"La tante Julia et le scribouillard" - Mario Vargas Llosa

"(…) les livres sortaient de cette petite tête obstinée et de ces mains infatigables, l'un après l'autre, à la mesure adéquate, comme des chapelets de saucisses d'une machine."

Varguitas, narrateur et double de l’auteur, revient sur une période de sa jeunesse. 

Nous sommes dans les années 1950, et il étudie alors le droit, sans grande conviction mais avec résignation (se soumettant au souhait de sa "cancéreuse famille"), à l’université de Lima (lui aurait préféré devenir écrivain). Pour arrondir ses fins de mois, il rédige et diffuse les actualités à l’antenne de Radio Panama, des bulletins d’une minute chaque heure, ce qui lui laisse le temps de suivre ses cours à la fac, mais aussi et surtout de traîner dans les couloirs de Radio Central, dont son patron est également propriétaire.

Autant Radio Panama, snob et cosmopolite, se veut moderne en diffusant essentiellement du jazz et du rock, autant Radio Central est plébéienne, voire populacière. On y passe des programmes simples, beaucoup de musique péruvienne et andine, et des feuilletons. Véritable institution, ces derniers procurent huit heures par jour à un public assidu le double frisson du suspense et de l’émotion, enchainant adultères et suicides, crimes et passions… Lorsque Varguitas assiste à leur diffusion, il s’amuse entre autres du décalage entre l’allure piteuse et famélique de leurs "acteurs" et leurs voix, qui font naître dans l’imagination des auditeurs des personnages éminemment romanesques.

C’est à ce moment de sa vie que le narrateur fait deux rencontres qui vont le marquer durablement.

La tante Julia, fraichement divorcée, a, pour se remettre de cette séparation, quitté la Bolivie pour s’installer à Lima. Hébergé par l’une de ses sœurs, notre héros est amené à côtoyer cette scandaleuse trentenaire que d’emblée il déteste, parce qu’elle le prend pour un gamin. Puis il est peu à peu séduit par le charme de cette femme solaire et désirable, dotée d’un sacré caractère et d’un solide sens de la répartie, capable de rester gracieuse tout en racontant des grossièretés. Julia et son neveu entament un jeu chaste, d’échanges mordants en séances de cinéma, avant d’entretenir une liaison que tous deux savent sans avenir.

Voilà pour la tante.

Le scribouillard, c’est Pedro Camacho. Lui aussi arrive de Bolivie, recruté par Radio Central qu’a lâché son fournisseur historique de feuilletons. L’homme est un véritable phénomène radiophonique, dont la renommée a franchi la frontière. Il confirme le constat, évoqué ci-dessus, du héros : difficile d’imaginer qu’une voix aussi ferme et mélodieuse sorte d’un individu si maigre et si petit… Varguitas est aussitôt fasciné par son austérité, cet air à la fois insolite et solennel qu’il arbore en permanence. Pedro n’a aucun humour, et c’est un bourreau de travail, qui consacre sa vie à son obsession feuilletonesque, écrivant quasiment jour et nuit. Ses productions font fureur… Histoires d’incestes et de scandales divers, de traumatismes intimes, elles ont comme points communs de mettre systématiquement en avant un héros ou une héroïne respectable et consciencieux -docteur, sergent de police, représentant de commerce, professeur…- arborant la cinquantaine fringante, un large front et un nez aquilin, et de saisir la moindre occasion de médire des Argentins, pour lesquels Pedro éprouve une haine aussi violente qu’inexplicable. Le Pérou devient accro de ses feuilletons, dont même "le Général" (le Président) ne loupe pas un épisode…

Le lecteur suit avec tout autant d’impatience les rebondissements aussi rocambolesques que tragiques nés de la féconde imagination du bolivien, le récit du narrateur étant régulièrement entrecoupé de la transcription des premiers chapitres de ses intrigues, que conclue un twist propre à mettre en haleine… 

Le roman suit en parallèle les relations, qui gagnent progressivement en intensité, du narrateur avec ces deux personnages.

Côté tante Julia, ce qui n’était qu’un flirt secret et sans lendemain se mue en une passion qui va contraindre à un moment ou un autre à affronter les foudres d’un clan familial pétri de puritanisme bourgeois… Quant à Pedro, il devient malgré lui l’initiateur d’un questionnement sur l’essence de la littérature. Echouant à écrire une nouvelle dont les versions successives finissent par de répétitifs hasards à la poubelle, ce dont, compte tenu de leur médiocrité, il ne s’émeut guère, Varguitas, avec son ambition à la hauteur d’un Borges, finit par se demander si cet homme, qui produit à la chaîne des histoires au goût douteux, ne serait pas l’exemple même du véritable écrivain. Celui qui s’attache les lecteurs et les fait vibrer… celui qui, obsédé par sa vocation, ne vit littéralement que pour écrire …

Que Mario se rassure, "La tante Julia et le scribouillard" est une réussite, qui attache et fait vibrer son lecteur. On rit beaucoup, aussi, à la lecture de ce texte énergique, inventif et virtuose, dont les personnages sont croqués avec autant de malice que de profondeur…


D’autres titres pour découvrir Mario Vargas LlosaLe rêve du Celte - La fête au Bouc - Temps sauvages

Une lecture commune proposée en hommage à l’auteur, décédé en avril de cette année. 

Commentaires

  1. Horreur, j'ai oublié de parler des Argentins !! Merci d'avoir initié cette LC qui m'a fait beaucoup de bien.

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    1. Et moi j'ai appelé le narrateur Mario au lieu de Varguitas (j'ai rectifié..) ! J'ai moi aussi pris beaucoup de plaisir à cette lecture.

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  2. Lu il y a longtemps ; il était incontournable à l'époque. Je me demande ce que j'en penserais aujourd'hui.

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  3. nathalie31.7.25

    J'avais bien aimé, je me souviens un peu de tout ce qui est raconté autour de ces feuilletons. Faudrait que je le relise d'ailleurs, parce que c'était vraiment agréable.

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    1. C'est visiblement un titre aussi réjouissant à la relecture qu'à sa découverte, si on en croit Sandrine et Keisha, cette dernière envisageant même de le relire une 3e fois, peut-être !!

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  4. Je n'ai lu que des romans plus récents de l'auteur, mais ne connais toujours pas cette "Tante Julia"... Il faudrait, pourtant, à te lire !

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    1. Oh oui, cette lecture a été un immense plaisir, on s'amuse beaucoup !!

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  5. Je l'ai lu il y a longtemps et si j'en garde un bon souvenir, je m'aperçois avec regret que j'ai beaucoup oublié l'histoire elle-même.

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    1. L'intrigue est finalement assez succincte, si on fait abstraction des bribes de feuilleton qui s'intercalent dans le récit principal.. c'est la manière dont elle est relatée qui fait le sel de ce texte très réjouissant.

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  6. Anonyme31.7.25

    Mon comm n’est pas pas passé je relance. J’ai emprunté le livre et il est resté sur ma table de chevet … tu me donnes envie de le l’ouvrir, vraiment ( Une Comète)

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    1. J'espère que tu peux prolonger l'emprunt :)... et sinon tant pis, garde-le quand même, ce serait dommage d'avoir été à deux doigts de le lire et de n'avoir pas concrétisé !

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  7. Oh la la , vous exagérez, je suis à deux doigts de le (re)relire!

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    1. Mais tu devrais nous remercier, plutôt !!

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  8. et de deux ! lâchement je m'étais dit que je le lirai peut être mais je ne l'avais pas mis dans mes listes et maintenant je me sens bien obligée !!!

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