"De purs hommes" - Mohamed Mbougar Sarr
"Ce sont de purs hommes parce qu'à n'importe quel moment la bêtise humaine peut les tuer, les soumettre à la violence en s'abritant sous un des nombreux masques dévoyés qu'elle utilise pour s'exprimer : culture, religion, pouvoir, richesse, gloire..."
C'est une vidéo qui déclenche chez Ndéné Gueye, le narrateur du roman de Mohamed Mbougar Sarr, une douloureuse prise de conscience dont nous suivons la maturation tout au long du récit, cette vidéo montrant l'exhumation nocturne du cadavre d'un homosexuel jugé indigne de demeurer dans la terre sacrée d'un cimetière musulman.
Plusieurs actes homophobes antérieurs à cette profanation ont révélé un durcissement de la société sénégalaise vis-à-vis de ceux que l'on ne considère même pas comme des hommes. Les individus qui choisissent d'assumer une sexualité différente s'y exposent au double risque de la vindicte populaire (qui peut s'exprimer avec une violence frénétique parfois mortelle) et d'une sanction pénale. Jugés comme une menace pour la cohésion sociétale et pour la morale, les homosexuels sont en effet passibles de prison. Les familles sont souvent les plus virulentes envers ceux qu'elles comptent dans leurs rangs : il s'agit de se protéger de l'anathème populaire, de se laver du soupçon de receler le gène transmissible du gay, en excommuniant, si elles ne peuvent le cacher, le -ou la- responsable de leur honte. Les poètes et écrivains homosexuels sont bientôt censurés à l'université où Ndéné enseigne la littérature...
Ces événements l'amènent à changer le regard qu'il porte non seulement sur ses semblables, mais aussi sur lui-même, et à prendre la mesure de l'hypocrisie d'une société qui fait cohabiter l'extrême puritanisme prêché dans des mosquées où les homosexuels sont voués aux gémonies à la sexualité qui s'exprime de manière débridée lors de fêtes populaires animées par les góor-jigéen, ces "hommes-femme" dont beaucoup reconnaissent encore l'importante fonction sociale (mais qui deviennent peu à peu des parias). Une société où certains musulmans "au cœur écrasé de pureté détournent chastement leur regard des femmes qu'ils rêvent de baiser". Ndéné lui-même doit bien s'avouer que s'il se rend encore à la mosquée, c'est surtout par respect filial, car il n'est plus pratiquant, mais aussi parce qu'il est difficile, en public, d'assumer un autre discours que celui que le consensus et les imams imposent.
Il comprend d'ailleurs, dans un premier temps, les contradictions de ces hommes, conditionnés par leur culture, leur religion et leur éducation. Lui aussi éprouve spontanément une certaine répugnance pour les homosexuels envers lesquels il admet avoir déjà exercé une violence verbale. Mais les images de la vidéo le hantent, ont produit en lui un déclic. En imaginant l'individu que fut le cadavre exhumé, en prenant conscience, avec une pesante acuité, de son humanité, il passe envers ses semblables d'un jugement distancié et plutôt indulgent à un sentiment de haine, en même temps qu'il laisse s'exprimer la possibilité de sa propre ambivalence.
Ce que réalise, finalement, Ndéné, c'est que le respect de l'être humain et de son intégrité sont sacrés au-delà de tout, quels que soient les dogmes et les préjugés qui nous influencent. Et s'il pouvait encore subsister, pour certains, un doute quant à l'appartenance des homosexuels à la communauté humaine, leur implication -en tant que victimes- dans le cycle de violence indissociable de l'humanité, les y rattache de fait. Il appréhende aussi toute la difficulté à être libre, les sacrifices et le courage que représente le simple souhait de vivre selon ce que l'on est vraiment, en dépit du jugement des autres, mais aussi en dépit de soi-même, car cela implique de se détacher de ses ancrages culturels, familiaux, et d'accepter la solitude et le rejet inhérents à la revendication de sa différence dans un monde où elle est considérée comme intolérable.
Mohamed Mbougar Sarr parvient avec "De purs hommes", réquisitoire contre l'intolérance et le fanatisme, à mêler efficacité et réflexion : bien que relativement court, son récit décrit l'évolution de son héros avec intelligence, sans jamais tomber dans la caricature.
Si je le vois...
RépondreSupprimerN'hésite pas !
SupprimerOuh je la rajoute dans ma liste d'auteurs africains à découvrir. Je crois que je n'ai aucun roman sénégalais dans mes rayons, et encore moins sur cette thématique et ces réflexions.
RépondreSupprimerCe titre est fait pour toi, alors ! En plus, il est très bien écrit...
Supprimerje note aussi... Je l'avais repéré !
RépondreSupprimerJe suis ravie du succès bien mérité que rencontre ce titre grâce aux blogs..
SupprimerAh mais je l'avais bien repéré chez The Austis reading ! Je veux le lire celui-ci !
RépondreSupprimerEt tu as raison ! Je suis d'ailleurs persuadée qu'il te plaira.
SupprimerToi aussi tu es tombé sous le charme de la plume de M. Mbougar Sarr. Je pense que je ne vais pas tarder à me pencher sur ses précédents romans...
RépondreSupprimerJ'ai noté Terre ceinte (chez Sandrine et Gangoueus aussi d'ailleurs), je ne sais pas s'il en a écrit d'autres.
SupprimerOui il y en a encore un ou deux, mais moi aussi, j'ai d'abord visé Terre ceinte.
SupprimerSi une LC te tente (pour le 2e semestre 2019, par exemple)...
SupprimerWhy not... :)
SupprimerChouette ! Je me le note et on en reparle d'ici quelques semaines ou quelques mois ?
Supprimereuh, quelques mois ? ;)))))
SupprimerOui, pas de souci, on laisse passer l'été !
SupprimerComme tu sais, j'ai beaucoup aimé ce livre. Il est à la fois romanesque (l'intrigue est réussie), très bien écrit (je trouve cette langue magnifique) et il nous ouvre les yeux sur des problèmes de société et la conscience d'un homme. Et en plus, l'auteur est extrêmement sympathique !
RépondreSupprimerJe suis d'accord avec toi sur son écriture, très belle. Je crains parfois, avec la littérature africaine, les excès de lyrisme ou les écritures alambiquées... à tort, avec cet auteur, tant son texte est à la fois limpide et intelligent. Un excellent titre, vraiment.. j'ai hâte de découvrir le reste de son oeuvre !
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