"Ásta" - Jón Kalman Stefánsson
"Avons-nous un autre but dans la vie que de naître, de tousser deux ou trois fois, puis de mourir ?"
Un bond de trente ans en avant (quoique l’emploi, ici, d’un
adverbe de temps ne soit pas vraiment indiqué, comme on le verra par la suite)
montre Sigvaldi gisant sur un trottoir suite à sa chute d’un échafaudage ;
dans un état de semi-inconscience, son esprit divague et nous avec, faisant se
succéder les souvenirs d’enfance marqués par la douloureuse agonie de son père,
ceux de sa propre paternité ou de son parcours d’homme deux fois marié.
Puis Ásta écrit une lettre, qui sera suivie d’autres, à
celui qui l’a conquise trente ans auparavant, exprimant le désespoir et la
solitude provoqués par son départ. On la retrouve aussi à Vienne, alors étudiante,
suivant un traitement psychiatrique suite à une tentative de suicide, marquée
par la culpabilité d’avoir laissé sa petite fille à son père et à sa belle-mère,
ou suscitant la concupiscence d’un professeur d’université à l’haleine
nauséabonde. D’autres enjambées nous emmènent entre autres dans les fjords de
l’Ouest où l’adolescente "difficile" qu’est Ásta a été envoyée pour
l’été, pour travailler dans une ferme isolée sous l’égide d’un fermier rustre
et taiseux, dont la mère, Kristin, perd la boule.
C’est donc un roman à la narration vagabonde. Jón Kalman
Stefánsson y annihile la linéarité chronologique des existences, transcende les
notions de jeunesse ou de vieillesse, d’avant ou d’après, dans une volonté de
faire portrait en captant la densité intrinsèque et irréfragable des êtres,
refusant de hiérarchiser les événements qui participent du tout qu’ils constituent,
puisque comme il le souligne lui-même : "personne ne vit de manière
linéaire, ne perçoit le monde selon une logique chronologique, nous vivons tout
autant dans les événements passés que présents".
En entremêlant ainsi les étapes de vie de ses personnages, l’auteur
fait s’entrechoquer joies et traumatismes, ravale au même plan le bénin et l’existentiel
-la dérision et l’humour s’invitant dans la tragédie, l’anodin dans le drame-
et sublime la moindre des agitations de ses personnages.
"Cette planète serait-elle habitable si les pantalons
n’avaient pas de poches ?"
Les histoires s’imbriquent naturellement par le seul lien de
la narration, traversées par l’intime conviction de la vacuité d’existences
balayées dans le grand mouvement du monde et du temps, et pourtant, malgré
cette conscience, "on laisse les jours passer en oubliant de vivre la vie
qui nous est offerte". L’écriture, énergique, semble se faire le symbole d’une
fougue islandaise que le froid et les coups de vent incessants, et la
faible densité démographique rendraient indispensables : "on serait
mort d’ennui et de froid si on ne passait pas son temps à se quereller entre
voisins".
Fougueuses aussi sont Helga et Ásta, mémorables personnages féminins
autour desquels tourne le roman, femmes extraordinairement belles, impétueuses
et passionnées, comme habitées d’un trop plein de vie brimé par la banalité et
les compromissions qu’imposent le quotidien et la "normalité".
Un roman mélancolique mais aussi d’une grande vitalité, impeccablement construit, coloré d’une poésie et d’un humour aussi subtils que profonds qui parle de perte et d’amour(s), de filiation et d’abandon(s), de révolte et de capitulation…
"Mais il n’y a pas grand-chose à faire, si ce n’est rester debout. Ceux qui courbent l’échine ne voient pas l’horizon."
Quel beau roman ! Un grand écrivain, un immense écrivain que ce Jon Kalman Stefansson ! Ce n'est pourtant pas celui que j'ai préféré de ses romans.
RépondreSupprimerBonne journée.
J'ai été complètement emportée par la construction, les personnages, l'écriture... c'était une découverte, mais il est certain que je n'en ai pas fini avec l'auteur.
SupprimerEt quel est le roman que tu as préféré ?
La tristesse des anges. Magnifique. Une ode à la vie.
SupprimerHé bien je ne l'ai pas lu, va falloir, si vous vous y mettez à deux!
RépondreSupprimerTu m'en vois extrêmement surprise, car c'est un auteur qui circule pas mal sur les blogs... mais oui, il faut le lire, c'est du très très bon.
SupprimerJ'adore la citation "on serait mort d’ennui et de froid si on ne passait pas son temps à se quereller entre voisins" ! Sinon, j'ai prévu de lire un roman de Jón Kalman Stefánsson dans un avenir plus ou moins proche. Ta recension me conforte dans cette idée.
RépondreSupprimerEt j'en avais noté tout un tas d'autres aussi délicieuses mais il a fallu faire un choix.. (j'aime beaucoup aussi celles sur les poches de pantalon !). Et c'est en effet un auteur à découvrir, vraiment. Tu trouveras chez Nathalie bien plus de conseils qu'ici à son propos, elle en a lu quelques-uns...
SupprimerAh je suis contente que tu aies aimé ! Asta m'avait semblé particulièrement réussi, dans sa construction, l'entrecroisement des personnages, des temporalités, des événements heureux et malheureux.
RépondreSupprimerJe dois encore lire son dernier, que j'ai acheté, mais pas encore lu.
nathalie
Oui, fond et forme, tout y est parfait et parfaitement homogène... comme je l'ai écris chez toi, je vais continuer, sans doute avec sa trilogie.
SupprimerJe n'ai pas encore abordé cet auteur (je me demande pouquoi ..). Celui-ci me tente beaucoup.
RépondreSupprimerJe suis sûre qu'il te plaira, il est complexe sans être compliqué, les personnages sont vraiment marquants, et l'écriture savoureuse.
SupprimerJ'aime énormément cet auteur que je considère comme un des auteurs européens majeur et son oeuvre évolue sans perdre de ses qualités j'ai encore deux romans à lire de lui et je m'en réjouis
RépondreSupprimerJe me réjouis aussi de ce qu'il me reste à lire (c'est-à-dire à peu près tout !), j'ai été complètement séduite par son écriture et ses personnages.
SupprimerCela a l'air d'être un beau roman ! merci pour la découverte.
RépondreSupprimerJ'espère que tu le liras, il en vaut vraiment la peine.
SupprimerJe l'ai rajouté dans ma liste de mes envies. J'ai également noté de lui "Ton absence n'est que ténèbres".
SupprimerTrès bonne idée !
SupprimerJe l'ai dans ma Pal et, bien sûr, ce sera lu ! Le livre fait-il partie d'une trilogie ?
RépondreSupprimerNon, la trilogie qu'a écrit l'auteur se compose des titres suivants : Entre ciel et terre, La Tristesse des anges, et Le Cœur de l'homme. Nathalie l'a lue (c'est un auteur qu'elle affectionne particulièrement). Du coup, c'est bien de commencer avec Asta. Je suis certaine qu'il te plaira.
SupprimerLe flou temporel de la narration aurait tendance à me rebuter mais de toute évidence ça ne t'a pas gênée et ni entamé ton plaisir. Les retours sur cet auteur, et ce roman plus particulièrement, sont majoritairement positifs, si ce n'est "enflammés" chez les plus fans.
RépondreSupprimerLa structure narrative a priori "fantaisiste" n'est en effet pas gênante car on n'a aucun mal à suivre, et comme elle répond par ailleurs au sens que l'auteur veut donner à son texte, son choix semble naturellement pertinent. Je pense que ce titre te plairait, je l'ai trouvé aussi beau qu'intelligent...
SupprimerDepuis que j'ai abandonné "Entre ciel et terre" à la moitié, je suis persuadée que cet auteur n'est pas pour moi. Il faudrait peut-être que je refasse une tentative, non ?
RépondreSupprimerJe serais tentée de te répondre "oui", tant j'ai aimé cette lecture, mais n'ayant pas lu "Entre ciel et terre", je ne sais pas s'il se rapproche d'Asta... tout dépend de ce qui t'a gênée, sans doute : le style, le rythme, la construction narrative ?
SupprimerJ'ai adoré de chez adoré ce roman exceptionnel. Vraiment adoré.
RépondreSupprimerDans ce cas, nous sommes d'accord !..
SupprimerToujours pas lu cet auteur mais tu me le rends très tentant !
RépondreSupprimerC'est en ce qui me concerne une très belle découverte de début d'année (si 2023 est à l'avenant, que de plaisirs en perspective !!)..
SupprimerJ'ai adoré ce roman et de toute façon j'aime tout ce qu'écrit cet auteur ! Et oui Kathel tu devrais réessayer...
RépondreSupprimerJe n'en suis pas étonnée...
Supprimerje suis fan absolue de cet auteur
RépondreSupprimerJ'ai de mon côté l'intuition que je vais le devenir...
SupprimerSuis passée à côté de cet auteur que je n'ai su apprécier il y a quelques années, il faudrait que je réessaie mais je redoute de me planter à nouveau !
RépondreSupprimerRien ne t'oblige à persévérer si tu vois que cela ne prend pas... tu avais essayé quel titre ?
SupprimerJ'ai fouillé sur ton blog, et trouvé le titre en question (j'ai laissé un commentaire)..
SupprimerJe l'avais lu à sa sortie et j'avais aimé, si j'en crois mon billet sur mon blog. Je n'ai plus lu cet auteur depuis, un tort je crois ... Trop de tentations partout !
RépondreSupprimerAh, difficile de concrétiser toutes nos envies, il y a tant à lire... voire à relire. J'ai personnellement l'intention de poursuivre ma découverte de cet auteur, mais quant à dire quand...
SupprimerUn roman immense qui m'a laissé un souvenir incroyable. Quelle plume que celle de cet auteur! Je suis toujours heureuse quand je vois quelqu'un le lire et l'aimer.
RépondreSupprimerJe considère Stefansson comme étant un des plus grands écrivains en ce moment. Sa plume me touche énormément en raison de sa poésie et des choix narratifs. Je n'ai pas lu Astra mais je vais certainement le lire. Merci pour cette magnifique chronique.
RépondreSupprimerTon billet confirme bien à quel point la réception d'un roman peut varier de l'une à l'autre. Je vais ajouter ce lien sur T&P.
RépondreSupprimer@Tania = merci pour l'ajout du lien. Je n'ai pas relu cet auteur depuis ma découverte de ce titre, mais je m'attends à d'autres éblouissements !
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