LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Ce que l’on sème" - Regina Porter

"Chaque groupe social est hanté par son croquemitaine."

"Ce que l’on sème" est un texte remarquable de maîtrise. L’auteure, dont c’est par ailleurs le premier roman, le marque d’une empreinte singulière, de celles qui laissent un souvenir durable et ébloui.

La forme y est pour beaucoup, éparpillement narratif certes déstabilisant voire susceptible, sans l’aide précieuse qu’apporte la liste de personnages mentionnée en début d’ouvrage, de perdre complètement le lecteur, mais conférant à l’ensemble son originalité, et un rythme insolite. 

Des années 1940 aux années 2010, l’intrique fait des bonds de quelques années ou de plusieurs décennies, multiplie les allers-retours entre passé et présent, entre réalité et souvenirs, parfois hoquète, en revenant sur des épisodes déjà évoqués. De temps en temps elle se fait, enfin, miséricordieuse, en jalonnant cet étourdissant coq-à-l’âne d’échos familiers, de coïncidences fugaces, de repères qui créent un fil ténu et néanmoins rassurant, en faisant subitement apparaître sous cet aspect foutraque le soupçon d’une trame vaguement cohérente.

Elle balaie ainsi trois générations d’individus en s’affranchissant de toute linéarité chronologique, mais se défait aussi de toute contrainte spatiale, bondissant de la Californie à la Bretagne, de la côte est-américaine au Vietnam… de même, les rapports liant les multiples protagonistes ne sont pas d’emblée évidents. 

La tonalité diffère subtilement selon les personnages évoqués, la narration est tantôt à la troisième personne et tantôt à la première, avec un point commun qui cimente l’ensemble : une écriture vive et fluide qui s’émancipe des poncifs en créant des images inattendues, des dialogues percutants. Même les effets de surprise sont d’une implacable justesse.

Concernant le fond, "Ce que l’on sème" nous fait suivre deux familles, l’une noire et l’autre blanche, qui se rapprochent à l’occasion de l’union de deux de leurs membres respectifs. Ainsi posé, le synopsis semble simplissime. C’est sa dimension mouvante, et surtout éminemment digressive, qui en fait la richesse, et la complexité. Le contexte, ou plutôt LES contextes, n’ont pas besoin d’être posés, l’environnement socio-économique, culturel des protagonistes pas besoin d’être précisés. Tout cela émerge naturellement des multiples destins individuels évoqués à travers des épisodes significatifs ou générant des souvenirs qui le sont, l’intime se faisant le porte-parole des coups qu’assènent l’Histoire, des incompréhensions intergénérationnelles que nourrissent les mutations sociétales, des traumatismes ou des opportunités qu’induisent le statut social, la race, le sexe …

Ce que certains sèment suppose que d’autres en héritent : histoires fondatrices, qu’elles soient tragiques ou heureuses, références individuelles ou collectives, secrets et non-dits…, l’héritage s’enrichissant au fil des générations d’ajouts, de remises en question, de transformations. Et si tous ces legs alimentent les mythologies familiales, ils composent aussi l’esprit de la nation où elles naissent et évoluent, ici une Amérique marquée par des décennies de ségrégation raciale et une guerre dont on a préféré occulter les retentissements sur ceux qui l’ont vécue…


A LIRE.

Commentaires

  1. Le thème est très intéressant, mais je ne sais pas si je pourrais m'accommoder d'une narration aussi éclatée.

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    1. Il y a une liste des personnages en début d'ouvrage qui aide à s'y retrouver au début. La structure narrative m'a davantage plu que gênée, même si elle est au départ un peu déstabilisante..

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  2. Ce roman a l'air très riche mais le côté "chronologie non linéaire" m'inquiète un peu. Je finis souvent par me perdre dans ce genre d'affranchissement temporel

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    1. Même si on s'y perd un peu, c'est vrai, ce n'est pas gênant pour la bonne compréhension de l'ensemble. Et puis, j'ai adoré l'écriture..

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  3. Oh oui, j'avais beaucoup aimé ce roman aussi ! Je viens de constater qu'il est toujours sur mes étagères, d'ailleurs, ce qui est bon signe. https://lettresexpres.wordpress.com/2019/10/09/regina-porter-ce-que-lon-seme/

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    1. Je viens de lire ton avis, nos enthousiasmes se rejoignent, en effet. Et j'ajoute un lien vers ton billet, du coup.

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  4. C'est bien d'en reparler, je l'avais oublié. Un jour, peut -être...

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    1. Il ne faut pas hésiter, garde-lui une place dans ton futur programme de lectures, il en vaut le coup !

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  5. Ce titre a connu sur mes étagères le cas typiques des livres achetés, peut-être suite également à la note de Krol; puis les autres lui sont passés devant, et ne sachant plus ni de quoi il était question, ni pourquoi il m'avait tenté ... Il a pris la poussière. Donc, merci pour ce rafraichissement de mémoire !

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    1. Si ce billet peut permettre de les sortir du fond de quelque bibliothèque où il végète... j'en serais ravie, il le mérite !

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  6. Je l'avais noté à sa sortie, peut-être que je craquerai (oups)

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    1. Je l'espère ! Ce roman mérite que l'on craque pour lui...

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  7. Il y a bien quelque chose qui me tente mais j'ai tant à lire en ce moment !!

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  8. Repéré à sa sortie, je me souviens encore bien de cette couverture, mais pas encore lu (comme tant d'autres) (soupir).

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    1. A vrai dire, c'est le Petit bac d'Enna qui l'a fait sortir de ma pile : j'ai peu de titres qui répondent à la catégorie "VEGETAL" ! Je l'en remercie...

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  9. J'aime les histoires sur plusieurs générations qui permettent de saisir les évolutions d'une société, mais elles sont souvent classiques dans le mode narratif. Celle-ci a l'air très différente et donc particulièrement intéressante.

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    1. Et c'est ce qui fait l'originalité de ce roman. L'aspect décousu aurait pu le rendre inintéressant ou décourageant mais ce n'est pas le cas, l'écriture est savoureuse, et m'a complètement emportée.

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