"Le paradis des animaux" - David James Poissant
"C'est comme avoir un brelan servi au poker. On fait tapis, on étale son jeu, et on s'aperçoit qu'en réalité, on a juste une paire, et on se demande ensuite comment on a pu prendre un trois pour un huit."
Un homme apprend le décès de son père, avec lequel il avait perdu tout contact depuis des années. Il a lui-même un garçon qu’il élève seul. Accompagné d’un de ses amis -le narrateur- en froid avec son propre fils depuis qu’il a découvert et surtout mal accepté son homosexualité, il prend la route pour… pour quoi d’ailleurs ? On ne sait pas très bien. Simple curiosité à l’égard de l’endroit où son père a fini ses jours ? Comptes à régler ou volonté de pardon tardif envers ce père maltraitant ? Besoin d’exorciser la distance qui lui a jusque-là interdit de dire à son fils qu’il avait un grand-père ? Toujours est-il qu’avec ce texte riche sans être confus, l’auteur nous installe dans son univers, nous fait le spectateur ému et passionné des mécanismes psychologiques que complexifient les improbables associations du rejet et de l’affection, de la culpabilité et de la rancœur. Et il les colore, avec audace, de péripéties qui les rendent à la fois insolites et marquantes. Non content de nous faire partager les torturants questionnements de ses héros, il nous fait trembler face à l’imminence de la tempête qui rend leur voyage périlleux, et nous rend témoins du sauvetage d’un alligator, sans pour autant que cela nous paraisse incongru, l’auteur intégrant ce surprenant événement à son histoire avec un naturel qui sert son propos, tirant d’une manière générale profit de toute situation pour épaissir ses personnages, et donner une vraie consistance à ses récits.
L’évocation d’animaux lui permettra à plusieurs reprises de donner leur impulsion à ses intrigues, ou d’exhausser leur intensité dramatique.
Dans le deuxième texte, le narrateur a perdu le chat dont sa voisine lui a confié la garde. Un moyen comme un autre d’introduire sa rencontre avec une jeune fille à laquelle il manque un bras, qui lui rappelle cruellement son ex-compagne. Incapable de faire le deuil de leur séparation, il s’est exilé à Tucson, aux portes du désert de Sonora et ville frontière la plus chaude des Etats-Unis dans les deux sens du terme, guerre des gangs, viols et assassinats de migrants en faisant l’un des territoires les plus dangereux du pays. Le héros y vivote, exerçant sans talent un métier qui lui déplait, perpétuant ainsi une existence marquée par l’indécision et le manque d’ambition.
On croisera également des abeilles dans une nouvelle très réussie autour de la terrifiante obsession de la fin du monde qu’un jeune homme a hérité de ses parents, un loup au centre des hallucinations dont est victime un narrateur traumatisé par la mort de son frère, un chien prénommé James Dean, ou tout un troupeau de bisons, dans un texte où le couple adultérin que forment une femme et son cousin détermine le lieu de ses rendez-vous galants en fonction de la proximité d’animaux, satisfaisant ainsi les fantasmes inavoués de monsieur, excités par la présence de bêtes, et peu importe qu’elles soient pourvues de tentacules ou de fourrures.
Hormis cet éclectique bestiaire qui lui sert de fil rouge, la cohésion du recueil repose sur la singularité, voire la marginalité des personnages, que met en lumière une situation, dramatique ou anecdotique. David James Poissant nous offre ainsi une belle galerie de portraits de héros "hors des clous", inadaptés à une société qui prône une ambition et un esprit de compétition dont ils sont dénués, incompris par leur entourage qui les juge comme des minables, plombés d’une paresse existentielle qui les condamnent souvent à la solitude.
Certains paient toute leur vie le geste malheureux qu’ils n’ont pas su retenir ; d’autres regrettent les mots qu’ils n’ont pas su dire, le courage dont ils n’ont pas pu faire preuve. Ils portent ainsi comme une damnation le poids d'indépassables malentendus et du silence qui les a entérinés.
Un recueil, vous l’aurez compris, très réussi, et qui avec sa dernière nouvelle ferme la boucle en nous faisant retrouver le narrateur du premier texte, que l’on accompagne au cours d’un périple à la fois mouvementé et poignant.
Et le Mois de la Nouvelle, c'est toujours chez Marie-Claude et Electra !
Un mois réussi, dis donc!
RépondreSupprimerOui, très !
SupprimerAvec le mois des nouvelles on peut piocher des idées pour toute l'année ! Je suis plongée dans une trilogie de nouvelles qui me ravit actuellement "Et la guerre est finie" de Shmuel T. Meyer (prix Goncourt de la nouvelle 2021). Tu peux le noter pour la prochaine fois ;-)
RépondreSupprimerAh oui, je viens de regarder un peu sur internet, cela a l'air très bien, merci pour le conseil !
SupprimerEh ben dis donc... Je garde un souvenir mitigé de ce recueil. Je te lis, je retourne lire mon billet, et j'ai comme envie de le relire! Plusieurs scènes me reviennent, toutes fraîches. C'est y pas beau, ça? Presque magique.
RépondreSupprimerQue signifie "hors des clous"?
Je suis étonnée qu'il ne t'ait pas plu, dis donc ! Tu te souviens pourquoi (t'embêtes pas à me répondre, je vais aller lire ton billet, c'est plus simple !)
SupprimerEt "hors des clous", c'est "pas dans le moule", quelqu'un qui ne répond pas aux critères de ce que l'on considère comme "normal". J'ai essayé de trouver l'équivalent en québécois, sans succès...
le Caribou m'avait dit de m'en séparer, du coup ton avis m'a surpris ! et je ne l'ai plus .. LOL
SupprimerBah zut, c'est un des recueils de ce mois de mai que j'ai préférés ! Je l'avais noté suite à l'avis très enthousiaste de The Autist..
SupprimerUn recueil de nouvelles que j'avais beaucoup aimé ! Et qui n'est pas sans similitudes avec Courir au clair de lune avec un chien volé... pour l'ambiance, les personnages un peu marginaux, les animaux...
RépondreSupprimerComplètement d'accord, je me suis fait la même réflexion sur la similarité avec le recueil de Callan Wink. mais j'ai trouvé que les nouvelles de Poissant avaient souvent un petit "plus", une sorte de grain de folie qui donne à ses textes une vraie singularité.
SupprimerTrès très tentant ! Dis donc, c'était bonne pioche à chaque fois ton mois en nouvelles !
RépondreSupprimerOui, un très bon mois de mai, et je le termine demain avec un recueil de Damasio !
Supprimerc'est LE recueil de nouvelles qui m'a permis d'aimer véritablement le genre "nouvelles". Depuis je suis attentivement les nouvelles publiées dans la collection Terre d'Amérique. Un recueil que j'ai offert et offert...
RépondreSupprimerJe comprends, il m'a vraiment emballée aussi. Terres d'Amérique est une très bonne collection, j'avais d'ailleurs gagné à l'occasion d'un autre mois de la nouvelle une compilation de nouvelles de divers auteurs (dont une est issue de l'ouvrage de Poissant) que je n'ai toujours pas lue.
SupprimerVoilà qui pourrait m’intéresser. Il y a des situations qu’on ne peut pas toujours comprendre et peut-être que que cet auteur apporte son éclairage.
SupprimerEn plus Terres d’Amérique c’est une super collection.
Merci pour la découverte.
De rien, j'espère qu'il te plaira autant qu'à moi.
SupprimerJ'ai pris plein de notes, cela me motivera peut-être à participer au mois de la nouvelle en 2022 et découvrir encore plus cette collection "Terres d'Amérique" qui me plaît beaucoup mais il faut que j'arrive à convaincre la bibliothécaire d'investir car mon porte-monnaie commence à défaillir
RépondreSupprimerSinon, il y a les médiathèques (dirait Keisha !!) mais je suis comme toi, j'aime bien acheter mes livres...
SupprimerJe sens que l’an prochain je participerai au mois de mai consacré aux nouvelles, je n’arrête pas de noter des titres. Merci pour ces bonnes idées.
RépondreSupprimerC'est chouette, si nous t'avons donné envie. Les nouvelles ne sont pas un genre vers lequel je vais spontanément, mais à chaque édition de l'activité, je découvre quelques perles ! J'espère que ce sera aussi ton cas l'année prochaine.
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