"Lèvres de pierre" - Nancy Huston
"Lèvres de pierre, lèvres de pierre, sourire radieux mais absent, bienveillant mais vide."
Lors d'un voyage au Cambodge en 2008, Nancy Huston est déroutée par la courtoisie, le calme et le sourire d'un peuple qui a par ailleurs "perpétré le pire auto-génocide de l'histoire humaine". La découverte de ce troublant paradoxe est suivie d'un sentiment non moins déconcertant, et qui la hante des années durant, celui d'être "concernée" par le Cambodge, et plus précisément par ce sombre pan de son histoire, comme s'il la sollicitait de l'approcher par l'écriture. Mais que pourrait bien avoir à dire une bobo occidentale sur ce petit pays de l'autre bout du monde, si différent, si méconnu ? Et puis, après avoir visionné des films sur l'époque -jugeant inutile de retourner dans un pays devenu autre, quatre décennies après la chute du régime khmer rouge- le sujet survient... L'auteure se sent des points communs avec Saloth Sâr, l'enfant puis l'adolescent qui deviendra Pol Pot. D'ailleurs, comme lui, elle peut se prévaloir d'un pseudonyme, Dorrit.
Résulte de cette trouvaille un récit clairement découpé en deux parties, la première consacrée au parcours du jeune Saloth Sâr, avant qu'il ne devienne un tristement célèbre dictateur, et la seconde à la jeunesse de Dorrit.
Elle approche son premier sujet par un "tu" qui dénote sa volonté d'instaurer une proximité, une familiarité avec ce personnage avec qui elle partage notamment d'être issue d'une nombreuse fratrie, d'avoir séjourné, durant ses années d'études, à Paris, et surtout d'avoir adopté comme attitude de défense face aux obstacles à son épanouissement personnel une façade de docilité souriante, dissimulant une rage destructrice. Par l'extrapolation, Nancy Huston sonde l'intime, devine à l'aune de sa propre expérience les mécanismes de protection mis en branle pour survivre.
C'est à neuf ans, lors d'une année passée en monastère que Saloth Sâr expérimente le refuge et la sérénité que procurent la rigueur des rituels et le silence, se dotant d'une impassibilité mutique qui le rend un peu effrayant aux yeux d'un entourage qui le méprise et le méconnaît. Envoyé, après un an passé au monastère, à l'école française, il se sent perdu, hermétique à cette langue et à cette histoire dont il ne comprend pas le sens. Mal à l'aise avec les autres, se faisant souvent humilier, il traverse néanmoins sa laborieuse scolarité avec un sempiternel sourire destiné à complaire, niant ses difficultés pour conserver l'attention d'un enseignant qui, en plus de lui apprendre le français, l'initie à des amours dont l'enfant ignore la nature perverse. Puis c'est le départ pour Paris, laissant derrière lui une fiancée qui l'attendra, la découverte du communisme auprès d'une jeunesse séduisante d'assurance idéologique.
Changement de pronom au moment du passage à la seconde moitié du récit, avec un "elle" qui cette fois permet la prise de distance, annihile toute auto-complaisance. A travers le témoignage d'une enfance aux côtés d'un père bohème, subvenant difficilement aux besoins de sa nombreuse famille, et d'une jeunesse marquée par un premier amour avec un professeur d'anglais, l'auteure évoque les expériences qui lui ont peu à peu fait prendre conscience de sa condition de femme, en butte au désir et à la domination des hommes. Réalisant l'injustice faite aux femmes par une société admettant naturellement leur soi-disant "infériorité" et leur assujettissement au pouvoir masculin, elle rejette violemment ce qu'elle a d'abord subi avec une naïveté docile, camouflant sous une apparence charmante une rage folle et intolérante, qui lui procure un violent mal-être, la menant à l'anorexie.
J'ai d'emblée été déroutée par la démarche de l'auteure (que j'affectionne particulièrement), et je ne l'ai pas vraiment comprise. La manière dont elle tisse les fils censés lier ses deux récits, traquant des points communs dont la pertinence ne m'a pas convaincue, m'a paru "fabriquée". J'ai pourtant pris du plaisir à cette lecture, grâce à l'écriture fluide et élégante, à la fois directe et profonde, de Nancy Huston, et parce qu'elle m'a permis d'en apprendre davantage sur ce Cambodge en effet méconnu. Mais disons que j'aurais préféré que chacune des parties de "Lèvres de pierre" fasse l'objet d'un roman distinct.
J'ai eu le plaisir de faire cette lecture en commun avec Jostein : son avis est ICI.
D'autres titres pour découvrir Nancy Huston :
... et aussi "Instrument des ténèbres", "Lignes de faille" et "Cantique des plaines", non chroniqués, mais fortement recommandés !
On se rejoint sur la conclusion. Le lien entre les deux personnages n’a rien d’évident mais le récit est passionnant. Merci pour cette lecture.
RépondreSupprimerNos avis se rejoignent en effet, comme ceux de nombreux blogueurs ayant chroniqué ce titre. La démarche de l'auteure en a laissé plus d'un perplexe ! Je ne sais pas si tu as vu mais je t'ai envoyé un message par le formulaire de contact de ton blog pour te signaler que suite à une problématique que je ne m'explique pas, les commentaires que je laisse sur certains blogs wordpress se classent dans les indésirables. J'ai posté un commentaire sur ton billet à propos du Huston, et comme je vois qu'il n'apparaît pas, je me dis qu'il est peut-être coincé lui aussi dans les indésirables...
SupprimerJ'ai Lignes de faille, Cantique des plaines et sans doute d'autres titres de Nancy Huston dans ma bibliothèque. Et pourtant, je ne l'ai jamais lue. Tous les ans, je me dis qu'il faut vraiment que je m'y mette, car elle semble traiter mes sujets de prédilection. Un comble!
RépondreSupprimerRien que les deux titres que tu cites sont excellents ! A lire, oui, de toute urgence !
Supprimerson style .. quelque chose ne passe pas avec elle - Jostein et toi avez eu la même conclusion : deux beaux récits qui auraient pu faire l'objet de deux livres différents.
RépondreSupprimerTu as essayé quel titre ? La particularité de cette auteure, c'est que d'un roman à l'autre, elle est capable de changer de genre et de style, et ce avec brio (enfin à mon avis !). Il n'y a qu'Infrarouge qui m'a déçue, je l'ai trouvé très caricatural.
SupprimerJamais lu cet auteur mais ce que tu dis de son écriture m'attire. JE note encore :-). Tu le conseilles pour une découverte de cet auteur ?
RépondreSupprimerNon, je te conseille plutôt de commencer avec Lignes de faille ou L'empreinte de l'ange, celui-ci est bine mais n'est pas le meilleur que j'ai lu. J'avais aussi beaucoup aimé Le club des Miracles Relatifs, mais il est assez particulier..
SupprimerEntre Nancy Huston et moi, ça ne passe pas. Y'a rien à faire! C'est comme si nous ne parlions pas la même langue! Et ça ne se soigne pas!
RépondreSupprimerDécidément, comment se fait-il qu'Electra et toi ayez une incompatibilité stylistique avec l'une des mes autrices préférées !!? Tu as essayé le ou lesquels ?
SupprimerJe n'ai pas lu celui-ci. J'aime beaucoup Nancy Huston.
RépondreSupprimerBonne journée.
Moi aussi, comme tu as pu le deviner ! Celui-ci n'est pas à mon avis son meilleur, comme je l'écris ci-dessus, mais il reste très intéressant. Et il me reste à la découvrir en tant qu'essayiste..
SupprimerBonne soirée et bon week-end à toi.
Pas tentée du tout par ce genre de démarche. J'ai un roman d'elle depuis des lustres dans ma PAL et je n'y touche pas. Je l'avais rencontrée à un salon du livre et trouvée très froide et distante.
RépondreSupprimerOui, j'admets qu'elle a un abord assez froid, elle donne l'impression d'être de ceux qui font primer l'intellect sur l'émotionnel, parfois avec excès.. quel titre as-tu sur ta PAL ? Parce qu'elle en a écrit de très très bons, quand même !
SupprimerJe n'en sais plus rien ! il me semble qu'il parlait de danse. Je manipule assez régulièrement ma PAL, je réalise que je ne l'ai pas vu depuis longtemps ; il va falloir que je regroupe tout ce que je n'ai pas lu, il y en a un peu partout ..
SupprimerÇa me rassure, j'égare assez souvent moi aussi des titres que j'étais persuadée d'avoir sur mes étagères ! Le titre que tu évoques, doit être "La virevolte", ou "Danse noire" (qui est, je crois, un essai) que je n'ai pas lus..
Supprimerj'ai peur de comparer avec "Avant la longue flamme rouge" de guillaume Sire
RépondreSupprimerje n'ai encore lu aucun des livres de l'auteure, un conseil à me donner?
Oui, Lignes de faille (en priorité !), L'empreinte de l'ange, Cantique des plaines. Et en effet, comme tu viens de lire un roman sur le Cambodge, je ne te conseille pas celui-là, qui risquerais de te laisser sur ta faim..
SupprimerC'est une auteure que j'aime beaucoup en général. Lignes de faille par exemple, est génial ! Mais celui-ci est moins bien passé, comme toi, je n'ai pas compris sa démarche.
RépondreSupprimerNous sommes d'accord sur Lignes de faille ! C'est un livre que j'ai beaucoup prêté et offert après l'avoir lu... j'avais lu ton billet sur ce titre, sur lequel je te rejoins aussi complètement..
SupprimerMais je la lirai tout de même encore, il me reste pas mal de ses titres à découvrir.
Le procédé ne m'a pas dérangé, et je garde un bon souvenir de cette lecture.
RépondreSupprimerTant mieux, Nancy Huston aura au moins su emmener une lectrice dans sa démarche (et sûrement d'autres aussi) ! Ceci dit, je garderai tout de même un bon souvenir de cette lecture aussi, grâce aux qualités de l'écriture.
SupprimerJ'avais énormément aimé mes premières lectures de l'auteur (dont l'immense "Lignes de faille"), mais mes dernières lectures ont été très décevantes (notamment un livre sur la maternité ou sa conception, j'ai déjà oublié). Je vais plutôt piocher dans ses écrits les plus anciens.
RépondreSupprimerC'est sans doute une bonne idée, j'ai moi-même été très déçue par Infrarouge parmi ses derniers titres. En revanche j'ai beaucoup aimé Le Club des Miracles Relatifs (plus récent qu'Infrarouge d'ailleurs), qui est très original, et très fort..
SupprimerJe me reconnais tout à fait dans l'introduction, j'ai aussi été au Cambodge, et j'ai été touchée par l'histoire du pays. Mais est-ce que ce récit "double" va me plaire ? Je ne sais pas trop...
RépondreSupprimerSi tu le lis parce qu'il parle du Cambodge, tu risques de rester sur ta faim...
Supprimeroui, c'est ce que je craignais...
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