LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"La Jeune Épouse" - Alessandro Baricco

"... harcelés comme nous l'étions par des maladies poétiques, nous étions des personnages orphelins de toute logique".

Pénétrer l'univers d'Alessandro Baricco est toujours un enchantement, provoqué notamment par les surprises que son inventivité nous fait découvrir tout au long de ses récits, et par la manière dont il divulgue peu à peu la complexité et la singularité de ses personnages, que leur discrétion ou leur apparente insignifiance ne nous avait pas de prime abord laissé soupçonner. Et plus vous progressez dans ses romans, plus vous êtes ferré, car en dévoilant d'étranges et poignants secrets, ou les liens insolites unissant ses héros, il révèle des toiles tissées de mystérieuses connexions, dont la dimension subtilement surnaturelle et poétique vous séduit doucement...

"La jeune épouse" se déroule en Italie, à une époque où les automobiles sont encore rares, mais peu importe les repères spatiaux ou temporels qui émaillent avec parcimonie l'intrigue. Le récit est en effet centré sur le microcosme formé par une poignée de personnages, pour la plupart membres de La Famille, que l'on dirait insoumis à toute influence extérieure. Eux-mêmes sont d'ailleurs innommés, désignés selon la place qu'ils occupent au sein du foyer -le Père, la Mère...-, mais même ces titres ne sont pas toujours l'exacte traduction de ce qu'ils sont. Un Fils peut être en réalité un frère, un Oncle un inconnu pourtant devenu indispensable à l'équilibre du clan... 

C'est dans ce microcosme qu'arrive, tout droit d'Argentine -mais peu importe là aussi, tout pays lointain ferait l'affaire- la Jeune Épouse, pour respecter la promesse faite trois ans auparavant au Fils de devenir sa femme. Seulement, le futur mari est absent, parti en Angleterre depuis de nombreux mois pour y développer les affaires familiales. Mais que la Jeune Épouse se rassure : les objets hétéroclites, et souvent très encombrants, qu'il envoie quotidiennement depuis Londres au domicile parental sont assurément un signe de son retour prochain. 

En attendant, elle découvre son nouveau foyer, ses rituels étranges, les hantises qui s'y transmettent de générations en générations -celle de la nuit dominant toutes les autres-, et les subterfuges, à la fois ridicules et émouvants, élaborés pour les affronter ou les supporter. Au sein de la Famille, obsédée par la nécessité de lutter contre sa vulnérabilité, règne une routine rigide, protocolaire, comme s'il était question d'organiser le monde pour contrer toute possibilité d'imprévu, d'ignorer la succession des jours pour viser à n'en vivre qu'un, parfait, répété à l'infini... le majordome Modesto, à son service depuis toujours, assure avec une savante discrétion la pérennité de cet implacable fonctionnement.

Cette dimension routinière est cependant colorée par la bizarrerie des protagonistes et de leurs habitudes, source de ravissement permanent pour le lecteur. La Jeune Épouse, d'abord spectatrice, contrainte de subir la rigueur et les tabous qui règnent dans son nouveau foyer, devient peu à peu la dépositaire de leurs secrets, s'initie avec certains d'entre aux à la sensualité, puis en arrive à vouloir briser l'inflexibilité de cette existence finalement dépourvue de toute liberté.

Créant une mise en abyme, intervient à intervalles réguliers la voix d'un narrateur écrivain, auteur du récit qui nous est donné à lire, la parole de ses personnages s'entremêlant parfois à la sienne, de manière quelque peu déconcertante, ce procédé se révélant, mine de rien, le prétexte à une réflexion très touchante sur le pouvoir de la création littéraire, et de l'imagination...

Un texte magique et en même temps troublant, car sous l'envoûtement provoqué par son humour fantasque et son étrange poésie, affleurent d'insondables détresses, et se devine la fragilité de l'équilibre entre folie et "normalité".


Les avis de Jérôme (un peu moins enthousiaste que le mien) et de Leiloona (emballée elle aussi).

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Commentaires

  1. De Barrico, je n'ai lu que Soie, je me souviens de l'écriture. ( et je me souviens avoir noté " Novecento " ). Je n'avais pas vu passer celui-ci.

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    1. Oh oui, il faut lire Novecento, un texte magnifique et marquant malgré sa brièveté. Mr Gwyn est aussi très beau.

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  2. idem pour moi je n'ai lu que "Soie" que j'avais bien aimé , j'ai "Novecento" qui m'attend aussi près de la table de nuit et que je remets toujours à plus tard... J'en profite pour noter les autres que tu conseilles :-)

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    1. Quelle chance d'avoir encore toutes ces pépites à découvrir. C'est un auteur dont l'univers est singulier et envoûtant...

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  3. En tout cas, merveilleuse chronique qui donne envie de l'acheter dare-dare !

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    1. Il ne faut pas en effet hésiter à foncer, d'autant plus qu'il est sorti en poche ! Bonne lecture, et merci pour la visite...

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  4. Très beau billet, miss. Je reste néanmoins sur le bord du chemin. Etre Barrico et moi, les affinités sont trop rares!

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    1. Ah, je peux comprendre que son univers ne fasse pas systématiquement l'adhésion. Personnellement je suis fan, et sans doute pas vraiment objective !

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  5. Je trouve que Baricco a fait bien mieux que ce texte mais je te rejoins pour dire que son univers m'enchante à chaque fois que je m'y plonge.

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    1. Comme je l'écris ci-dessus, je ne suis pas vraiment subjective avec Baricco, en général, je fonds dès les premières lignes...

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  6. J'avais beaucoup aimé soie mais j'ai abandonné novecento.... Je m'y remettrai peut-être ce que tu dis de son écriture me tente beauocup

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    1. Abandonné Novecento !? Mais comment est-ce possible !? Du coup, je ne suis pas sûre que tu adhères à l'univers de ses autres romans. Il me semble me souvenir que Soie est plus "terre à terre" que ses autres titres, mais le mieux est sans doute de tenter, en effet.

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  7. Merci des conseils ! Je verrai bien

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    1. Je lirai en tous cas ton avis avec beaucoup d'intérêt, si tu fais une nouvelle tentative !

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  8. J'avais plutôt aimé, le dispositif d'alternance des personnes me semble être une bonne idée. Ceci dit, il ne détrône pas Novecento dans mon coeur !

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    1. Ah, nous sommes d'accord ! Novecento reste à ce jour mon titre préféré ! Et comme toi, j'ai apprécié cet entremêlement des voix des personnages et du narrateur écrivain, qui ajoute une certaine densité à l’ensemble, comme si l'auteur juxtaposait ainsi plusieurs univers.

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  9. Aaaah Baricco ! Tu décris parfaitement ce qui fait son charme. Un titre qu'il me reste à découvrir mais je m'en réjouis d'avance. Les Baricco, je les savoure, j'aime savoir qu'il m'en reste à lire.:-)
    (noté pour la LC du 25/03 en passant, et il est possible que je sois en retard pour le Cixin Liu parce qu'en ce moment, je suis un peu débordée et trouve peu de temps pour me replonger dans son livre. Heureusement que j'avais bien avancé déjà la semaine dernière, mais dans le doute, je te préviens)

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    1. Comme toi, je suis une inconditionnelle de cet auteur, le prochain sera surement Smith et Wesson, lorsqu'il sortira en poche, et j'espère que cette Jeune épouse te procurera autant de plaisir qu'à moi.. Pour le Liu Cixin, pas de souci, on reportera si tu n'es pas prête. Je l'ai presque terminé (grâce à un déplacement qui m'a fait passer hier 3 heures en train...) et je ne sais pas comment j'aborderai mon billet, j'ai du mal à cerner ce que cette lecture provoque en moi.

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    2. Tu as presque terminé le livre en 3h ? Bon, comme ce weekend, c'est vraiment repos pour moi (enfin !), je vais peut-être pouvoir avancer et me rapprocher de la fin alors ! En tout cas, je n'ai pas du tout été freinée par un manque de motivation et c'est avec plaisir que je vais y replonger. Ce que tu en dis m'intrigue beaucoup là.

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    3. Je l'avais déjà bien entamé.. il est maintenant terminé. J'ai aimé, c'est sûr, puisqu'il me tardait de m'y replonger, mais j'ai trouvé qu'il nous plongeait dans un état un peu étrange, comme s'il parvenait à nous faire sentir une certaine distorsion du temps et de l'espace !

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    4. J'avance bien mais je doute de l'avoir fini pour le 15. Plus le temps de rédiger le billet au milieu des préparatifs des fêtes... Comptons large et disons billet le 27/12 ? J'essaie de rester sur 2018.^^

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  10. Ah Barrico. Cela fait trop longtemps et celui-ci me tente diablement !

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    1. Laisse-toi tenter, il en vaut la peine, je pense que tu ne seras pas déçue !

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