"C’est bon pour ton ego" - Béatrice Crespo-Binisti

"Marguerite meurt d’envie de tordre le cou de sa fille, mais la garce a un cou solide, un vrai cou de taureau."

Le premier texte donne le ton… En pleine prise d’otages dans une supérette, la narratrice tergiverse in petto sur le contenu du diner qu’elle va cuisiner pour l’anniversaire de son compagnon. Le surgissement incongru de cette réflexion anodine désamorce la tension dramatique, y introduit une légèreté qui surprend et fait sourire. On retrouve tout au long du recueil, en fonction des textes, cette cohabitation entre gravité et dérision, entre tragique et humour. Un humour délicieusement décalé, mais parfois aussi délicieusement noir. La légèreté est cependant loin de l’emporter à tous les coups, même si on trouve presque à chaque fois une occasion de sourire (parfois très jaune). 

Certaines situations sont dramatiques -suite à une chute, une vieille dame se retrouve à la merci de sa fille acariâtre, qui la sépare de son chien ; un homme rejeté par sa maitresse projette d’enlever sa fille- mais la plupart du temps, les textes évoquent de brefs épisodes du quotidien, croqués avec des détails significatifs qui d’emblée immergent dans le contexte et les préoccupations des personnages, une importance particulière étant accordée à leurs intériorités.

Au gré d’incursions dans des microcosmes intimes -familiaux, conjugaux, amicaux- ou sociaux -notamment celui du monde du travail-, le recueil scrute les résonnances des relations sur les individus, révélant ce qui les nourrit ou les corrompt, s’attardant sur les manifestations, subtiles ou brutales, de leurs déviances, lorsqu’elles sont alimentées par la rancœur, la volonté d’emprise ou de manipulation.

Nous partons à la rencontre d’héros et d’héroïnes qui souvent nous ressemblent, parce qu’ils sont de ceux que l’on ne remarque pas. En quête de reconnaissance ou d’épanouissement, de réparation face au rejet ou au mépris, ils trouvent parfois la force d’atteindre à une forme d’émancipation, comme Morgane, qui décide de ne plus sacrifier son équilibre au profit de la double injonction sociétale et personnelle qui l’incitait à conserver un emploi psychologiquement inconfortable ou cette élue qui, alors qu’elle se prépare en vue d’une intervention télévisuelle, rompt brusquement avec son habitude de suivre les consensuels conseils de son époux. 

Les répercussions des simples entorses ou des fracas qui viennent frapper leurs routines sont parfois d’une extrême violence… j’ai particulièrement apprécié la tonalité cruelle ou macabre de nouvelles comme "Te tuer" ou "XXL". Mais Béatrice Crespo-Binisti maîtrise tout autant l’art de la suggestion, suscitant le malaise ou l’angoisse par de brèves mais frappantes allusions à certaines formes d’anormalité. Je pense entre autres à "La loyauté", où la narratrice rend visite à une amie qu’elle prétend fragile, et qui fait preuve envers sa fille de dix-huit mois d’un comportement traduisant une inquiétante instabilité.

Portés par une écriture agréablement alerte, voire tranchante, les seize textes qui composent le recueil, qu’ils soient subtilement glaçants, d’un humour noir ouvertement assumé, ou la captation d’une tranche de vie a priori banale, dessinent une palette des petites manies ou des névroses qu’engendrent le monde moderne et l’appauvrissement des nouvelles références qu’il propose pour faire société : addictions aux écrans, complexes auxquels nous renvoient les modèles d’identification, ravages provoqués par la course à la performance et à la perfection… J’avoue m’être sentie particulièrement concernée par l’histoire de cet homme complètement déconnecté de ses proches et de ses collègues de travail parce qu’il est incapable d’échanger sur une émission de téléréalité qui fait fureur et monopolise toutes les conversations…

A lire.


Commentaires

  1. Je connais le blog , les recettes, et je vois qu'elle a plein de cordes à son arc!

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    1. Oui, tu n'as plus qu'à... j'imagine qu'il y aura un mois de la nouvelle 2026 !

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  2. Je viens de terminer mon billet, je le finalise et je reviens te mettre le lien. Je retrouve tout-à-fait ma lecture dans ton résumé, j'y retrouve Béa aussi, un recueil qui m'a fait passer un bon moment.

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  3. Tu termines ce mois des nouvelles sur une bonne note, on dirait. J'attends qu'Aifelle publie son avis mais je sais que Kathel aussi a été séduite par ce recueil. Je n'ai pas pu me joindre à vous pour cette LC et je le regrette d'autant plus.

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    1. Oui, et je dois dire que dans l'ensemble, ce mois de la nouvelle a été très réussi en ce qui me concerne ! Merci de l'avoir organisé. Et une LC autour du recueil de Béa pourra être de nouveau proposée lors de la prochaine édition ... j'avoue m'y être moi-même prise un peu tard..

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  4. Bravo pour ce billet très pertinent (comme d'habitude ! ) ;-)
    ça a été un grand plaisir de lecture aussi pour moi que ces nouvelles, et pourtant, au cours du mois, j'ai eu quelques ratés, notamment avec le dernier recueil de nouvelles de Véronique Ovaldé qui m'a plu au début, mais s'est mis très rapidement à m'ennuyer !

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    1. Oh, j'avais oublié de mettre le lien vers ton billet, je viens de rectifier ! C'est un recueil qui se lit en effet très facilement, et avec beaucoup de plaisir. Le ton est enlevé, et on se demande à chaque fois dans quoi nous allons être embarqués...
      Pour le recueil d'Ovaldé, j'ai de mémoire lu des avis mitigés à sa sortie, qui m'en ont éloignée...

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  5. Voilà c'est fait : http://legoutdeslivres.hautetfort.com/archive/2025/01/31/c-est-bon-pour-ton-ego-6533367.html

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    1. J'ai ajouté ton lien, et je viens de lire ton billet. Une chouette LC, que nous avons faite là...

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