LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Gagner la guerre" - Jean-Philippe Jaworski

"- Vu que le rade est plein de trèpe et de courants d'air, précisa-t-il, on va bagouler en jobelin pour jaspiner de nos flanches.
- Vous n'avez pas les fumerons de jaboter dans cette boutanche? observai-je en baissant le ton. C'est gavé de gnasses qui ont les loches qui traînent ; sans parler des floumes et des casseroles. Ça me fait taffer de dévider en plein entrépage.- Mordez le tableau ! rétorqua Dagarella d'un air dégagé. A la ronde, il n'y a que du lourd et du rupin. Même les grouillots, c'est de la pelure en souillarde. Ils entravent que dalle au jar. On peut jacter à l'aise ; ici-caille, c'est même plus loucedé que si on se ramarrait seulabres ou dans une matte.
- Je prends toujours de l'huile des friquets, grognai-je, mal à l'aise.
- Vous bilez pas ! rétorqua-t-il. Avec des cadors comme nosgnasses, si ça poque le cafard, on le retapissera en moins de jouge."*

Encore une belle découverte que je dois au Pavé de l’été, cette fois dans le registre fantasy.

"Gagner la guerre" est un roman qui happe d’emblée, grâce au ton singulier que lui confère la voix de son narrateur, Benvenuto Gesufal. Nous faisons la connaissance de ce dernier alors que, ravagé par un violent mal de mer, il vomit tripes et boyaux sur le navire qui l’emporte vers une mission délicate pour le compte du Podestat Leonide Ducatore, qui dirige l’assemblée à la tête de la République de Ciudalia. La République vient de remporter la guerre contre Ressine, fief du Chah Eurymaxas que le narrateur est chargé de rencontrer afin d’y négocier une paix favorable à son commanditaire, dont il est le maître-espion. 

… et c’est le point de départ d’une succession d’aventures et de déboires ponctués de manigances, de bagarres, d’assassinats, de tortures, de cavales, bref, de moult rebondissements qui font de "Gagner la guerre" un palpitant roman d’aventures. Entre autres. Car "Gagner la guerre" est aussi le foisonnant portrait d’un homme, dont la brutalité et la muflerie n’inspirent ni sympathie ni empathie, mais dont la personnalité atypique et la virtuosité langagière font de la lecture un véritable régal.

Homme de l’ombre et homme de main, Benvenuto Gesufal se retrouve au cœur des manœuvres politiciennes de son patron, et d’une lutte pour le pouvoir au sein de laquelle une vie ne vaut pas tripette. Familier de l’homme le plus puissant de la République, il est à la merci des revers que subit le podestat, qui doit alors le sacrifier pour sauvegarder ses propres intérêts, faisant de Benvenuto un exilé forcé et un pourchassé. Heureusement, le maître-espion a de la ressource. Ex-assassin émérite de la Guilde des Chuchoteurs où il a été initié au culte du secret, il a aussi officié dans les Phalanges, et son passé de truand lui vaut d’être bien plus à l’aise dans l’obscurité des tavernes louches ou la puanteur des quartiers d’abattoirs que sur le pont d’un navire.

"Pour faire carrière dans ma branche, il faut avoir le cœur aussi sensible qu’un clou de chevalet."

C’est par ailleurs un homme atrabilaire et solitaire, qui porte sur l’hypocrisie et la mesquinerie de ses semblables le regard blasé de qui est sans illusion sur les autres comme sur lui-même. Méfiant et taiseux, c’est en revanche avec faconde qu’il s’épanche dans la confession qu’il rédige dans un but qu’il ne nous dévoilera que dans son ultime partie, et qui représente une tâche si vaste qu'elle finit par le dépasser -il en a "plein les poulaines".

Dans un langage tantôt cru et tantôt presque lyrique, mélangeant argot, dialecte et tournures soutenues, maniant en permanence l’ironie et l’humour noir, il nous embarque de nobles demeures en bordels singeant le faste de palais décadents, nous fait pénétrer dans le labyrinthe de venelles obscurcies par leurs façades trop hautes et le linge à sécher, trébucher sur les aspérités de leur pavés inégaux, frissonner dans le dédale de leurs coupe-gorges ou l’atmosphère empuantie de leurs tripots. Sa ville chérie de Ciudalia -du moins ses quartiers populaires, où il navigue comme un poisson dans l’eau- en devient un personnage à part entière, grouillant, odorant, intensément vivant.

Nous côtoyons en sa compagnie des sénateurs et des saltimbanques, des princesses et des putains, un sinistre Rempailleur qui sème la terreur dans la forêt, mais aussi des elfes, des sorciers, et même le fantôme d’une fillette, car le monde dans lequel il évolue est poreux à la magie et aux sciences occultes. 

Un monde aux contours flous y compris concernant sa géographie et son époque, certes inspirée d’une Renaissance italienne que l’on aurait saupoudrée d’une pincée de surnaturel, mais dont certaines particularités -tel ce culte au Desséché qui fait office de religion- nous rappellent néanmoins le caractère inédit. Et pour la leçon d’Histoire il faudra repasser. Le récit de Benvenuto s’ancre dans le présent. S’il évoque quelques bribes de son passé, c’est toujours avec parcimonie, et même s’il finit par dévoiler quelques-uns de ses secrets, c’est parce qu’ils sont en lien avec les événements qu’il vit ou les rencontres qu’il fait. Aussi, son lecteur en saura très peu sur cette mystérieuse Guilde des Chuchoteurs ou restera dans l’ignorance totale quant à cette tout aussi mystérieuse Phalange… peut-être le seul et léger regret que m’amène à exprimer mon insatiable curiosité !



C'est donc un pavé : 981 pages dans l'édition de poche Folio SF


Petit Bac 2022, catégorie VERBE



*Je tiens à préciser que cet extrait n'est pas représentatif du style déployé tout au long du roman, qui est bien plus compréhensible ! Mais je trouve ce passage particulièrement savoureux..

Commentaires

  1. jamais rien lu de lui. Je note ce titre alors, qui a l'air très bien et qui devrait me plaire.
    Je vois que tu enchaînes les pavés cet été (ou alors tu les as lu tout au long de l'année et tu distilles tes billets !)
    nathalie

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    1. Je pense qu'il pourrait te convenir, en effet..
      Pour les pavés, je les ai lus entre fin mai et maintenant (il y aura d'autres billets à suivre), grâce à de l'avance sur d'autres lectures plus courtes..

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  2. Il est savoureux l'extrait c'est vrai ! mais tout un livre comme ça, je n'y arriverais pas. Je ne suis pas trop SF, mais on ne sait jamais, s'il croise ma route au bon moment.

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    1. Ah, mais c'est pour ça que j'ai précisé en bas de mon billet que tout le roman n'est pas écrit comme ça ! En fait, il s'agit là d'un court passage. Le reste est tout à fait à notre portée, mais tout de même savoureux. Par exemple :

      "Il faut les voir, les veuves aux voiles mités, les duègnes flageolantes et les commères pleurnichardes, qui se pressent au spectacle, bien contentes qu'il soit gratis, et pas avares sur le couplet lacrymal. On se croirait un jour de braderie, avec toute la vieillerie sur le pavé, triomphante et cagneuse, gonflée d'orgueil parce qu'elle se sent investie du deuil communautaire. Rien de tel qu'un mort dans sa boîte pour ranimer des ovaires fripés."

      Alors n'hésite pas, en effet, s'il croise ta route !

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  3. "C'est gavé de gnasses qui ont les loches qui traînent ; sans parler des floumes et des casseroles." On dirait du Audiard, version SF ... En tout cas, ça me fait rire ... Mais le registre fantasy, ce n'est pas pour moi ! Mais je vais l'offrir à fiston, grand fan de La horde du contrevent.

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    1. Ah ça devrait lui plaire, car j'ai souvent pensé à "La Horde" pendant ma lecture. L'histoire est totalement différente, mais l'écriture s'en rapproche parfois..

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  4. J'adore "toute la vieillerie sur le pavé" !!

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  5. Ecoute, ce roman appartient à un genre que j'évite ... sauf que, quelle écriture! quelle ambiance!!!! Franchement on en redemande, du Jaworski!!!
    Mon billet, avec plein de passages, pour les hésitants (mais quelle erreur, ne pas hésiter!)
    https://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2011/02/gagner-la-guerre.html

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    1. Nous sommes complètement d'accord !

      Et dis-moi, je n'accède plus à ton blog depuis hier je crois. Quelqu'un d'autre t'a signalé ce problème ?
      Sinon, il faut que je vois si j'y accède depuis mon PC perso = parfois le pro me bloque soudainement sur des blogs auxquels j'avais jusqu'alors accès, pour des raisons de sécurité...

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    2. Ah non on ne m'a rien dit, à ma connaissance. Parfois j'ai du mal avec canalblog, ou il y a peu Luocine, alors je tente plus tard.

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  6. Un roman magistral, et pas seulement parce que c'est un pavé.^^ Je garde encore un souvenir fort de son écriture remarquable.

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    1. J'avais oublié que tu l'avais lu, j'étais persuadée que tu t'étais arrêtée aux nouvelles (que je lirai pour prolonger le plaisir, comme tu l'écris dans ton billet). J'ajoute un lien vers ton billet.

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  7. Toujours pas vraiment tentée par ce roman et pourtant, ce n'est pas faute d'en avoir entendu parler ;) . J'ai l'impression que l'auteur se regarde un peu trop écrire, mais je crois que c'est un a priori que je devrais dépasser, moi qui apprécie les romans d'aventure.

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    1. Je pense qu'il te plairait. Le style est travaillé, mais cela ne se sent pas, on n'y "voit" pas la plume de l'auteur, on n'y "entend" que la voix du personnage..

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  8. Ce mélange au niveau du style pourrait me plaire, ainsi que le côté complètement fou de l'histoire. je crois qu'il me plairait .

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    1. Et c'est un excellent titre à lire en vacances : il est divertissant, mais bien loin d'être simpliste !

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    2. Je le retiens mais je vais d'abord lire Tous, sauf moi ! Enfin, je crois ! parce que, en vérité, je ne sais par lequel commencer ! Mais c'est bien d'avoir l'embarras du choix, on se sent riche !

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    3. Il me tarde de lire TES avis !

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