"Temps sauvages" - Mario Vargas Llosa
La petitesse du Guatemala et son absence de représentation sur la scène politique ne le destinait pas à ce qu’une grand puissance comme les Etats-Unis s’ingère dans sa politique. C’était sans compter sur ses bananes… Et c’est là qu’entrent en scène les Américains Sam Zemurray et Edward L. Bernays. Le premier, fils d’immigrants juifs aux allures d’aventurier, est le fondateur de la United Fruit compagnie. Il a bâti sa fortune sur la banane guatémaltèque. Sa collaboration avec le second, publiciste renommé aux dents très longues, contribue à faire de la banane un produit de consommation courante pour leurs concitoyens.
En 1951, Jacobo Árbenz Guzmán devient le premier président élu au suffrage universel du Guatemala. C’est un homme de belle prestance, intelligent et sportif, mais peu communicatif et austère. Conscient des inégalités dont pâtit essentiellement la population indigène du pays, exploitée et misérable, il axe son programme sur une grande réforme agraire censée les réduire, et assurer de meilleures conditions de travail aux travailleurs de la terre. Notre roi de la banane, lui, n’y trouve pas son compte : hors de question de devoir composer avec les syndicats, de payer des impôts, ou de garantir une protection sociale à ses salariés. Alors Bernays, convaincu que le véritable pouvoir, qu’il soit politique ou économique, réside dans la manipulation des comportements et des opinions, a une idée… Il faut chasser Jacobo Árbenz Guzmán du pouvoir, et en ces temps de Guerre froide, la solution est évidente : le faire passer pour un communiste, et faire croire, à grand renfort de campagnes de presse, radiophoniques et télévisuelles, que le Guatemala est le cheval de Troie de l’Union Soviétique infiltré dans l’arrière-cour des Etats-Unis.
Et voilà comment, pour défendre les iniques privilèges d’une Compagnie internationale, on renverse le gouvernement d’un pays souverain, dont le chef, c’est un comble, était un fervent admirateur de la démocratie capitaliste américaine dont il souhaitait prendre modèle… Ou comment une opération marketing met en branle toute une série de manœuvres politiciennes qui aboutiront à cinq juntes militaires successives de plus en plus proches des Etats-Unis, causant des centaines de morts, des emprisonnements et contraignant de nombreux guatémaltèques à l’exil.
L’intrigue est construite d’une manière qui paraît fantaisiste, voire brouillonne, comme si l’auteur avait eu du mal à décider de son sujet ou de son personnage central. L’absence de logique chronologique, le passage d’un protagoniste à l’autre, font que l’on a au départ un peu de mal à appréhender la cohérence de l’ensemble, et à reconstituer l’enchaînement des événements et le rôle de chacun.
Ceci dit, comme dans "La fête au Bouc", Mario Vargas Llosa rend palpables les personnages réels qui peuplent son roman, les humanise par son sens du détail significatif, et sa capacité à exploiter, souvent avec humour, leurs travers. Leur ballet, quelque peu anarchique donc, met en scène puissants aux egos surdimensionnés, hommes de l’ombre machiavéliques, perdants à l’émouvante tristesse. Parmi eux, Jacobo Árbenz Guzmán, que nous retrouvons tantôt en exercice et tantôt en exil itinérant, revenant alors sur son échec et ayant perdu toute raison de ne plus s’adonner à son penchant pour l’alcool ; le Colonel Carlos Castillo Armas -Face de Hache pour les intimes-, individu médiocre et souffreteux mais opportuniste et sans scrupule, préparant son putsch avec l’aide des Etats-Unis ou à la tête d’une dictature militaire au service d’une poignée de grands propriétaires rapaces et d’une grande entreprise américaine ; John Emil Peurifoy, ambassadeur américain du Guatemala au physique d’ orang-outang, qui a gagné son surnom de Boucher de la Grèce en propulsant une junte militaire à la tête du pays où il était alors en poste… On y côtoie également un duo -Enrique et le Dominicain- dont les intentions sont d’abord obscures mais qui visiblement prépare un coup, devisant en attendant sur l’art chinois de la torture tout en buvant du rhum au comptoir d’un bordel. On y retrouve aussi le dictateur dominicain Trujillo et son fidèle homme de main Johnny Abbes García.
Et pas besoin de "chercher la femme", elle est bien là. Comme quasiment tous les acteurs de cette affaire qui pourrait passer pour une farce si elle n’était pas si tragique, elle a un surnom. Derrière "Miss Guatemala", se cache la piquante et tenace Marta Borrero. Cette fille d’avocat reniée par son père après être tombée enceinte d’un ami de ce dernier, contrainte de se marier avec lui, a rapidement quitté, en catimini, époux et enfant. En devenant la maîtresse du dictateur Carlos Castillo Armas -et selon certains la véritable dirigeante du pays-, elle provoquera une quasi guerre civile au sein des proches du pouvoir, ses partisans s’opposant férocement à ceux de l’épouse officielle Olivia Palomo.
Je l'ai très peu lu et il y a longtemps depuis les années 90, alors à présent il faudrait redécouvrir son oeuvre entière. Par contre je n'ai jamais lu celui-ci ni les deux autres titres que tu proposes sur ton blog. Merci pour ta chronique
RépondreSupprimerTu peux te joindre à nous pour la LC du 31 juillet, c'est l'occasion rêvée !
SupprimerJe risque fort de mettre mon blog en pause à cette date...cette année je suis très sollicitée en mode mamie. Je ne m'en plains pas mais je suis moins libre de faire comme je veux d'une part et je ne veux pas publier sur le blog si je ne peux pas rendre visite aux autres...mais je vais réfléchir.
SupprimerC'est bien aussi de jouer les mamie ! Et puis après tout, tu pourras toujours lire Vargas Llosa plus tard aussi...
SupprimerJ'ai peur de "l'aspect chaotique, qui déstabilise" mais ton billet donne envie de lire ce roman. Le sujet et le cadre sont intéressants. Je crois que je n'ai jamais lu Mario Vargas Llosa.
RépondreSupprimerLe fond est même passionnant, mais c'est un texte qui demande un peu d'effort... On entrevoit progressivement la structure globale, et le rôle de chacun, mais il m'a fallu un peu de temps pour comprendre qu'on y passe en permanence d'une période à une autre, sans ordre logique... tu seras des nôtres le 31 juillet ?
SupprimerNe connaissant pas trop l'Histoire, je crain d'être perdue;;.
RépondreSupprimerL'Histoire est finalement succincte, et ressemble à celle de tous les pays d'Amérique du Sud à cette période : les Etats-Unis, en plaçant à la tête du pays un dictateur fantoche qui leur est redevable de son accession au pouvoir, exercent leur mainmise économique, sous prétexte de combattre le communisme. C'est plus les détails de la manière dont c'est fait, qui est au départ un peu difficile à comprendre, parce que le récit part dans plusieurs directions, et fracasse la chronologie...
SupprimerAh mais oui Bernays, ce sale type, neveu de Freud ! C'est lui le grand théoricien de la manipulation des foules et de l'opinion publique pour que les gros soient plus gros et les riches plus riches !
RépondreSupprimerOui, c'est lui ! Je ne le connaissais pas avant ma lecture, mais quel sale type, oui... ceci dit, la plupart des acteurs de ce triste épisode le sont aussi...
SupprimerEncore un petit pays qui a eu le malheur d'avoir une richesse qui attire les convoitises. Pas besoin d'avoir du pétrole pour être exploité/colonisé/manipulé, les bananes font l'affaire aussi 😭.
RépondreSupprimerTout est bon, tant que ça rapporte... mais ce qui est dingue ici, c'est qu'on renverse un président démocratiquement élu et plein de bonnes intentions au profit d'un industriel qui refuse d'assurer des conditions de travail juste normales à ses employés...
Supprimerun sujet qui rappelle que les Etats-Unis n'ont pas eu d'Empire mais ont déstabilisé tout autant de pays par tous moyens pour leurs propres intérêts. Je le note pour mon beau-père dont le sujet lui plaira
RépondreSupprimerL'ingérence Etatsunienne en Amérique du Sud et Centrale a fait des ravages dont cette région du monde paie encore les conséquences.. et ce n'est pas pour rien que des milliers de candidats à l'émigration se présentent aux portes du géant américain...
SupprimerLu il y a très longtemps et bien oublié mais gardé l'impression que c'était bien complexe, pour ne pas dire embrouillé.
RépondreSupprimerOui, c'est incontestablement déstructuré, et il m'a fallu un moment pour lier les différents éléments de l'intrigue, mais cela rets historiquement passionnant.
SupprimerLivre que j’ai abandonné, déstabilisée par le début, alors que j’ai lu La fête au bouc, et d’autres de ses romans. Le hasard fait que je lis un « vieux » roman de RJ Ellory dont certains personnages sont des anciens de la CIA acteurs d’interventions en Amérique Centrale, c’est glaçant.
RépondreSupprimerBrigitte
Je comprends, parce que j'ai hésité, à un moment, à jeter l'éponge.. heureusement, les différentes pièces du puzzle ont fini par s'assembler... et ce roman d'Ellory ne serait pas Les anonymes ?
SupprimerOui, c’est bien ce roman, publié en 2010 chez Sonatine
Supprimerla fête au bouc est un livre qui m'a beaucoup marqué .
RépondreSupprimerIl m'a marquée aussi, mais je lui ai encore préféré Le rêve du Celte, qui est formidable..
SupprimerLes Etats-Unis n'ont pas attendu Trump pour être malfaisants avec pour seul objectif toujours plus d'argent. Quand je pense qu'on n'a pas cessé de nous les montrer en exemple ! Ceci dit, je pense que je ferai partie des lectrices un peu trop perdus par la narration, il me faut plus simple maintenant (l'âge !!)
RépondreSupprimerTon commentaire me fait sourire, parce que chez mes parents, les Etats-Unis n'étaient pas vraiment montré en exemple (le Coca, Barbie n'étaient pas tolérés à la maison, et mon père râlait en entendant le générique du dessin animé Tom Sawyer, qui prétendait que l'Amérique c'est la liberté !)... et on avait intérêt à savoir qui étaient Allende ou Guevara !
SupprimerAvec cet auteur, j'y vais en pointillé : je ne sais jamais si je serai conquise ou déçue.
RépondreSupprimerJe n'ai lu que trois de ses titres, et ai été complètement emballée par les 2 premiers.. si celui-là m'a moins convaincue, je n'en regrette pas la lecture pour autant, car je l'ai trouvé très instructif, entre autres.
SupprimerPS : j'essaie désespérément de laisser des commentaires sur ton blog depuis 3/4 jours, sans y parvenir...
Intéressant ! Suis nulle parce que je n'ai lu qu'un seul titre de l'auteur (apprécié : Qui a tué Palomino Molero?)
RépondreSupprimerSi tu te sens coupable de n'avoir lu qu'un seul de ses titres (culpabilité ceci dit parfaitement injustifiée...), je t'invite à te joindre à la LC du 31 juillet ! Et je note le titre que tu cites, dont je n'avais jamais entendu parler..
SupprimerJe cherche encore quel titre choisir pour la Lecture Commune du 31 juillet. Celui-ci me tente bien finalement.
RépondreSupprimerL'avantage, c'est que tu sais plus ou moins à quoi t'attendre... j'ai écouté récemment une émission sur France Culture évoquant un autre de ses titres, "Conversation à La Catedral”, qui est très tentant aussi (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-book-club/relire-un-classique-de-mario-vargas-llosa-conversation-a-la-catedral-2948856). Mais j'ai déjà acheté Tante Julia et le scribouillard pour la LC.. Peu importe, cela ne m'empêchera pas d'en lire d'autres ensuite.
SupprimerConversation à la catedral m'a l'air difficile à trouver. La tante Julia est génial! J'ai adoré ce roman. J'espère que tu auras le même coup de cœur.
SupprimerConversation à la catedral peut être commandé en librairie, mais au prix prohibitif de 27 euros !! Bon, je regarderai s'il est à ma médiathèque, mais la bibliographie de l'auteur laisse de multiples alternatives..
SupprimerJe n'ai pas assez de concentration en ce moment pour me lancer dans un roman "chaotique". Pus tard peut-être...
RépondreSupprimerSinon, l'œuvre très vaste de l'auteur permet aussi de le lire avec d'autres titres, plus "linéaires"..
SupprimerJe participerai bien sûr à la lecture commune du 31 juillet. C'est un auteur que je n'ai encore jamais lu.
RépondreSupprimerJ'ai oublié de signer : Anne-yes
RépondreSupprimerJ'avais bien retenu ta participation..
SupprimerParce qu'en plus, c'est vrai, cette histoire de bananes ? En lisant ta note, je pensais que c'était une farce, type métaphorique ... Mais non, au vu des commentaires !
RépondreSupprimerEvidemment, rien ne vaudra jamais La griffe du chien, mais les Anonymes, j'avais bien aimé aussi.
Oui, c'est vrai, c'est ça qui est dingue... et très triste aussi, mais c'est un épisode qui ne pouvait que tenter un écrivain comme Vargas Llosa, et une lectrice comme moi, passionnée par l'histoire sud-américaine du XXème siècle...
SupprimerAh, et La griffe du chien est indétrônable oui, nous sommes bien d'accord...
Le côté chaotique que tu signales me freine pas mal.. si je le vois en bibli, je le feuilletterai histoire de me faire mon idée. Parce que l'aspect historique est passionnant, bien entendu.
RépondreSupprimerJe ne sais pas si tu as déjà lu l'auteur, mais il a aussi écrit des romans tout aussi passionnants d'un point de vue historique, et bien mieux construits...
SupprimerMerci pour ta participation ! Je n'ai jamais trouvé le temps de lire cet auteur, même pendant le mois espagnol, c'est dire.
RépondreSupprimerNous organisons une LC à l'occasion de sa disparition le 31 juillet, si cela te dis.
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