"Grâce et dénuement" - Alice Ferney
"Ce qu'on garde pour soi meurt, ce qu'on donne prend racine et se développe."
Ancienne infirmière devenue bibliothécaire, Esther pense que les livres sont aussi nécessaires à la vie que le gîte et le couvert. C'est une femme d’une vitalité fervente, aussi douce que courageuse. Lorsqu’elle se présente dans un camp de gens du voyage, ce n’est pas par pitié, mais avec un projet, celui de faire la lecture aux enfants. L’expérience est rendue possible parce qu’Esther est venue sans jugement, discrète mais tenace malgré la froideur de l’accueil à laquelle Angéline, la doyenne du clan, l’a laissée se heurter pour voir ce qu’elle avait dans le ventre.
Chaque mercredi elle leur apporte des livres dont elle raconte les histoires, séduisant sans peine ces gamins qui ne réclament jamais rien, n’ont jamais faim ni jamais soif si ce n’est de ses paroles. Ils n'ont pas les jouets que reçoivent d'ordinaire les enfants mais font un butin de tout ce qu'ils ramassent, et ils ont la liberté, vont et viennent comme bon leur semble, sautillant, courant sur les trottoirs et dans les caniveaux, bande débraillée qui connaît les environs autant qu'on les y redoute. La scolarité est, sinon inexistante, chaotique et difficile, parce qu’ils dorment mal, qu'ils ne sont pas sûrs de rester au même endroit, et sont l’objet d’un dégoût moqueur de la part des autres élèves.
La lecture se fait dehors aux beaux jours, puis entassés dans la petite automobile d’Esther, avant qu’on ne lui propose, après de longs mois, l’abri d’une caravane. La bibliothécaire ne pose jamais de questions, et découvre la vie de la communauté par fragments, la pudeur et la méfiance cédant peu à peu le pas aux confidences. Elle ferme les yeux sur ce dont elle peut être témoin, ne veut pas s'avouer que les enfants sont parfois maltraités.
Car c’est une vie rude, hantée par le désœuvrement et le rejet. Les hommes sont défaits de n’être tendus vers rien, de ce que personne n'attend rien d'eux. Ils se lèvent tard, parce qu'ils veillent et s'endorment difficilement. Pendant que les femmes aèrent la literie, replient les lits et cuisinent, ils bavardent, s'attardent à prendre le café pendant que les enfants jouent dehors. Puis ils traînent, commettent parfois de menus larcins, sauvegardant des apparences qui ne trompent personne, si ce n’est eux-mêmes. Ils regardent beaucoup les femmes, prisonniers d’un désir d’autant plus torturant que la promiscuité des caravanes, où s’entassent adultes et enfants, leur permet rarement de l’assouvir. Une promiscuité que les femmes utilisent comme prétexte pour se dérober, dès lors que la maternité calme leurs ardeurs. Car elles aussi sont fatiguées, peut-être moins détruites que leurs maris, parce qu'elles s’occupent des enfants, mais néanmoins plombées d’une usure morale, à l’idée que rien ne changera, qu'il leur reviendra toujours de s'inquiéter des petits, de se ronger pour les autres, prisonnières du mariage tzigane qui ne se rompt pas, et impose de supporter le mari comme il est. Une chance s’il ne la bat pas et que la belle-mère est gentille.
La belle-mère ici, c’est Angéline. Angéline, gardienne des valeurs et du passé, qui converse avec les esprits en jetant dans le feu, qu’elle passe des journées entières à regarder, des objets hétéroclites qui noircissent et fondent en répandant des fumées aux odeurs diverses. Qui connait par cœur chacun de ses quatre fils : Simon dont la brutalité voisine avec la folie, Lulu et sa force de taureau, Antonio, beau jeune homme volage et enfin Angelo, vieux garçon discret et d’une timidité maladive, qui vit encore dans la caravane de sa mère. Elle observe, lucide, ce petit monde qui orbite autour d’elle, intuitivement experte des mécanismes qui régissent les relations entre ses enfants et ses belles-filles – Milena, "bête velue noire et rapide comme une mouche", Nadia la douce ou encore Héléna la révoltée-, imposant son autorité et ses points de vue.
Malgré la dureté du quotidien, partout ils trouvent leurs marques, répètent les gestes de la débrouille : le ravitaillement sans argent, l'eau potable qu'il faut chercher à la pompe, les sources occasionnelles de revenus…
Et surtout, l’auteure dépasse la brutalité et la désespérance de ce quotidien pour en extirper cette "grâce" qu’évoque son titre, traque les espoirs, l’amour et les émotions -les joies comme les souffrances- qui se dissimulent dans les silences et les non-dits, rend hommage à la sincérité que leur confère leur approche brute, quasi organique, des choses. Il y a comme une inertie magnifique dans la fatalité dénuée d’amertume avec laquelle, ancrés dans le moment présent, ils acceptent les aléas de cette vie qui est irrémédiablement la leur, et dont ils aiment, en dépit de ses difficultés, la liberté.
Une autrice que je n'ai pas eu l'occasion de lire jusqu'à présent. Je ne sais pas si j'y arriverai un jour.
RépondreSupprimerC'était une découverte pour moi aussi..et pourquoi tu n'y arriverais pas (je crois en toi !) ?
SupprimerJ'ai tellement aimé ce roman , au point de le lire deux fois! Cependant, est-ce encore la même façon de vivre? Les roulottes ont cédé la place à des caravanes plus modernes. Cependant cette population est encore tenue à l'écart ou mal vue.
RépondreSupprimerIls ont déjà des caravanes dans le roman. Je ne sais pas à quelle époque il est censé se passer, mais je n'ai pas l'impression que ça ait beaucoup changé. Les relations sont en effet souvent compliquées avec ceux qu'ils appellent "les gadjés" (ou gadgés ?) et je sais de quoi je parle, il y a en ce moment même un camp improvisé juste à côté de chez moi... Le problème, c'est que les mairies sont souvent dans l'illégalité, en ne proposant pas d'espaces suffisants et correctement équipés pour les gens du voyage, qui du coup s'installent où ils peuvent. La scolarisation est toujours difficile, pour ceux qui ne sont pas sédentaires... Il y aurait beaucoup à faire pour assurer une meilleure cohabitation et assurer à ces populations des conditions de vie décentes...
SupprimerLe titre et l'illustration en couverture me font penser au roman de William Faulkner, "Le bruit et la fureur" en collection Folio. Je me demande si c'est un hasard ou une volonté de l'éditeur. En attendant, tu sembles avoir beaucoup apprécié ce roman. Je le note.
RépondreSupprimerJe trouve personnellement l'illustration un peu caricaturale.. mais c'est vrai pour la ressemblance avec Le bruit et la fureur, je n'avais pas fait le rapprochement !
SupprimerCette lecture m'a marquée. Où l'on comprend que le titre est parfait. Quelle densité, quelle profondeur dans ce récit, tout en nuance. Avec ton billet, je me rends compte que je m'étais promise de relire Alice Ferney, que ce projet est toujours en attente.
RépondreSupprimerOui, c'est une belle réussite, et j'ai beaucoup apprécié de me retrouver dans un environnement méconnu, et du coup dépaysant. Je relirai sans nulle doute cette auteure..
SupprimerJe crois que c'est le seul roman d'Alice Ferney qui entre dans ce thème (à moins que... Les Bourgeois ?... non, je plaisante !) c'est en tout cas mon roman préféré de l'autrice, lu il y a une bonne dizaine d'années, et que ton billet me remet très bien en mémoire.
RépondreSupprimerTu m'as bien fait rire (et je crois que les bourgeois me sont aussi méconnus que les gitans !)... et tu as des titres à me conseiller pour poursuivre ?
SupprimerHoula, je suis loin d'être une spécialiste de l'autrice... j'ai aimé Dans la guerre (mais pas Les autres). Je ne connais pas ses titres plus récents.
SupprimerJe retiens Dans la guerre, alors, merci du conseil !
SupprimerRavie de voir qu'il t'a séduite ! C'est avec ce roman que j'ai découvert cette auteure...
RépondreSupprimerJ'ai l'impression d'avoir été l'une des seules à ne pas l'avoir lu (mais c'est tant mieux) !
SupprimerHou la la, des années que je l'ai acheté, celui-là... Probablement l'un des plus anciens de ma PAL. Je ne sais pas pourquoi d'ailleurs... une impulsion, d'occasion... Par contre depuis, j'en ai lu deux autres de l'auteure, deux romans qui m'ont tout particulièrement passionné, ému... Le ventre de la fée - Le règne du vivant... Du coup, fort de ces deux belles et inoubliables expériences, je viendrai peut-être un jour à ouvrir Grâce et dénuement...
RépondreSupprimerAh merci pour les conseils, puisque je compte en effet poursuivre la découverte de cette auteure.. Et n'hésite pas pour celui-là, cela te permettrait en même temps de participer aux "Lectures (sur) les minorités" (je prêche pour ma paroisse !).
SupprimerQuel bijou ce roman, d'une beauté folle !
RépondreSupprimerEncore une lectrice conquise ! Il faut dire que ce roman le mérite..
SupprimerC'est un livre que j'ai lu il y a longtemps et que j'ai beaucoup aimé. Je te conseille aussi L'élégance des veuves. La conversation amoureuse a eu beaucoup de succès lors de sa parution mais j'ai moins aimé.
RépondreSupprimerMerci pour le conseil, je note précieusement !
SupprimerJ'avais tellement aimé ce livre! Un grand coup de cœur, mon préféré d'Alice Ferney!
RépondreSupprimerDaphné
Je vois qu'il fait l'unanimité, et pas de doute, il le mérite !
SupprimerUn grand souvenir de lecture aussi pour moi. De même que L'élégance des veuves et Dans la guerre, titres que d'autres t'ont déjà conseillés ;-)
RépondreSupprimerMais tu fais bien de confirmer, je les surligne !
SupprimerRécemment, je l'ai relu. Je l'ai à nouveau beaucoup aimé, le seul -à ce jour- lu de cette autrice. Je retournerai dans les commentaires voir ceux recommandés et les chercherai à la bibliothèque.
RépondreSupprimerJe me demande si Grâce et dénuement peut laisser indifférent.e tant les enfants sont attachants, semblent heureux malgré les conditions difficiles, les adultes aussi, Angéline, les belles-filles, celle qui part et celles qui restent, les fils aussi qui semblent peut-être les plus perdus car sans but et/ou sans occupation bien définie.
Bonjour Chantal et bienvenue ici,
SupprimerC'est vrai qu'Alice Ferney anime tout ce petit monde de manière à le rendre intensément touchant.
Je note ! J'avais bien aimé Les Bourgeois (mais rien à voir en terme de sujets en effet !)
RépondreSupprimerJ'aime bien varier les thématiques, donc pourquoi pas ?
SupprimerTrès belle lecture d’une autrice que je ne connaissais pas.
RépondreSupprimerOui une lecture qui parle des valeurs de famille, de solidarité au sein de cette communauté. La femme est vénérée même si elle ne peut s’échapper de ce clan.
C’est un roman qui ne réduit pas cette communauté à de simples clichés.
J’avais vu une expo sur un peintre, sculpteur Gabi Jimenez qui justement peint et défend ces communautés à travers des toiles d’art moderne,très colorées.
Oui, la grande force de ce roman est dans son absence de tout manichéisme, l'auteure dépeint avec justesse tous les aspects de la vie dans cette communauté, sans angélisme ni jugement.
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