"L’enfant qui voulait disparaître" - Jason Mott
"Peut-être le monde extérieur a-t-il fini par m’atteindre. Peut-être que la douleur de l’autre est arrivée à percer mon armure coulée dans un acier de narcissisme et d’autocentrisme".
L’alternance entre le il du garçon et le je de l’amant débusqué est entretenue tout au long du roman, en une oscillation qui se fait bientôt osmose entre tragique et burlesque, fantasme et réalité.
L’enfant grandit, réalise que ses parents lui ont menti puisqu’il est impossible de devenir invisible, même s’ils l’exhortent encore à essayer, car c’est pour eux le seul moyen de le mettre à l’abri, notamment des brimades que lui vaut sa peau d’une noirceur quasi surnaturelle. Surnommé "Charbon" par ses camarades d’école, il subit quotidiennement moqueries et harcèlement.
L’adulte est quant à lui en tournée promotionnelle, suite à la parution de son roman "L’enfant qui voulait disparaître", qualifié par la critique de "livre d’enfer". Son auteur, qui fait la une des magazines, est devenu le "jeune romancier qui fait rêver l’Amérique". Le lecteur restera dans l’ignorance quant à l’intrigue de ce best-seller, et finira même par se demander si le narrateur lui-même en sait davantage : il parle de son livre sans entendre ni se souvenir de ce qu’il prononce, ignorant jusqu’au nom des villes dans lesquelles il fait étape au cours de sa tournée, qui se pare d’une dimension irréelle. Il semble même avoir oublié qu’il est noir, jusqu’à ce que quelqu’un lui en fasse la remarque. Est-ce dû à cette pathologie qu’il avoue bien volontiers, une imagination hyperactive qui lui provoque des sortes de rêves éveillés au cours desquels ne sait plus distinguer la réalité du fantasme ? Dès l’adolescence, il voyait ainsi "des dragons au crépuscule et des arcs-en-ciel à minuit", tenait des discussions avec son chien et avait des amis imaginaires. La psychiatre qui le suit soupçonne, à l’origine de ces rêves éveillés, un traumatisme non identifié.
Notre écrivain lui, les aborde avec une désarmante désinvolture, à la manière dont il semble mener sa vie, buvant plus que de raison, multipliant les aventures sans lendemain, faisant preuve en permanence d’un humour distancié mais sans complaisance dont il est l’une des cibles principales, décrivant les situations qu’il vit comme s’il se mettait en scène. C’est aussi de cette manière qu’il aborde l’apparition soudaine et sporadique, à ses côtés, d’un Gamin à la peau d’un noir si intense qu’il en est hypnotique, qu’il semble être le seul à voir.
Et les étrangetés liées à cette pathologie ne sont pas les seules à hanter le récit, dont l’intrigue est ponctuée de l’évocation d’événements que leur caractère obscur mais répétitif ramènent à l’état d’ellipses, ou d’images subliminales. Le héros croise à de nombreuses reprises des personnages qui lui demandent s’il a entendu parler de "ce gamin qui…", mais sont interrompus à chaque fois qu’ils tentent de répondre à ses demandes de précisions ; les informations captées comme par inadvertance aux abords de téléviseurs évoquent inlassablement des meurtres par balles ou des arrestations de noirs…
Ce roman m’a impressionnée. Il va là où on ne l’attend pas, déstabilise dans un premier temps par ses ruptures de ton et les contours flous d’une intrigue dont on ne comprend pas très bien où elle nous emmène. Puis s’y dessine, de manière de plus en plus prégnante au fil de la lecture, un sens, une direction, qui soudain devient tellement évidente qu’elle emplit tout le champ émotionnel du lecteur.
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