"Zouleikha ouvre les yeux" - Gouzel Iakhina
"La mort était omniprésente -plus rusée, plus intelligente et plus puissante que la stupide vie, qui perdait toujours le combat".
Ce sont des tatares, des paysans à la vie rude, dont le quotidien est rythmé par un incessant labeur. Zouleikha ne ménage pas sa peine, obéissant naturellement aux règles séculaires qui déterminent la place et les missions de chacun, s’oubliant. Sa seule transgression consiste à aller en catimini déposer des offrandes au cimetière pour assurer la paix aux quatre petites filles qu’elle a à peine eu le temps de connaître après leur avoir donné une vie trop brève. La conviction de l’omnipotence de Dieu se mêle à la crainte des êtres malfaisants et autres esprits des bois qui hantent notamment l’ourmane, l'épaisse forêt qui sert de refuge aux animaux sauvages.
La collision entre cette existence sans questionnement et la brutalité de l’Histoire va bouleverser le destin de Zouleikha.
Nous sommes dans les années 30. Les bolchéviques réquisitionnent régulièrement une grande part des récoltes des tatares, les affamant. Exprimant son refus de se laisser dépouiller une fois de trop, Mourtaza est abattu par le chef d’escouade Ignatov. Les autorités ont par ailleurs lancé un projet de déportations d’envergure, dont le but est de déplacer les koulaks, terme désignant au départ les fermiers possédant de la terre ou du bétail, qui avec l'avènement du régime soviétique devient synonyme "d'exploiteur et d'ennemi du peuple".
Après la mort de son époux, Zouleikha est emmenée avec d’autres membres de sa communauté. Dans un premier temps regroupés avec divers autres indésirables dans des prisons insalubres où ils subissent la faim, le froid et la promiscuité, ils sont ensuite envoyés dans les mêmes convois que les condamnés au bagne à destination des régions reculées de l’URSS. Le voyage est interminable, ponctué des changements de directions et des longs stationnements en gares liés à la désorganisation des autorités. Le convoi dont fait partie Zouleikha, placé sous la responsabilité de l’assassin de Mourtaza, échoue après six mois de transport et de tergiversations dans un no man’s land sibérien où les déportés, abandonnés avec leur commandant Ignatov, doivent assurer leur survie, privés de tous liens avec le "continent", censés consacrer leur temps, jour après jour, à honorer les quotas du plan économique.
La jeune femme a entretemps découvert qu’elle était enceinte.
Personne n’aurait parié sur la survie de cette fille minuscule, propulsée, seule, dans un monde inconnu et hostile dont elle ignore les codes. Elle y découvre, choquée, des femmes impudentes qui se découvrent la tête et osent s’exprimer devant les hommes. Sa propre pudeur est bafouée. Et pourtant, discrète mais vaillante, elle résiste et s’adapte, pour cet enfant qu’elle est pourtant sûre, comme les précédents, de ne pas garder longtemps. La terrible épreuve qu’elle subit lui permet de se révéler, d’acquérir une indépendance à laquelle elle ne songeait même pas, d’être responsable d’elle-même, de prendre ses propres décisions.
Quelle épopée !, que celle du roman de Gouzel Iakhina, qui s’est inspirée de la vie de sa grand-mère pour dresser ce beau portrait de femme, et évoquer le destin de ces dékoulakisés, comptant dans leurs rangs de nombreux paysans sans instruction ne comprenant rien aux discours idéologiques, mais aussi des intellectuels et des artistes considérés comme ennemis politiques.
D’une écriture sobre et quasi cinématographique, faisant naturellement naître des images, elle évoque la violence et l’injustice qui ont entraîné la mort de milliers de victimes, mais aussi la solidarité, le courage et l’humanité qu’ont démontré ceux qui ont su lutter contre la brutalité d’un système et l’hostilité d’un environnement naturel implacable. Jamais elle ne verse dans le manichéisme ou dans le sentimentalisme : elle raconte une histoire, évoque des événements et anime des personnages dont les actes suffisent à démontrer la complexité et que rien n’est jamais simple ni jamais acquis, à l’image de cette société stalinienne où un éminent personnage peut être déchu du jour au lendemain. Ainsi, le communiste intransigeant peut s’oublier pour sauver "ses koulaks", ou une paysanne fruste et inculte s’émanciper au fin fond de la taïga…
Un très beau moment de lecture.
Une lecture commune avec Aifelle et Nathalie, et une nouvelle participation au Mois de l'Europe de l'Est.
Commentaires
J'ai de mon côté lu un ouvrage de non fiction sur la répression stalinienne et sur les liens entre mémoire et actualité très intéressant.. ce n'est pas mon prochain billet mais le suivant.
Et oui, je suis d'accord : je n'ai même pas le temps de vider mes piles préparées pour mars que j'y ajoute déjà tous un tas de titres...
Et je crois que ce titre te plaira !
cette année j'ai fait moins de place à la Russie...
Vue la manière dont ma liste s'allonge ce sera pour le challenge 2024 hé hé !