable de le lire bien après l'effervescence qu'il a suscitée, et cela fait plaisir qu'un tel titre ait eu le Goncourt..

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  4. Anonyme8.7.25

    Coucou, je fais partie de ceux qui ont trouvé le temps long, ont trouvé que ce roman partait dans les tous les sens et qui ont été par cette écriture ampoulée au possible …:(Une Comète)

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    1. Anonyme8.7.25

      Qui ont été rebutés ( Une comète)

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    2. Ah quel dommage... j'ai trouvé la construction en enchâssements parfaitement maîtrisée, et je ne me suis jamais sentie perdue, en partie parce que chaque personnage laisse une empreinte singulière, qui permet quand on le retrouver entre les méandres du récit, de se repérer facilement.
      Quant au style ampoulé, je l'ai aussi relevé par moments, mais il m'a semblé que cela faisait partie du jeu auquel l'auteur se livre en hommage à la littérature.. et cela ne m'a pas gênée.

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  5. J'ai plus envie de ce titre là que de l'autre, mais bon, pas tout de suite! Un pavé, en plus ^_^

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  6. Il est sur mes étagères depuis sa sortie ... Ma curiosité s'était émoussée avec le temps ... Mais tu renouvelles mon intérêt principalement pour ce tu dis de la forme de ce livre ?

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    1. Elle est en effet très réussie, riche et servant le contenu avec pertinence. On a l'impression que l'auteur a pris beaucoup de plaisir à son élaboration...

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  7. Si j'ai trouvé intéressante la réflexion sur la place de la littérature africaine francophone, je n'ai pas du tout adhéré à cette histoire d'écrivain maudit et son livre unique.

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    1. Tu savais qu'elle était inspirée d'un vrai écrivain : https://fr.wikipedia.org/wiki/Yambo_Ouologuem ?

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    2. Anonyme9.7.25

      Non, je ne savais pas. Alors, ce Devoir de violence, est ce qu'il efface tous les autres livres ?

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  8. J'ai beaucoup aimé De purs hommes, terrible, ce roman ! Mais là, rien ne me donne vraiment envie, la référence à Bolano, l'histoire d'auteur mystérieux...

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    1. Dans ce cas, il est sans doute plus sage de t'abstenir...

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  9. Je l'avais beaucoup apprécié, moi aussi et j'ai admiré le talent de l'auteur.

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    1. Nous sommes donc d'accord... un roman qui mérite bien son succès.

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  10. PHILIPPE8.7.25

    Je me méfie des Prix Goncourt. Pas sûr que je lirai celui-ci, mais sait-on jamais?

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    1. Je m'en méfie autant que toi, mais j'essaie aussi de dépasser cet a priori pour ne pas me priver des romans primés à juste titre ! Et celui-là en fait partie..

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  11. Malgré tous les avis positifs vus sur ce livre, il ne me tente toujours pas. Je laisse faire et ça arrange bien ma PAL.

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  12. Il est dans ma wish list, la richesse autant sur le fond que la forme de ce roman m'attirant beaucoup. Il a l'air passionnant.

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    1. J'espère que tu sera aussi emballée que moi à sa lecture !

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  13. Un abandon : je n'avais pas réussi à entrer dans ce roman.

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    1. Je vois qu'il ne fait pas complètement l'unanimité, ce qui est finalement plutôt bon signe !

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  14. Je sens comme une intruse parce que ce livre m'a complètement paumée, ... sans doute pas lu au bon moment, il m'a parfois émerveillée (quand même) souvent agacée parce que je l'ai trouvé élitiste et exigeant.

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    1. C'est peut-être parce que je m'attendais à un texte difficile que je l'ai finalement trouvé très accessible.. je retiens que ta lecture a tout de même été ponctuée d'instants d'émerveillement, ce qui n'est déjà pas si mal...

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  15. Bonsoir Ingannmic, pas encore lu ce roman à propos duquel je n'ai lu et entendu que du bien. Le sujet ne me tente pas trop. Bonne soirée.

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    1. Bonsoir Dasola, l'auteur peut aussi être découvert avec De purs hommes, qui est bien plus court, et qui traite de manière frappante de l'homosexualité au Sénégal. J'avais beaucoup aimé. Bonne soirée à toi !

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  16. Je n'ai pas encore lu Mohamed Mbougar Sarr mais j'ai noté ce titre depuis sa sortie...Je note donc les autres titres que tu nous proposes, ce que je n'avais pas fait encore.

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    1. C'est bien de commencer par De purs hommes, par exemple, plus court et plus "linéaire" que celui-là.

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  17. Je m'étais vraiment régalée avec ce roman intelligent, complexe et pourtant limpide comme tu le soulignes à juste titre. J'ai eu la chance que l'auteur fasse escale au Mans dans sa tournée post Goncourt et la rencontre a été formidable.

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    1. Je vois que nos avis sur ce formidable roman se rejoignent parfaitement. Et quelle chance d'avoir rencontré l'auteur !

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  18. je connais un petit passage à vide (trop de boulot..) et pas de vacances avant deux mois, du coup non, trop de bémols et le sujet ne m'intéresse pas mais un pavé, c'est toujours top quand on aime

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    1. J'espère que cela va se calmer un peu au boulot, quand même... ce n'est pas très bon de se fatiguer avant ses vacances !

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