LE RECAPITULATIF DE L'ACTIVITE

"Les Fous du Roi" - Robert Penn Warren

"Il se peut qu’un homme doive vendre son âme pour acquérir le pouvoir de faire le bien."

C’est un texte qui prend son temps, qui vous enroule dans ses descriptions aussi précises que percutantes, abondamment imagées.

"(…) de temps à autre une voiture surgit du halo de chaleur, fonce droit sur vous et vous croise dans un vrombissement qui vous happe comme si le Tout-puissant arrachait de ses mains un toit en zinc."

Chaque événement, chaque personnage est décortiqué, passé au crible d’un œil acéré et impitoyable.

"Avec un peu de flair, vous saviez que c'était un politicien retors avant de voir le blanc de ses yeux. Il en avait la panse -sa chemise se mouillait de sueur au-dessus de la boucle de la ceinture-, et le visage caillé et grumeleux comme une bouse de vache dans une prairie. Seulement, il était couleur pâte à biscuits et virgule quand il souriait, découvrait une rangée de dents en or."

Le lecteur est ainsi d’emblée plongé dans l’atmosphère d’un lieu, "un pays où règne le moteur à explosion, (…) où les filles portent des robes de batiste, d'organdi, de broderie anglaise, mais pas de culotte -affaire de climat-, (…) un pays dont les pinèdes ont été éradiquées pour faire place au chemin de fer, aux usines, aux entrepôts, qui ont attiré pléthore de quidams arrivés en charriots débordants de choses et de gens" et d’une époque où, entre autres, les noirs ne sont jamais désignés que comme des "nègres".

C’est le sud des Etats-Unis, dans les années trente.

Le narrateur qui nous y guide, issu par sa mère d’une riche famille sudiste, se dévoile très progressivement. Jack Burden revient, avec quelques années de recul, sur ses liens avec celui que, le plus souvent, il appelle Le Patron. Alors journaliste, il devient le bras droit de Willie Stark, témoin de l’improbable ascension de cet avocat idéaliste devenu gouverneur. L’homme débute pourtant dans la politique comme piètre candidat, accumulant les maladresses, parfois même ridicule avec son parler et ses attitudes de "bouseux". Mais il a aussi un indéniable magnétisme, un regard qui "remue les entrailles", une fermeté inébranlable, et une capacité à emporter l’adhésion par des discours mêlant simplicité et assurance. Il le dit lui-même : ce n’est pas à l’intelligence des hommes qu’il parle, mais à leurs émotions.

Jack Burden, sorte de secrétaire autant que de confident, parce qu’il n’est pourtant pas l’un de ses employés et qu’il semble dénué de toute ambition personnelle, est le seul parmi l'entourage du Patron à conserver un œil critique et une certaine indépendance d’esprit. Son association avec Stark, que son côté hâbleur, voire provocateur, et ses discours à portée sociale, décrédibilisent auprès des milieux conservateurs, est cependant très mal vue par ses proches, qui le considèrent au mieux comme un parvenu, au pire comme un escroc. Et il est vrai que progresser, au sein du milieu politique dans lequel Stark navigue, il faut bien le dire, comme un poisson dans l’eau, semble indissociable de certaines concessions à la morale, auxquelles même le plus intègre des candidats ne peut se soustraire. Les élections s’organisent à coups de secrets que l’on déterre pour faire pression sur l’adversaire et ses alliés, de pots-de-vin pour convaincre les hésitants de rejoindre tel ou tel camp…

Jack est lui-même amené, dans le cadre de ses missions, à fouiller le passé d’un homme qu’il respecte depuis l’enfance, en quête de moyens de pression.

En même temps qu’il relate le parcours de Willie Stark, il y entremêle sa propre histoire, ses questionnements intimes, ses doutes. 

Le roman de Robert Penn Warren doit sa richesse à la complexité de ce narrateur qui fait preuve d’un détachement cynique vis-à-vis de ceux qui orbitent autour du pouvoir, de leur flagornerie hypocrite, de leur mesquinerie risible, mais qui se voit peu à peu contraint de mesurer et d’accepter sa propre responsabilité dans les mécanismes qui portent Stark au pouvoir. D’une grande lucidité, affrontant sans complaisance l’examen de sa conscience, ne s’estimant pas mieux que les autres, il tente avec le recul de comprendre les motivations et les valeurs qui ont dicté ses actes d’alors. 

Les phrases longues et riches de circonvolutions alternent avec des dialogues colorés d’expressions du cru et d’une gouaille qui les rend souvent drôles, et l’ensemble tranche, en un effet de contraste fort réussi, avec la vision du monde, dénuée de tout romanesque, d’un narrateur qui doit faire le deuil d’idéaux auxquels il ignorait aspirer…

"L'homme est conçu dans le péché, il vient au monde dans la corruption, et passe de la puanteur des langes à la pestilence du linceul."


Petit Bac 2023, catégorie GROS MOT




Commentaires

  1. Un livre pas très récent, j'ai vérifié, mais qui m'a l'air à connaître

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    1. Je crois même qu'il est presque considéré comme un classique de littérature américaine, mais qu'il a subi l'ombre de Faulkner : un grand écrivain "sudiste" avait déjà pris la place !

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  2. J'ai un autre de ses livres depuis une éternité. Il faut vraiment que je le lise.

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    1. Je crois d'ailleurs qu'un autre de ses titres vient d'être rééditée, je l'ai vu mis en évidence sur les étals de librairie. Il est certain en tous cas que je le relirai..

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  3. Résumé d'une vie assez sinistre en fin de billet ! J'ai trop à lire pour rajouter celui-là, tant pis.

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    1. Je comprends... d'autant plus qu'il est assez long à lire.

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  4. C'est captivant (et déprimant à la fois) ces histoires de pouvoirs, les sacrifices et les compromissions que les Hommes sont prêts à accepter pour l'obtenir puis pour s'y cramponner.

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    1. C'est sûr. Mais le plus intéressant ici, c'est le questionnement du narrateur sur son propre positionnement face à ces compromissions.

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  5. j'ai lu pas mal de romans déprimants en ce moment je crois que je vais laisser passer celui-ci

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    1. S'il ne te tente pas, il ne faut en effet pas insister, car il est dense...

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