"Blonde" - Joyce Carol Oates
"Si j’étais assez jolie, mon père viendrait me chercher."
Une importante première partie est dédiée à l’enfance ballotée de Norma Jeane Baker, aux côtés d’une mère célibataire fantasque et mentalement perturbée. Vivre avec Gladys Mortensen est parfois un enchantement mais plus souvent un cauchemar, une succession de moments urgents et intenses sous la menace permanente de la rupture du précaire équilibre maternel. Le père à l’identité mystérieuse est absent, il serait un célèbre acteur d’Hollywood selon Gladys qui lui en a montré une photo, autour de laquelle la fillette construit un mythe qui la hantera toute sa vie.
Enfant illégitime, portant arbitrairement le nom de l’amant que sa mère haïssait le moins, son identité est ainsi déjà fluctuante, incertaine.
Lorsque sa mère est internée pour schizophrénie, elle vit en orphelinat puis chez des familles d’accueil parfois désireuses de l’adopter, mais qui en seront empêchées par l’opposition systématique de Gladys. Cette instabilité fait naître la conviction désespérée que personne ne veut d’elle, à l'origine d'une rage qui se manifestera par des transports de folie et l’ambition dévorante à la fois de se faire aimer et de se venger du monde.
Passons sur son premier mariage, alors qu’elle vient d’avoir seize ans, et son premier divorce, peu de temps après.
Elle est repérée par un photographe militaire alors qu’elle travaille dans une usine de matériel aéronautique. Officiellement chargé d’illustrer l'implication des femmes dans l'effort de guerre, il a pour mission officieuse de trouver "des culs, des seins et des jambes" pour distraire les soldats partis sur le front. C’est le premier pas vers la célébrité et le monde du cinéma. C’est lorsqu’elle pénètre dans ce dernier, d’abord par une toute petite porte, que nait Marilyn Monroe. L’époque est aux blondes peroxydées et aux formes généreuses, et Norma Jeane a un corps à tomber par terre. Quelques remaniements (elle a notamment les dents de travers et une implantation de cheveux trop basse) font de la fraîche jeune fille encore naïve un produit prêt à être mis sur le marché, un morceau de viande appétissante à commercialiser : nom sucré, cheveux décolorés, vêtements de poupée et manières affectées (et ne pas oublier de frétiller des seins…). Si elle a contribué à créer ce personnage, elle va rapidement réaliser en être prisonnière. Et plus le temps passe, plus devenir Marilyn nécessite de longs préparatifs (jusqu’à parfois six heures de maquillage, de décoloration de cheveux, d’épilation…) et des concessions matériellement douloureuses : robes "camisoles" cousues à même le corps, gants "garrots" coupant la circulation des avant-bras...
L’entreprise de Joyce Carol Oates consiste à rendre corps et âme à ce produit.
Elle redonne d’abord littéralement chair à Norma Jeane, en insistant avec ce qui pourrait passer pour de la délectation sur une dimension prosaïquement organique que l’image du corps de Marilyn a vocation à oblitérer. Ses règles douloureuses au point d’en être incapacitantes sont ainsi abondamment évoquées, les odeurs (sang, sueur) ainsi que les sensations corporelles omniprésentes.
Dès la première partie de son récit, qui sonde les événements fondateurs mais néfastes de l’enfance, elle fait par ailleurs de son héroïne un personnage complexe et torturé, ayant hérité de ses jeunes années un besoin dévastateur d’être aimée et d’exister à tout prix, qu’elle pense assouvir à travers le désir du regard masculin. Elle s’inscrit ainsi dans le schéma d’une soumission à l’homme qui exhausse sa vulnérabilité. C’est une obsessionnelle compulsive, hantée par la terreur de l’échec, qui souvent bégaie, perd ses moyens. Mais elle est loin d’être la ravissante idiote à laquelle renvoie son personnage de "blonde". Son étrange sens de l’humour, caustique et dissonant, surprend, et elle a une inextinguible soif de connaissance (c’est une lectrice assidue de Darwin, Schopenhauer ou Pascal…).
On dit de son jeu qu’il est à fleur de peau, presque primitif, qu’elle n’a pas de technique, qu’elle s’investit des émotions plutôt que de les jouer, et que c’en est même parfois effrayant. Or, le récit démontre qu’elle a vraiment à cœur, en tant qu’actrice, de donner le meilleur d’elle-même, et une volonté féroce de progresser. Elle prend des cours de théâtre, étudie Tchekhov… Joyce Carol Oates redresse ainsi une autre des injustices faites à celle qui n’a jamais eu le respect qu’on lui devait pour son travail acharné.
Pour, en transperçant l’icône, atteindre la femme, l’auteure effeuille sa psychologie, nous fait toucher du doigts ses émotions, ses pensées les plus intimes. Plus on avance dans le texte, et plus l’oralité de la voix de Norma Jeane/Marilyn se fait entendre, s’insère dans la narration omnisciente. La forme se fait ainsi fluctuante, transcrit la lancinance d’un traumatisme qui se fait de plus en plus prégnant et de moins en moins contrôlable, et perd sa linéarité en même temps que le délitement psychologique -accentué par les médicaments, la drogue, l’alcool- de l’héroïne s’accélère.
Mais on voit bien qu’au-delà de sa quête "poétique", c’est aussi une autre vérité qu’a voulu mettre en évidence l’auteure. Celle d’un certain idéalisme américain symbolisé par Hollywood, prônant le mythe sexiste et aliénant d’une beauté débarrassée des émois secrets du corps abhorrés par une culture puritaine. Une beauté considérée comme un génie, livrée en offrande au désir dominant des hommes. Et que ce qui intéresse Joyce Carol Oates, en traquant la réalité de Marilyn, c’est aussi de révéler celle des autres jeunes filles américaines immolées au nom de cet idéal sur l’autel de la célébrité.
Pourquoi pas? Je n'aime pas trop oates, mais Marylin, si, j'ai vu quasiment tous ses films...
RépondreSupprimerOuch ! le pavé !
RépondreSupprimerBien que j'en sois aussi à la douzaine de JCO, je ne crois pas que j'oserai, que je tenterai, cette expérience blonde...
Encore une bien belle chronique qui donne envie d'en savoir plus sur cette femme qui a dû beaucoup souffrir... mais quand je lis les souffrances de ces femmes objets, je me dis que personne n'est obligé d'endurer ça, pour la gloire et la célébrité...
RépondreSupprimerJ'ai vu une adaptation théâtrale de ce texte qui était très réussie.
Ce titre est aussi dans mes intentions de lecture de cet été, il doit être dans ma pile depuis au moins cinq ou six ans ! Merci de préciser qu'il ne s'agit pas uniquement d'une biographie, cela va peut-être, enfin, me motiver !
RépondreSupprimerJ'ai lu ce roman, il y a plus de 10 ans mais je garde en effet le souvenir du regard "sociologique" et/ou "féministe" de l'autrice. Comme tu l'as dis, ce n'est pas une énième biographie.
RépondreSupprimerCôté livre: bon sang, faut-il vraiment avoir des trauma familiaux pour devenir un grand artiste (accéder à la réussite par le biais d'une carrière artistique)?
RépondreSupprimerJe note cependant que Marilyn, d'après ce livre (cette fiction, puisque ce n'est pas un biographie?) d'est cultivée en autodidacte (et en lien avec sa carrière d'actrice? Je ne sais pas trop si elle a joué Tchekhov ou pas...).
Côté challenge: si vous êtes à égalité pour ce qui est des "pavés de plus de 500 pages, Belette et toi (7 chacune!), tu l'emportes largement pour ce qui concerne les "épais" (+ de 650 pages), par quatre à un, par contre...
(s) ta d li du cine, "squatter" chez dasola
L'écrivaine m'intéresse mais le sujet du bouquin beaucoup moins et vu l'épaisseur du machin..... je ne risque pas de le lire ! Ce qui n'enlève rien à ses qualités très certainement.
RépondreSupprimerPas lu, et pas tentée. Marilyn ne m'a jamais spécialement intéressée. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est comme cela, avec d'autant moins de regret que je sais qu'elle avait assez de spectateurs pour ne même pas s'apercevoir de mon absence :-D
RépondreSupprimerC'est le premier Joyce Carol Oates que j'ai lu (l'histoire de Marilyn m'a toujours intéressée) et il avait fait impression. C'est à partir de ce moment là que j'ai commencé à suivre l'autrice. Je crois que j'aimerais le relire un jour.
RépondreSupprimerDe Joyce Carol Oates, je n'ai lu que les romans pour ados et cela fait longtemps que je veux me plonger dans ses écrits pour adultes, tu me donnes envie de la mettre en tête de liste pourquoi pas avec celui-là...Merci pour cette chronique détaillée, j'aime l'idée d'une vérité "poétique"...
RépondreSupprimer@ Keisha = avec Oates, c'est une longue histoire, faite tantôt d'éblouissements, tantôt de déceptions… là on est plutôt dans la première catégorie, même si je ne suis pas sûre que le terme soit approprié ! Mais si tu aimes Marilyn, tu devrais tenter, il faut juste mettre de côté la tentation d'aller vérifier certains épisodes sur Wikipédia, et accepter la part de fiction ajoutée par l'auteure...
RépondreSupprimer@ Le Bison = mais si, il faut essayer, c'est l'un de ses meilleurs titres, parmi ceux que que j'ai lus !
RépondreSupprimer@ Sandrine = le roman est assez terrible, en effet, on se prend d'une profonde pitié pur cette femme qui a pensé trouver dans la célébrité la reconnaissance et l'amour dont elle a été privée.. et une adaptation théâtrale ?! J'aurais été très curieuse de voir ça…
RépondreSupprimer@ Athalie = j'étais persuadée que tu l'avais lu (mais n'ai évidemment pas trouvé ton billet !), sans doute parce que nous en avions parlé à l'occasion de la programmation de la LC que nous avons faite autour de cette auteure. Pour te donner envie, disons que ce titre se hausse pour moi au niveau de "Petite sœur, mon amour"... (même si je crois que je garde pour ce dernier une toute petite préférence).
RépondreSupprimer@ Je lis je blogue = je n'en attendais pas moins de Oates : Marilyn est le prétexte rêvé pour déconstruire, comme elle aime tant le faire, l'un des mythes du rêve américain… ceci dit, comme c'est aussi un sujet très "casse-gueule", je ne savais pas trop à quoi m'attendre. Je n'ai pas été déçue…
RépondreSupprimer@ Tadloiducine =
RépondreSupprimerCôté livre = disons qu'il me semble que dans le cas de Marilyn, ses failles, son hypersensibilité et sa quête de perfection, toutes liées à son enfance désastreuse (selon le roman du moins) ont fait d'elles l'actrice qu'elle était, et ce jeu si particulier que certains qualifiaient de presque animal. Mais je crois aussi qu'on peut être un grand artiste ou un artiste talentueux sans être torturé … je ne sais plus sur quel média (Arte.tv ou France Culture ?) j'avais écouté une émission qui posait la question du lien entre génie et folie, ah non, je me souviens, c'était à La Grande Librairie !... la conclusion en était que les deux sont a priori indissociables = un fou peut être génial, mais ce n'est pas grâce à sa folie, en gros… maintenant, ce n'est pas nécessairement une vérité indiscutable … (te voilà bien avancé, hein ?).
Et il s'agit d'une "biographie fictive" selon les propres termes de l'auteure, qui reprend tout de même, dans les faits, de nombreuses réalités (notamment sur le fait que Marilyn était autodidacte = c'est un point que l'on retrouve dans ses biographies plus classiques, j'ai notamment lu celle de Norman Mailer il y a quelques décennies, qui de mémoire n'est pas mal). Mais elle y ajoute des extrapolations, en se permettant notamment d'imaginer les pensées et les émotions de son héroïne.
Pour Tchekhov, c'est non, elle a pris des cours de théâtre, mais n'a jamais joué de pièce.
Côté challenge = Belette me devance désormais d'un titre chez Sibylline et je suis persuadée qu'elle va me larguer loin derrière elle sous peu (je pars bientôt en vacances, et je crois qu'elle lit en dormant :)… mais j'ai encore moi aussi quelques épais sous le coude (dont je proposerai la plupart en septembre).
@ Le Bouquineur = et Oates a une bibliographie assez volumineuse pour que tu y trouves ton bonheur avec un autre titre
RépondreSupprimer@ Sibylline = oh mais je comprends tout à fait qu'on ne soit pas intéressé par Marilyn, ce n'est pas non plus a priori le genre de personnage qui me passionne, si on s'arrête à sa dimension "publique". Mais dès qu'on "creuse", c'est assez fascinant…
RépondreSupprimer@ Miss Sunalee = tu as commencé fort, dis donc... C'est vrai que c'est un roman intense, et intelligent, du grand Oates !
RépondreSupprimer@ Manou = je n'ai à l'inverse jamais lu ses titres jeunesse (parce que je n'en lis pas en général). Sa bibliographie "adulte" vaut le détour, mais elle très très dense, et tout n'est pas du même niveau à mon avis. Comme tu l'auras compris, je recommande celui-ci, et sinon, j'ai adoré Petite sœur, mon amour (même s'il est un peu difficile à lire), et aimé Les chutes, Nous étions les Mulvaney (pas mal pour découvrir l'auteure, même si j'ai quelques bémols su son entame). Il y a aussi Délicieuses pourritures qui, fait assez rare chez Oates, est très court… bref, il y a de quoi faire !
RépondreSupprimerJe suis toujours un peu en réserve devant les biographies fictives, pourquoi ne pas créer un personnage tout aussi fouillé et représentatif mais qui ne porte pas un nom portant une somme de préjugés ou d'informations préalables?
RépondreSupprimerVoilà un pavé qui dort sur mes étagères depuis près de 20 ans.
RépondreSupprimerOates est une autrice qui me fascine par son rythme de production et la variété des formes et sujets qu'elle traite. Pour autant, je l'ai très peu lue même si j'ai aimé ce que j'ai lu d'elle, littérature générale et jeunesse confondues. D'où l'achat compulsif de ce fameux "Blonde" qui attend désespérément son tour... tout simplement parce que le personnage principal m'intéresse très peu, en fait.
J'aime beaucoup JC Oates et j'ai lu pas mal de ses livres comme les chutes et les Mulvaney dont tu parles... mais pas celui-ci ! C'est un personnage qui ne peut qu'intéresser Oates.
RépondreSupprimerBiographie ou pas, le sujet ne m'intéresse pas. Je n'ai encore rien lu de cette auteure même si j'ai trouvé un de ses romans dans ma boite à livres. Je ne me suis pas encore décidé à le lire.
RépondreSupprimer@ Hedwige = je suis complètement d'accord avec ce que tu dis, et je suis même habituellement gênée lorsqu'un auteur prend des libertés avec un sujet "réel". Enfin, ce qui me gêne surtout alors, c'est que la démarche s'accompagne souvent d'une prétention à la vérité, ce qui n'est pas le cas ici. Et le fait que l'auteure se serve de Marilyn pour étayer son propos le rend finalement d'autant plus crédible.
RépondreSupprimer@ Autist Reading = ce n'est pas tant le personnage qui m'a intéressée que ce qu'en fait l'auteur, et son texte est vraiment habile et intense. J'apprécie moi aussi beaucoup cette auteure et suis somme toi estomaquée par sa "productivité", mais je trouve que certains de ses titres en souffrent peut-être. Mais bon, il y a de l'excellent à piocher dans son immense bibliographie !
RépondreSupprimer@ claudialucia = exactement, on comprend de suite ce qui l'a motivée à se pencher sur cette figure emblématique de certains pires travers de l'Amérique… je ne sais pas si tu as l'intention de le lire, mais je suis persuadée qu'il te plairait beaucoup..
RépondreSupprimer@ Philippe D = Et j'imagine que compte tenu de son nombre de pages, il est inutile que j'essaies de te convaincre… sinon, c'est une auteure à découvrir, mais il faut tomber sur le bon titre… lequel as-tu glané ?
RépondreSupprimerj'en avais vu une adaptation marquante au théâtre, qui m'avait donné envie d'en lire d'autres! ( les chutes en particulier!)
RépondreSupprimerUn des rares de Joyce que je n’ai pas pu finir. J’étais trop jeune, à l’époque, ce bouquin m’a dépassée. À retenter ♥️
RépondreSupprimer@ Eimelle = tiens, Sandrine a aussi évoqué une adaptation théâtrale, que j'aurais été bien curieuse de voir, je me demande comment le metteur en scène a retranscrit la vision particulière d'Oates sur son sujet...
RépondreSupprimer@ Béa = une fois que tu auras lu Guerre et paix, celui-là te paraîtra presque court !
RépondreSupprimerJe l'ai lu il y a très longtemps et c'est le premier de l'autrice que j'ai découvert, je me souviens d'une lecture très forte, presque choc ! Après j'en ai lu plein d'autres d'elle.
RépondreSupprimer@ Sandrion = j'imagine, oui, l'effet d'une telle découverte ! Je ne sais pas si tu as lu Petite sœur mon amour, mais on y retrouve la thématique de la célébrité toxique et du pouvoir dévastateur de l'image publique qu'on renvoie, et la forme en est très originale.
RépondreSupprimerJ'adore les univers de Joyce Carol Oates. D'ailleurs, j'ai lu «Blonde». Je me permet de partager le lien de mon billet ici. https://madamelit.ca/2018/11/29/madame-lit-blonde/
RépondreSupprimerElle a une manière de nous présenter Marilyn Monroe et faisant d'elle une figure emblématique mais aussi victime de la société machiste américaine de l'époque. Et que dire de l'image toxique découlant de son statut de star ? Un grand livre...
@ Madame lit = merci pour le lien, je vais aller lire ton billet. C'est en effet un roman aussi intelligent que poignant. Et c'est sans doute dans cette analyse acérée des mécanismes de l'aliénation (aux hommes, à l'image...) qu'Oates révèle le meilleur d'elle-même ..
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