LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Les accidents" - John Wray

"Après tout l’imagination est une forme de voyage, quoique balbutiante et incomplète. Et toute histoire est un acte de dérobade."

Quoi de mieux que d’entamer l’année avec la découverte d’une pépite méconnue, mêlant originalité et maîtrise, faisant confiance à l’intelligence du lecteur ?

"Les accidents" déroule sur plus d’un siècle l’histoire des Toula, lignée touchée d’une sorte de malédiction depuis la mort accidentelle, en 1903, de l’aïeul Ottokar. Saumurier à Znojmo, bourgade de Moravie célèbre pour ses cornichons, Ottokar revenait de chez sa maîtresse, bouchère dont il n’aimait pas que les fenchelwurst, lorsqu’il fut fauché par une des rares autos circulant alors dans l’Empire des Habsbourg. Un comble pour celui dont la plus grande passion était sa défiance envers l’ultra-modernité, dont la voiture sans cheval représentait le symbole… Dans sa poche, une partie des notes prises sur la dernière découverte en date de cet homme obsédé par la maîtrise du temps, notes énigmatiques et tronquées, mais révélant, du moins selon Waldemar et Kaspar, ses deux fils adolescents, le secret de l’immortalité. Dès lors, décrypter la formule incomplète et d’emblée incompréhensible devient une idée fixe se transmettant de génération en génération, la science devenant une religion familiale pratiquée au fil du temps avec plus ou moins de fantaisie, plus ou moins de malveillance...

L’histoire des Toula (devenus les Tolliver suite à l’émigration de l’un d’eux aux Etats-Unis) nous est contée par Waldy, l’arrière-petit fils d’Ottokar, qui en élabore un manuscrit à l’attention d’une mystérieuse Madame Haven, que l’on devine avoir été sa maîtresse. Il le fait depuis l’appartement new-yorkais de feues ses tantes, enfermé dans une sorte de labyrinthe composé d’un colossal entassement de papiers divers, et banni, selon ses dires, du flot du temps... Son récit nous emmène de la Vienne du début du XXème siècle aux milieux bobos du New-York contemporain, des camps d’extermination nazis aux arcanes d’une secte New Age fondée sur un obscur ouvrage S.F., entremêlant tragédies de l’Histoire et anecdotes, parcourant la palette des manifestations diverses de l’expression de la folie humaine, qu’elle soit inoffensive ou mène à la barbarie.

Ce faisant, nous croisons des personnages eux-mêmes souvent atypiques, voire complètement déjantés, membres de cette famille pour laquelle l’objectivité a toujours été un concept étranger voire carrément extraterrestre, ou proches et connaissances parfois aspirés, voire inspirés, par le tourbillon de cette folie transgénérationnelle.  Waldy lui-même laisse filtrer certains signes d’une démence que ne suffit pas à expliquer son existence ratée… derrière ce qu’il revendique comme la transcription de la chronique de l’histoire familiale, se révèle sa propre obsession pour le grand-oncle Waldemar dont il porte le prénom, célèbre pour avoir effectué de funestes expériences sur les prisonniers d’un camp de concentration. La rédaction de son manuscrit n’aurait-elle finalement pour seul but que d’exorciser cet homonyme qui le hante, en résolvant le mystère qui s’y rattache, lié à la gestapo, à la guerre, à la vitesse de la lumière et à un étrange jeu de cartes auquel plus personne ne s’intéresse ?... Avec ce personnage à la fois pathétique et touchant, dont la voix insuffle à la narration une tentative de prise de distance que contre une détresse sous-jacente mais prégnante, John Wray s’interroge sur le poids des héritages laissés par nos aïeux, et la responsabilité qui nous incombe quant aux fautes qu’ils ont commises.

Vous l’aurez sans doute compris, "Les accidents" est un texte profus et inventif, certes parfois exigeant (cependant jamais inabordable) mais aussi passionnant et drôle, et à la fois sombre et ludique. Pénétré de la hantise du passage du temps, il témoigne des subterfuges illusoires ou des méthodes pseudo-savantes pour le contrer ou en acquérir la maîtrise, questionnant au passage sur les dévoiements et les incessantes remises en cause des acquis scientifiques. L’intrigue elle-même, ponctuée d’ellipses temporelles, d’aller-retours entre passé et présent, de possibles bifurcations du destin, semble adapter son rythme et son déroulement à cette quête. 

A lire !

Commentaires

  1. Je n'ai pas entendu parler du tout de ce roman. A découvrir d'après ton billet.

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    1. Il a été très peu chroniqué sur les blogs (voire pas du tout..), John Wray n'étant guère connu chez nous. Je ne sais plus d'ailleurs où je l'avais noté, mais oui, à découvrir !

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  2. Las, ce machin, qui m'a l'air barré comme j'aime, n'est pas à la bibli. Mais je serai alertée!

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    1. C'est clair, il est pour toi ! J'espère que ta bibli se le procurera (mais il est de 2017, et je ne pense pas qu'il sortira en poche... j'ai eu la chance de tomber par hasard sur un exemplaire "bradé" chez Gibert)...

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  3. Mais ça a l'air très très bien cette affaire ! Je vais le noter.

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    1. Oui, c'est excellent, et je pense qu'il te plairait ... il est complexe sans être compliqué, dense mais parfaitement maîtrisé, déjanté et pourtant pertinent !!

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  4. Je répondais rien de mieux ;-) (Goran : https://deslivresetdesfilms.com)

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  5. trop .. too much for me ! mais quel enthousiasme ! et je n'en ai jamais entendu parler !

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    1. Je ne suis pas sûre en effet que ce genre de roman te convienne...

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  6. La couverture est hypnotique. Tu es très enthousiaste sur un livre dont je n'ai jamais entendu parler.

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    1. La couverture est en parfait accord avec le contenu... et oui, comme je l'écris ci-dessus en réponse à Aifelle, John Wray est complètement méconnu chez nous. A tort...

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  7. En effet, j'ai bien l'impression que tu as mis la main sur une petite pépite qui pourrait bien me plaire ! Je crois bien que c'est le premier titre que je note de l'année !

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    1. Oui, même réponse qu'à Keisha : il a tout pour te plaire... et je suis flattée d'être à l'origine de ta 1ère envie livresque de 2021 !!

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  8. Ouf... comme Electra, je pense que c'est too much for me.

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    1. Je pense aussi... à l'inverse, je suis toujours preneuse de ces récits un peu barrés, et qui sortent le lecteur de sa zone de confort...

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