"L’attrapeur d’oiseaux" - Pedro Cesarino
"Je suis bien conscient que le risque existe de devenir un spectre entre deux mondes, prisonnier entre deux branches d’un arbre dépourvu de racines".
Nous y suivons un narrateur dont la voix instille en nous le poids d’une lourde mélancolie, d’une lassitude liée à sa condition, devenue trop répétitive, d’éternel voyageur. L’homme est anthropologue, fasciné par les tribus amérindiennes vivant dans les territoires reculés de la forêt et avec lesquelles il se sent des affinités, notamment cette même tendance à la "dérivation vers d’autres mondes possibles".
Depuis longtemps il collecte leurs histoires, récits d’une mythologie mettant en scène humains et animaux au cœur d’une nature puissante et prodigue d’un symbolisme révélant une spiritualité profonde. Or, il lui reste "une histoire à écrire, qui ne lui laisse aucun répit". Pour la énième fois, il va tenter de recueillir ce mythe de "L’attrapeur d’oiseaux" qu’on n’a jamais voulu lui raconter, et qu’il pressent détenteur d’une signification existentielle primordiale.
Le voici donc de nouveau en partance sur le fleuve, accompagné d’autochtones qui lui sont proches, en direction du cœur de la forêt. La pirogue, surchargée, progresse au rythme lent du temps indien, on s’arrête pour chasser des pécari aperçus sur les berges ou pour faire une sieste à l’ombre d’une végétation luxuriante. Son corps, déjà fatigué par ses péripéties et rendu maussade par le manque de sexe, le trahit dès le début du voyage par une diarrhée qui l’affaiblit. Il semble ressentir avec une intensité inhabituelle l’environnement autour de lui, ses bruits, ses odeurs, ses couleurs. Son mauvais sommeil est à l’inverse habité de rêves aux contours imprécis, dans lesquels il entend la voix de proches dont il s’est éloigné, fuyant les attachements susceptibles de le sédentariser. De même, il ne s’est jamais résolu à rester avec les Indiens qu’il considère quasiment comme sa famille. Coincé entre deux mondes, il est ainsi, et nous avec, comme plongé dans une nébuleuse qui semble peu à peu altérer sa capacité à interpréter objectivement le comportement de ceux qui l’entourent.
Sa quête le confronte à un univers qu’il fréquente régulièrement mais dont il peine à appréhender certains codes, certains épisodes révélant le fossé qui sépare culture autochtone et mode de vie occidental, dont les Indiens subissent dramatiquement les conséquences. Expulsés de territoires où s’installent des vagues de blancs opportunistes, ils vivent à la merci des orpailleurs, des marchands de bois, éprouvant les ravages du mercure, de la cachaça, des viols et des assassinats.
Les visions émergeant des transes chamaniques ne s’y trompent pas, qui commencent à se parer d’une dimension apocalyptique, échos d’une dévastation environnementale dans laquelle se dessine la fin du monde.
Une lecture commune avec Claudialucia, A_girl_from_earth et Doudoumatous.
Tu as raison, on est frappé par la mélancolie de l'anthropologue qui fait écho au destin devenu précaire des autochtones. J'ai aimé ce court roman qui nous offre une immersion dans la culture des tribus amazoniennes. Il y a des passages assez savoureux. Par exemple lorsque l'anthropologue gaffe, après la mort du "Président", et que tout le monde doit se jeter par terre (selon la tradition) et y rester pendant des heures. Ses amis Amérindiens n'apprécient pas trop la boulette !
RépondreSupprimerOui, il y a en effet plusieurs passages humoristiques, et pas mal d'auto-dérision de la part du narrateur, que j'ai bien relevés, mais sans en parler dans mon billet, sans doute parce que c'est la dimension mélancolique qui l'a emporté en ce qui me concerne. Une question de moment, sans doute...
SupprimerMerci pour ta participation !
Ah je l'avais noté chez doudoumatou, mais les transes chamaniques me refroidissent (OK, je peux faire comme avec les rêves dans les romans, je saute le passage!)
RépondreSupprimerOui, tu peux, elles ne sont ni trop longues, ni trop récurrentes (et puis nous y assistons depuis l'œil extérieur du narrateur).
SupprimerJe vois que tu as été plus sensible à l'aspect mélancolie, maussaderie, qu'à l'auto dérision. Les deux existent , bien sûr, et Pedro Cesarino, bien qu'il se sente proche de sa famille adoptive et de ce peuple, semble dire que l'amitié est difficile en raison de l'incompréhension mutuelle. Ceci dit, est-ce que tu as vu comme moi la dimension fantastique quand il paraît s'incarner dans le personnage de l'attrapeur d'oiseaux ? Avec, bien sûr, ici encore, le côté ironique : voilà ce qui arrive à l'ethnologue trop curieux !
RépondreSupprimerOui, je l'ai noté aussi, et j'ai d'ailleurs bien aimé la fin pour cette raison, alors que certains pourraient la juger inachevée. Comme je l'écris ci-dessus en réponse à Doudoumatous (et sur ton blog), je crois que mon ressenti est le reflet de mon état d'esprit du moment. Et puis j'ai enchaîné 3 lectures d'affilée où il est question des dégâts infligés aux territoires de amérindiens, ça a dû finir par me plomber !
SupprimerOui, j'ai vu ! Toutes ces lectures ne sont pas réjouissantes. C'est le moins que l'on puisse dire. Et on l'impression que cela ne peut pas s'arrêter !
SupprimerJ'aurai encore un livre à commenter au début mars sur le mois latino-américain.
RépondreSupprimerChouette ! J'attends ton ultime billet avec impatience...
SupprimerVoilà je l'ai publié. C'est la conférence de Valladolid.
SupprimerVos avis sont assez contrastés pour que le roman, que j'avais repéré, continue à m'intriguer...
RépondreSupprimerJe crois qu'il pourrait te plaire. Il est un peu lent au début, mais nous plonge dans une ambiance très singulière.
Supprimer3e billet que je lis, je commence à me faire un idée plus précise de ce livre et tiens-toi bien : je suis partante !!
RépondreSupprimerJe n'aurai qu'un mot : victoire !!!
SupprimerJ'ai été aussi marquée par la mélancolie et la morosité du narrateur au début, mais heureusement que le ton a évolué vers davantage d'auto dérision, rendant l'approche du sujet plus humaine d'une certaine manière. C'était une lecture très intéressante et instructive en tout cas. Merci encore de m'avoir parlé de ce livre que je n'aurais vraisemblablement pas repéré autrement.^^
RépondreSupprimerMerci à toi d'avoir suivi ! Je vais continuer de suivre avec attention les auteurs proposés dans le cadre du Book trip brésilien...
SupprimerSi tu tombes par hasard sur d'autres romans brésiliens a priori intéressants, même sans intention de les lire cette année, n'hésite pas à m'en parler !^^
SupprimerJe n'hésiterai pas = tu en auras déjà un échantillon dans le récap du Mois latino !
SupprimerJ'ai lu l'avis de je lis je blogue, et j'ai noté le roman, ça a l'air passionnant !
RépondreSupprimerJe ne sais pas si je le qualifierais de "passionnant" : je ne me suis pas ennuyée, non, mais c'est plutôt un roman d'ambiance, au rythme assez lent... disons plutôt qu'il est envoûtant !
Supprimeravec tous vos billets sur ce thème je me conforte dans l'idée que cette littérature est trop fantastique pour moi.
RépondreSupprimerLà pour le coup, je confirme = ce n'est pas ce titre que je te conseillerais pour tenter une incursion en littérature sud-américaine. Mais je pense que Mario Vargas Llosa par exemple pourrait te plaire (aucune trace de fantastique dans Le rêve du Celte ou La fête au Bouc...). Et il y en a surement d'autres dans la liste des titres proposés par tous les lecteurs = je publie bientôt le bilan de l'édition 2023, tu pourras toujours y jeter un œil !!
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