"Et tu n’es pas revenu" - Marceline Loridan-Ivens
"Mon retour est synonyme de ton absence."
Sa fille, et en cela aussi il avait vu juste, a survécu,
malgré son frêle gabarit. Elle avait seize ans lors de son internement.
Cette réponse, qui ne parviendra jamais à son destinataire,
est d’abord un témoignage. Les épisodes de la vie au camp y sont exprimés de
manière factuelle, les souffrances conséquentes évoquées de façon détournées, le
miracle que représentent une tomate ou un oignon révélant par exemple l’ampleur
dévastatrice de la faim. Marceline, d’ailleurs, l’écrit : là-bas,
contrairement à "dans la vraie vie", il fallait "geler de
l’intérieur pour ne pas mourir". Laisser venir le manque ou réveiller les
souvenirs tuent ; aussi l’esprit se contracte, le futur dure cinq minutes,
on perd la conscience de soi-même. La mort est trop omniprésente pour que l’on
s’en émeuve, même voir des enfants s’y rendre devient banal. Les faits
traduisent le reniement de leur humanité, la perte de leur individualité,
exception faite de la caractéristique que constitue une judéité qui ici aussi, relègue
les juifs au plus bas de l’échelle, derniers des sous-hommes.
Elle évoque ensuite cet autre enfer qu’est le retour. Dès qu’il
vient la chercher à la gare de Bollène son oncle, lui aussi rescapé d’Auschwitz,
la prévient : "ne raconte pas, ils ne comprennent rien". L’indicible
se heurte entre autres à l’impossibilité de comprendre d’une mère qui souhaite
surtout savoir si elle est toujours vierge et donc bonne à marier. Marceline n’a
pas la force de lui expliquer que là-bas, ils n’étaient plus ni hommes ni
femmes, mais des bêtes puantes. Avec son père seulement, des retrouvailles
auraient été possibles, elle aurait pu partager l’expérience du camp. Lui seul
aurait pu comprendre le traumatisme qu’elle a gardé à vie : le dégoût de
son corps marqué et son horreur de l’élasticité de la chair, sa terreur face
aux cheminées d’usines et aux quais de gares, son refus d’avoir des enfants…
"Notre famille, après toi, était devenue un endroit où
l’on appelait au secours mais personne, jamais, n’entendait."
Elle exprime également la culpabilité d’être celle qui est
revenue à la place d’un père qui aurait sans doute évité la dislocation familiale
qui a suivi ce retour, et le regret des conflits ainsi que des complicités qu’ils
n’auront jamais connus. Mais paradoxalement, elle en garde aussi une part
précieuse, des bouts de lui qui n’appartiennent qu’à elle, qui a eu le
privilège de connaître ses derniers pas, ses derniers mots, ses derniers
baisers. On devine, à travers les mots qu’elle lui adresse, sa relation
privilégiée avec ce père que leur mère avait laissé être avec ses filles la
tendresse et l’autorité, elle gardant surtout des attentions pour ses fils, se
montrant brusque avec Marceline et ses sœurs, qu’elle ne considérait que comme un
prolongement d’elle-même.
Elle décrit, enfin, la difficulté à continuer, une fois revenue
au monde. Elle qui là-bas n’a jamais renoncé à vivre, sera souvent débordée par
le désespoir, et fera plusieurs tentatives de suicide. Mais peu à peu, portée
par la nourriture intellectuelle de la joyeuse jeunesse germanopratine et par
les forces à mobiliser pour conquérir sa place en tant que femme, puis par l’amour
d’un homme et les combats à mener contre l’éternelle injustice, cette humaniste
pourtant dénuée de toute illusion sur la nature humaine et devenue défiante
envers toute idéologie, finira par trouver un sens à l’existence et même par
admettre, avoir connu quelques beaux jours tout de même…
C'est une participation aux "Lectures communes autour de l'Holocauste" organisées par Et si on bouquinait ? et Passage à l'Est.
Absolument incontournable, ce texte de Marceline L I. Comme ses autres livres aussi!
RépondreSupprimerJe la découvre avec ce texte, mais je reviendrai vers ses autres livres, c'est sûr !
SupprimerJe l'avais trouvé très émouvant.
RépondreSupprimerC'est vrai que je n'évoque pas dans mon billet mon ressenti à cette lecture, mais oui, c'est un texte sobre mais bouleversant..
SupprimerFaut que je le lise. C'est intéressant toute cette partie sur le retour, la suite, l'après, alors que souvent on se contente de lire un témoignage et de s'arrêter à la découverte du camp.
RépondreSupprimerTu as tout à fait raison, l'enfer des camps est suivi d'un autre enfer, dont il est plus rarement question. J'ai aussi lu pour l'édition 2022 de l'activité "Retour à Birkenau" de Ginette Kolinka, qui l'évoque aussi.
SupprimerUn grand souvenir de lecture!
RépondreSupprimerJe n'en doute pas, c'est en effet un texte fort, très émouvant.
SupprimerJe lirai également celui-ci, autrice incontournable, aussi pour cette partie sur le retour, comme le souligne Nathalie.
RépondreSupprimerOui, l'enfer ne s'arrête pas à la sortie du camp..
SupprimerJ'ai peur de redites par rapport à "ma vie Balagan" où elle évoquait déjà ces problèmes-là. Et je l'ai beaucoup entendue en interview et même rencontrée il y a peut-être une vingtaine d'années. Elle était venu échanger sur un film qu'elle avait réalisé. Quel tonus elle avait encore à l'époque ! Elle m'avait subjuguée. Une personnalité hors du commun.
RépondreSupprimerJe n'ai personnellement que ce titre d'elle, et j'ai vu aussi plusieurs interviews, c'est une femme qui suscitait autant de sympathie que d'admiration ..
SupprimerUn texte fort. C'était une femme exceptionnelle. Un élan vital incroyable, et tout cet amour qu'elle avait à donner....
RépondreSupprimerOui, elle était incroyable. J'ai lu après ce titre "Retour à Birkenau" de Ginette Kolinka, qui a eu à peu près le même parcours, et dont le texte est tout aussi bouleversant, mais dont la personnalité est plus réservée, discrète, d'une humilité très touchante.
SupprimerOh mais dis donc, ça a l'air passionnant et comme le dit Keisha, visiblement incontournable. Je ne connaissais pas.
RépondreSupprimerJe l'avais offert à mon conjoint il y a 2 ans avec d'autres titres sur le même thème en prévision d'une visite à Auschwitz (annulée pour cause Covid). Du coup, ils tombaient à point nommé pour les lectures de l'Holocauste !
SupprimerComme Nathalie et d'autres, je note beaucoup l'aspect "retour". Cette incompréhension - même au sein de la famille! - est si difficile à appréhender aujourd'hui.
RépondreSupprimerOui, ce sont des passages atterrants, très douloureux. On retrouve aussi cette difficulté à réapprendre à vivre après le retour dans l'œuvre de Georges Hyvernaud, qui n'a pas été interné en camp de concentration mais en camp de prisonniers en Allemagne. Il décrit très bien ce décalage entre le gouffre qu'a laissé en lui cette expérience et l'impossibilité de la rendre imaginable, décalage qui entretient d'autant plus la détresse..
SupprimerCa a l'air aussi intéressant que révoltant. J'ai l'impression que tous ces rescapés ont vécu la même double peine.
RépondreSupprimerOui, c'est ce qui ressort dans les 3 titres que j'ai lus pour cette activité autour de l'Holocauste. C'est d'ailleurs assez étrange de lire la détresse qui a hanté Marceline toute sa vie, lorsqu'on voit quelle femme énergique, combative et généreuse c'était...
Supprimerrécit riche en émotion que j'ai beaucoup aimé.
RépondreSupprimerMarcelline va rester à jamais dans ma mémoire avec sa chevelure flamboyante, son énergie :-)
Oui, c'est je crois l'image qu'elle a laissée à beaucoup d'entre nous. Une grande petite dame !
SupprimerLecture très émouvante, oui. Je me souviens d'un détail touchant que Marceline raconte à propos de Simone Veil qui volait les petites cuillers après le retour des camps, tellement elle avait été privée d'u simple couvert à Auschwitz...
RépondreSupprimerCet épisode m'a marquée aussi, de la même manière que celui que raconte Ginette Kolinka dans "Retour à Birkenau" (billet à venir), qui à son retour des camps, se levait la nuit pour aller finir tout ce qui était comestible dans la poubelle familiale...
SupprimerLe problématique du retour est moins souvent évoquée, et pourtant il est prégnant. J'ai travaillé durant quelques années avec une survivante de Birkenau. Aujourd'hui encore, elle raconte en rigolant que si le mur de ses toilettes n'est pas tapissé de rouleaux de papier toilette, elle s'angoisse ... C'est devenu une blague entre ses amis et elle et pendant le confinement, on lui en fait livrer tellement qu'elle en a encore dans le salon ... Mais d'autres souvenirs restent tabous, évidemment.
RépondreSupprimerJ'ai noté récemment "La trêve" de Primo Levi, sur ce sujet de "l'après". Il sera sans doute à mon programme de l'édition 2023 !
SupprimerOh que j'aimerais l'avoir sous la main, là, tout de suite ! Je vais travailler cette période avec mes 3e et insister, justement, sur cet "après" dont parle bien Semprun aussi... C'est fort, c'est sûr !
RépondreSupprimerC'est vrai qu'il s'inscrit parfaitement dans cette thématique, et que la forme le rend très accessible à tous, en même temps qu'elle rend le sujet d'autant plus poignant.
SupprimerJe suis très heureux que tu aies chroniqué ce livre qui reste pour moi un souvenir très fort de mes lectures de l'année passée : très émouvant et illustrant les difficultés du retour.
RépondreSupprimerEt je suis heureuse de l'avoir lu...
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