"La salle de bal" - Anna Hope
Un monde fou...
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Yorshire, 1911.
L'asile de Sharston est une institution moderne, avant-gardiste, qui fonctionne sur le mode de l'autosuffisance en gérant son propre troupeau, ses propres cultures de blé et de légumes... Deux cent employés travaillent dans ce complexe qui impressionne par l'allure de château de conte de fées que lui donnent sa silhouette à tourelles et son clocher de dix étages, ses interminables couloirs, et sa somptueuse salle de bal, où chaque vendredi, les heureux élus désignés parmi les pensionnaires peuvent danser au son de la musique que joue le petit orchestre constitué des quelques mélomanes que compte le personnel soignant. Ce sont d'ailleurs sans doute ses talents de musicien qui ont convaincu la direction de Sharston d'engager le docteur Charles Fuller.
L’établissement accueille des patients atteints de pathologies diverses, mais surtout beaucoup de malheureux victimes de traumatismes ou d'un système inique au sein duquel, pauvres ou femmes, ils occupent une position de faiblesse. Car c'est un temps où l'on qualifie encore d'hystériques celles qui manifestent leur rage ou leur angoisse d'une manière jugée trop excessive... Parmi elles, Ella Fay, qui à peine arrivée tente -en vain- de s'enfuir. Internée pour avoir cassé dans un accès de colère l'une des vitres de la filature où elle travaille depuis qu'elle est enfant, c'est une jeune femme que la pauvreté et le manque d'attention ont rendu fruste et méfiante, mais aussi pleine d'une énergie combative. Elle est surtout terrorisée à l'idée qu'on la croit vraiment folle et d'être obligée de rester dans ces lieux où elle estime n'être pas à sa place. Elle se rapproche assez vite de Clem, malgré le peu de points communs qui la lie a priori à cette femme cultivée, issue d'une famille bourgeoise, tenant constamment un livre à la main, et qui dissimule, en plus des cicatrices aux poignets que recouvrent ses perpétuelles longues manches, un mal-être profond.
Peu à peu Ella s'installe dans la routine de Sharston, dont les patientes sont gardées à l'intérieur, pendant que les hommes travaillent à l'extérieur, occupés dans les champs ou à creuser les tombes du cimetière attenant à l'asile. C'est le cas notamment de John Mulligan, catégorisé comme "chronique" (on dirait aujourd'hui dépressif), dont les raisons de l'internement sont évoquées par bribes -la perte d'un enfant, la frustration de n'avoir pas su tenir la promesse faite à un père défunt-, lui-même ne laissant jamais entrevoir la détresse que ces démons ont enfouie en lui. Ce patient trouble le docteur Charles Fuller, car sous son laconisme et sa rusticité d'homme solide, il semble abriter une sensibilité qui dément les préceptes alors en vogue, fondés sur l'idée d'un déterminisme génétique qui condamnerait les individus des classes inférieures à perpétuer de génération en génération, les tares associées à leur condition : délinquance, fainéantise, alcoolisme, stupidité...
Il faut dire que le praticien est passionné par le courant eugéniste qui secoue son époque : il a lu de nombreux écrits sur le sujet, a pris connaissance des deux écoles qui s'opposent concernant le "traitement" des pauvres chroniques, qui respectivement prônent la stérilisation (tacitement approuvée par le ministre en charge de la création des premières lois sociales du pays Winston Churchill), et la ségrégation. C'est cette dernière que souhaite dans un premier temps défendre Fuller, fort des constats qu'il a tirés de l'observation des patients de Sharston, et du potentiel qu'il a cru déceler chez certains d'entre eux, John Mulligan en tête, qui réagit à Schubert, et montre au travail une exceptionnelle endurance. Persuadé que la musique peut être le vecteur d'une amélioration de leur état, voire d'une guérison, il décide de faire de l'irlandais un exemple de rédemption pour étayer cette conviction qu'il a bien l'intention de soutenir auprès des plus hautes instances... Pour mener à bien ce projet, son patient doit dorénavant faire partie des candidats éligibles aux bals du vendredi soir. C'est là que John rencontre Ella, aperçue lors de sa tentative de fuite, le jour de son arrivée, dont il avait gardée l'image d'une jeune fille pas très jolie, mais d'une rafraîchissante sauvagerie...
Le docteur Fuller est, en somme, pétri de bonnes intentions ? Pas vraiment, car l'on comprend assez vite qu'il ne voit ses patients que comme des sujets d'étude, des moyens de parvenir à ses ambitions. Et lorsque ses propres démons le rattrapent, elles ne font pas long feu...
Comme je l’écrivais en préambule, "La salle de bal" est de ces textes qui vous séduisent et vous pénètrent doucement, Anna Hope prenant son temps pour tisser puis relier les différents fils de son intrigue. Elle nous ramène à une époque pas si lointaine -et vraiment révolue ?- où, pour réduire une pauvreté de plus en plus menaçante, à l'origine des grands mouvements sociaux qui secouent la société britannique de ce début de siècle, l'une des solutions envisagées consiste à éliminer les pauvres et les improductifs en les empêchant de se reproduire. La réponse de l'auteur est d'opposer aux théories défendues par ceux qui s'arrogent le droit de déterminer qui peut prétendre à l'existence, le portrait de ces hommes et de ces femmes qu'elle rend très attachants et surtout qu'elle montre, tout simplement, dans leur humanité.
J'ai eu le plaisir de faire cette lecture en commun avec Athalie : SON AVIS EST ICI.
Commentaires
Tu as vu que cette salle a vraiment existé ? En regardant les photos, je me suis dit qu'il avait là quelque chose de vraiment terrifiant
Je te rejoins totalement sur les personnages, ils sont tous intéressants et complexes, cela participe pour beaucoup à donner de la profondeur au roman, et je suis bien impatiente de lire Le chagrin des vivants !
Bon dimanche à toi aussi..