LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Me voici" - Jonathan Safran Foer

"Il était un père pour ses garçons, un fils pour son père, un mari pour sa femme, un ami pour ses amis, mais qu'était-il pour lui-même?"

C'est à vrai dire une histoire banale : celle du délitement, avec l'usure de la routine, de ce qui faisait le ciment du couple et de la vie de famille...

... quand on réalise qu'on a délaissé, l'une après l'autre, ces petites attentions et ces habitudes en soi sans importance (la chanson entonnée par tous à un moment précis qu'on est les seuls à savoir identifier, l'école buissonnière autorisée à l'occasion du premier match de la saison de baseball...), mais qui rassurent sur la persistance de l'amour dont on est l'objet,

... quand les envies, les émotions que l'on tait, par pudeur -une pudeur nouvelle, injustifiée mais incontrôlable-, ou parce qu'on se fait une fausse idée de la maturité, deviennent plus nombreuses que celles que l'on partage,

... quand le fait d'être avec l'autre aliène notre propre vie intérieure, qu'on a l'impression de se perdre, et que plus on réalise que le temps est précieux, moins on en dispose ; que l'on aspire à toujours plus d'espace et de de silence,

... quand on ne dit plus ce que l'on pense, et qu'on ne pense pas ce que l'on dit, qu'on a fait le deuil des promesses mutuelles de sincérité, et qu'à force d'accumuler les maladresses, les mots mal choisis, les silences imposés, on s'installe, de manière inconsciente, dans la certitude permanente de subir un affront qu'il faudra bien un jour venger,

... quand à force de promiscuité domestique mais d'élargissement de la distance intime, de remplacements des rituels amoureux par des rituels domestiques, on désapprend à se connaître, 

... quand on dissimule derrière les tâches que l'on s'impose, liées à l'administration de la vie de famille, des blessures non identifiées mais présentes, des traumatismes en apparence anodins, mais qui peu à peu sapent les bases de la relation en entretenant la résignation, la rancune, le besoin d'auto défense, 

... quand, pour résumer, on éprouve le sentiment, latent mais permanent, de n'avoir pas trouvé le bonheur, sans savoir au juste où le chercher.

"L'intérieur de la vie devient beaucoup plus petit que son extérieur, ouvrant une cavité, un néant"

"Me voici" décortique les longs et douloureux moments de cette prise de conscience, quand le mal-être jusque-là trop profondément enfoui pour qu'on le reconnaisse émerge peu à peu. Une histoire donc banale... mais Jonathan Safran Foer est un écrivain BRILLANT (c'est le qualificatif qui m'est spontanément à l'esprit en refermant ce lourd volume), et vous le savez aussi bien que moi, ce n'est pas ce qui est raconté qui importe, mais comment ça l'est. Et ça l'est, en l’occurrence, avec une intelligence, un humour et une acuité qui rendent la lecture jouissive !

Alternance de joutes verbales au cours desquelles les héros rivalisent de finesse d'esprit, d'ironie, et de passages narratifs nous livrant les méandres des questionnements auxquels Jacob Bloch -le chef de famille-, rattrapé par sa propension à tout intellectualiser et ses excès de pusillanimité, perdu entre ses fantasmes et ses doutes, est en proie, "Me voici" est aussi le portrait d'une certaine Amérique, celle d'une classe bourgeoise autocentrée sur des préoccupations futiles, individuelles et matérialistes, dénuée d'idéal humaniste, qui à force de croire que procurer à l'autre sécurité et confort matériel c'est l'aimer, en oublie ce qu'est le simple don de soi.

Paradoxalement, l'une des plus grandes qualités de ce roman foisonnant en est aussi sa limite. A force d'être brillant, il en devient parfois clinquant, notamment lorsque l'auteur dote les enfants du couple Bloch d'une capacité au raisonnement et à la répartie peu crédible compte tenu de leur jeune âge (où alors c'est que mes propres enfants sont complètement débiles). Mais on lui pardonne facilement cette tendance à l'excès, qui est finalement l'occasion de nous livrer des dialogues féroces et percutants.

D'autres titres pour découvrir Jonathan Safran Foer :
Faut-il manger les animaux ?


Cette lecture me permet par ailleurs d'afficher une cinquième -et probablement dernière- participation au Pavé de l'été de Brize :

Commentaires

  1. Je n'ai rien lu de cet auteur mais le style brillant dont tu parles m'attire beaucoup évidemment :-)

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    1. Il n'est pas très prolifique, mais quel style ! Je te recommande vivement Extrêmement fort et incroyablement près, qui est génial...

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  2. Ça fait très longtemps que je n'ai pas lu cet auteur mais j'aime beaucoup son univers et son style. Ce roman-ci me tentait bien, les avis étaient tous très positifs.

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    1. Oh il est très bon, j'ai d'ailleurs du mal à imaginer qu'avec une telle plume, un Safran Foer puisse être vraiment mauvais ! J'ai tout de même lu quelques bémols à son sujet, notamment sur l'impression d'éparpillement que peut parfois donner l'intrigue, mais ce n'est pas un aspect qui m'a gênée...

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  3. Tu donnes envie de le découvrir. J'ai lu Faut-il manger les animaux qui m'a fait ouvrir les yeux sur l'élevage industriel, ses ignominies et ses dangers. Un des premiers, je crois, à avoir traité ce sujet dans un essai qui, de plus, est passionnant. Je l'ai lu en 2011.

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  4. j'ai eu très peur au début du roman, avec l'histoire du couple qui se délite, mais je me suis accrochée et j'ai adoré ce livre. Dense, foisonnant, mais comme tu le dis, vraiment brillant, plein d'humour et avec une plume qui fait mouche!

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    1. J'adore la plume de cet auteur (saluons aussi la traduction, parfaite...), je crois que même sa version de la recette des œufs au plat me passionnerait !

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  5. Quand j'ai lu ta présentation du roman, je me suis dit que le propos était sacrément plombant. Puis il y a eu ton commentaire sur ce que l'auteur fait de cette matière-là, donc je me suis dit "à voir" ... mais y'en a quand même pour 750 pages !!!

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    1. Oh mais tu peux aussi lire "Extrêmement fort et incroyablement près" pour le découvrir. Ceci dit, bien que plus court (je viens de vérifier : 512 pages en poche), il est peut-être un peu moins facile à lire, car sa construction narrative est plus complexe... mais bon, sinon, il est génial (c'est un des titres de mon TOP 100 !) Quant à celui-ci, j'ai cru au départ qu'il me faudrait beaucoup de temps pour le lire, et je l'ai finalement avalé en 5/6 jours !

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  6. Coucou Ingannmic. Il sort en poche cette fin de semaine. Et moi qui n'aime pas les briques, je suis joie d'avoir la perspective de lire Jonathan longtemps, longtemps. Je me réjouis de découvrir ce dernier roman.

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    1. Oui, je me souviens que tu avais beaucoup aimé "Extrêmement fort et incroyablement près", je crois que nous l'avions lu à peu près à la même période... j'ai vu qu'il sortait en poche ces jours-ci, mais je n'avais pas pu attendre, je l'avais acheté dès sa publication en France (ce qui est un peu stupide, puisque je ne l'ai lu que maintenant !)

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  7. Je n'ai jamais lu cet auteur mais là ça me tente bien , l'usure ... ça me parle :)

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    1. Safran Foer est pour moi un incontournable, malgré sa modeste bibliographie... on peut d'ailleurs comprendre qu'il ne soit pas très productif : des romans comme les siens ne peuvent pas s'écrire en deux tours de cuillère à pot !!

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  8. J'avais trouvé quelques défauts à Extrêmement fort mais je l'avais aimé. Il faudrait que je relise l'auteur.

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    1. Comment ça des défauts !? Je plaisante, mais j'ai aimé jusqu'à ses imperfections... j'espère que si tu lis celui-là, il te plaira autant qu'à moi (malgré ses défauts !)

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  9. je n'ai encore rien lu de l'auteur mais il me tente, je l'avais repéré, ta critique me donne encore plus envie de le lire!

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    1. J'espère qu'il te plaira, mais c'est un auteur à découvrir, vraiment..

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